Chapitre II. Dans un autre monde. 1/2

9 minutes de lecture

« Je peux être tout, long, court, sombre, lumineux, beau, immonde, effrayant, féerique, prophétique… Il arrive que l'on m'oublie, ou l'on me remémore, je parcours les esprits, habituellement la nuit. Qui suis-je ? »

 Ce fut d’abord, le chatouillement de l’herbe sur sa joue qui la fit émerger de son sommeil, puis les rayons du soleil finirent par réellement la réveiller. Allongée sur un sol froid et dur, Aliénor s’appuya sur son avant-bras, et scruta les alentours. Les fesses confortablement installées par terre, elle commença à chercher des points de repère. Retrouver les menhirs ne devrait pas prendre beaucoup de temps. Après tout, ils ne passaient pas vraiment inaperçus.

 Elle tourna la tête de gauche à droite, contorsionnant son buste pour regarder derrière elle. Plus rien n’était comme avant. Les menhirs, où étaient passés les menhirs. Et la colline n’était plus là non plus, Aliénor se trouvait maintenant dans une clairière plate. Les arbres aussi, avaient une allure différente, et l’herbe était à présent parsemée d’une multitude de fleurs.

 Quant aux bruits de la forêt, ils étaient maintenant associés à ceux de la clairière. Le bourdonnement des insectes pollinisateurs se rajoutait à l’orchestre mélodieux du chant des oiseaux. Et puis il y avait l’odeur. Le parfum que dégageait ce champ sentait comme dans la boutique de fleurs de sa mère.

 À la pensée de sa mère, Aliénor versa de nouveau des larmes. Ses parents lui manquaient, pourquoi n’étaient-ils toujours pas là. Quand est-ce qu’ils allaient venir la chercher. Que devait-elle faire ? Son père lui avait toujours dit que si un jour elle se perdait, elle devait revenir dans un lieu qu’ils connaissaient tous. Elle devait donc commencer par chercher le chemin pour rentrer à leur maison. Prenant son courage à deux mains, elle se mit sur ses deux pieds. Une fois debout, elle prit un bout de son écharpe et la passa sur son visage pour essuyer l’eau salée qui avait coulé de ses yeux. Leur intimant l’ordre de rester courageux et de ne plus pleurer.

 Elle fit un pas, puis un autre, sans lâcher le soleil des yeux, seul point auquel elle pouvait se raccrocher, et continua d’avancer dans sa direction. D’une démarche assurée, Aliénor se remémora la nuit la plus bizarre de sa petite vie d’enfant. Si elle se souvenait bien, Heaven avait dit que pour la revoir, elle devait bien se concentrer et ensuite l’appeler. Mais se concentrer sur quoi au juste, sur son prénom, sur son visage, sur la sensation de leurs mains conjointe, ou bien sur tout ça à la fois. Elle ne pouvait qu’identifier seule la solution. Elle commença à imaginer sa forme vaporeuse, puis les traits du visage d’Heaven, ses longs cheveux, sa voix, son sourire. Puis une fois sûre de l’image de la dame, Aliénor chuchota son nom.

_ Heaven.

 Pas de réponse, pas de forme vaporeuse, aucune trace d’elle. Alors Aliénor se concentra sur chaque lettre, sur chaque syllabe du prénom, et le chuchota de nouveau. Mais là encore, aucune réponse. Il ne lui restait plus que le toucher. Alors elle utilisa sa mémoire, et repensa à la sensation de leurs mains posées l’une sur l’autre. De cette réflexion qu’elle s'était faite de ne pas passer au travers des mains immatérielles. De la chaleur qu’elle avait ressentie à leur contact. Et pour la troisième fois, elle chuchota le prénom qu’elle avait choisi ensemble. Mais pour la troisième fois, il ne se passa toujours rien.

 Découragée par les résultats qu’elle avait obtenus, elle cessa de faire appel à Heaven. Suivant le conseil de son grand-père, quand elle bloquait sur un problème, elle remit à plus tard sa réflexion. Elle reprit donc son chemin droit vers le soleil.

 Au fur et à mesure que ses pieds foulaient le sol terreux, les ombres de la forêt commençaient à s’approcher de plus en plus d’elle. Le soleil entamait déjà sa descente vertigineuse pour aller se coucher. Pourtant, pour Aliénor, cela ne faisait que depuis quelques heures qu’elle était réveillée. Elle s’arrêta de marcher droit devant, et se mit à la recherche d’un endroit où elle pourrait passer la nuit tranquillement.

 Avec la tombée de la nuit, le paysage changea. La forêt, qui jusque-là n’impressionnait en rien Aliénor, se mit à enfiler un long manteau noir qui lui donnait un air inquiétant. L’ombre des arbres qui bordaient la clairière, prit la forme de longs doigts crochus, et ne cessèrent de se rallonger pour engloutir toute la clairière. À la vue de ces doigts griffus, qui s’avançaient vers elle, il n’était plus question de trouver un endroit pour passer la nuit, mais plutôt de trouver une bonne cachette et d’y rester jusqu’au lever du soleil. Mais dans cette étendue d’herbes et de fleurs, il n’y avait aucun endroit pour leur échapper. La peur la gagna et, bientôt, ses petites jambes commencèrent à courir pour s’éloigner le plus loin possible de cet endroit.

 L’enfant ne put s’empêcher de regarder par-dessus son épaule, pour voir si elle était toujours poursuivie par les ombres. Mais à cause de cette inquiétude, elle s’emmêla les pieds et tomba au sol. À quatre pattes, par terre, ses mains et ses genoux lui envoyaient des éclairs de douleurs. Aliénor eut à peine le temps de souffler sur ses mains, que déjà un premier doigt crochu lui effleura la cheville gauche.

 De cette caresse, un froid et un malaise la saisirent. Elle rabattit ses jambes contre son buste, et rapidement elle se recroquevilla sur elle-même. Ses bras vinrent entourer ses jambes, elle frotta vigoureusement l’endroit où l’ombre l’avait frôlé. À force de frotter énergiquement son pied, la sensation de froid disparut, mais le malaise, lui, resta. Les ombres autour d’elle continuèrent à gagner du terrain, alors qu’elle demeurait-là prostrée sur le sol inconfortable.

 Les larmes voulurent de nouveau entamer une descente vertigineuse sur ses joues, mais elle les refoula. Elle ne devait plus pleurer. Quelques semaines avant son anniversaire, son grand-père lui avait appris une méthode pour être toujours courageuse. Alors Aliénor ferma les yeux, chassa la tristesse loin dans son esprit, et pensa à des souvenirs joyeux. Le premier qui lui vint fut simple, mais rempli d’amour, un simple dîner entourée de toute sa famille pour l’anniversaire de mariage de son papi et de sa mamie le mois précédent. Pour le suivant, ce fut une farce réalisée avec ses deux petites sœurs Emy et Clara. Et pour finir, la dégustation d’un délicieux gâteau aux myrtilles avec sa mamie lui redonna le courage de rouvrir les yeux sur le monde qui l’entourait.

 À l’ouverture de sa première paupière, un petit point blanc, virevoltant dans les airs, se faufila dans son champ de vision. Puis à l’ouverture de la seconde paupière, ce fut une multitude de points blancs qui l'envahissent d’émerveillement. Les lucioles ! Les lucioles étaient de retour. Aliénor ne cessa de fixer l’une d’entre elles, général de son armée, elle virevolta tout autour d’Aliénor pour ensuite se poser sur son genou toujours plié. La petite fille continua à les regarder l’entourer de leurs douces lumières et chasser les ombres effrayantes. Aliénor souriait à pleines dents se sentant en sécurité dans ce dôme de lumière familier.

 Mais les ombres ne furent pas d'accord avec l’intervention soudaine de ses petits êtres. Elles redoublèrent d'efforts pour percer la carapace de lumière. À chaque assaut, des lucioles tombaient, privées de leur souffle de vie. Mais inlassablement elles étaient remplacées par d’autres, ne brisant ainsi jamais la bulle de protection. Le regard toujours fixé sur sa petite gardienne posée sur son genou, Aliénor ne vit pas le combat mené autour d’elle.

~

 Le temps est une chose bien mystérieuse. Car si l’envie lui prend de filer à une vitesse folle, il peut, par moments, faire ressentir à celui qui le subit, une impression de lenteurs inimaginable. Pour la petite Aliénor, le temps ne comptait pas, pour la simple et bonne raison qu’elle n’y faisait pas attention. Sa seule préoccupation était d’admirer sa petite gardienne perchée sur son genou. Alors quand un rayon de soleil vint lui chatouiller la joue, elle fut surprise, une fois de plus, de ne pas avoir vu le temps passer.

 Offrant son visage à la douce lueur du jour, Aliénor garda son sourire. Autour d’elle virevoltaient toujours ses petites guerrières courageuses. Le soleil ne les avait pas fait disparaître. Faisant passer sa protectrice, qui semblait être le chef de toutes les autres lucioles, de son genou à sa main, Aliénor se leva doucement.

 Rassurée par la présence des petits insectes lumineux, l’enfant osa regarder tout autour d’elle. L’air qu’elle avait retenue, emprisonnée dans ses poumons, pendant son inspection fut enfin libéré. Plus aucun danger ne la guettait. Se mettant de nouveau en marche, et toujours bien entourée, Aliénor continua son chemin.

 Le temps, toujours aussi imprévisible, continua de jouer avec les astres stellaires et les fit défiler l’un après l’autre dans le ciel. Avec le soleil, il y avait constamment la tiédeur de ses rayons et la certitude que les ombres ne s'approchaient pas d’elles. Mais quand c’était au tour de la lune de se lever, l’atmosphère changeait de nouveau, et les doigts crochus revenaient à la charge. Et pendant ces moments-là les lucioles l’entouraient et la protégeaient tout comme elles l’avaient fait la première nuit.

 Au quatrième zénith, après son arrivée dans cette forêt étrange où il manquait une colline avec des menhirs, Aliénor ne put retenir un cri de victoire. Au loin, deux silhouettes se distinguaient dans l’immensité du décor. Et avec de la chance, ces personnes étaient là pour la retrouver et la ramener auprès de ses parents. Ne pouvant plus retenir son excitation, Aliénor se mit à courir le plus vite possible en direction de ses deux sauveteurs présumés.

~

 Dos au soleil levant, une grande silhouette accompagnée d’une plus petite avançaient avec lenteur. Tout en observant les alentours, une conversation avait pris place entre eux. En désignant l’horizon, la silhouette plus petite, qui avait les traits d’un enfant, ne put s’empêcher de poser une nouvelle fois sa question favorite du moment.

_ Dites Heaven, vous êtes sûr qu’on est au bon endroit ? Il semblait assez pessimiste quant à la direction à prendre.

_ Oui, j’en suis sûr. Une pointe d’irritation se faisait entendre dans la voix de la dame.

_ Mais comment pouvez-vous l’être. Tout se ressemble ici. Regarder, à droite des arbres devant nous des fleurs. Et oh, surprise à gauche encore des arbres et derrière encore des fleurs. Et cela depuis des lustres. M’avoir imposé ce voyage ne vous suffisait pas. Non, il faut en plus que l’on marche indéfiniment. Quand est-ce qu’on arrive bon sang ?

_ Dis-moi mon garçon, c’est une habitude chez tous les enfants de poser toujours des questions ? Entre toi et Aliénor, je commence vraiment à le croire. Et j'ai le sentiment que la patience n’est pas votre fort non plus, mais par chance nous avons ça en commun.

_ C’est qui Aliénor au juste ? Est-elle la raison pour laquelle vous m’avez fait venir ici ? Mettant ses deux mains devant sa bouche, le jeune garçon cachait difficilement son sourire. Oups, ce sont encore des questions.

_ Tu peux retirer tes mains, je vois ton sourire petit bonhomme. Les coins des lèvres d’Heaven s'étiraient eux aussi pour dévoiler ses dents. Aliénor, c’est une petite fille pleine de questions et qui en pose tout le temps. Qui est perdue et que l’on doit absolument retrouver, avant qu’il ne lui arrive quoi que ce soit.

_ Mon professeur dit qu’il n’y a qu'en posant des questions qu’on apprend de nouvelles choses. Et qu’il ne faut pas s’empêcher de le faire. Elle doit savoir beaucoup de choses alors. Pourquoi est-elle perdue ? C’est parce que vous l’avez mal surveillée ?

_ Je ne l’ai pas mal surveillée, nous avons été séparées, encore une fois. Et puis pourquoi dois-je me justifier devant un enfant moi au juste. Bon, fini les questions pour l’instant et ouvrons l’œil, elle ne doit pas être très loin.

 Devant l’air déterminé d’Heaven, le jeune garçon n’osa pas répliquer, mais pour quand même montrer son mécontentement, il fit la moue. Lui qui n’avait pas pour habitude de se taire, il dut se résigner à garder les lèvres serrées.

 Au moment où le soleil atteignait son point le plus haut dans le ciel, les deux explorateurs aperçurent un point, au loin, se rapprochant à toute vitesse. Ne distinguant au départ qu’une forme indistincte, elle se transforma petit à petit en une petite fille lancée dans une course à en perdre haleine.

_ Heaven ce ne serait pas elle, la Aliénor qui pose plein de questions ? L’index pointant droit devant lui désignait la fillette. Le garçonnet arborait un large sourire, le même sourire que pourrait arborer un pirate devant un trésor découvert sur une île déserte.

_ Effectivement Jonas, c’est bien elle. Soulagée d’avoir enfin retrouvé sa protégée Heaven lâcha un long soupir.

Annotations

Vous aimez lire Ombrume ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0