II. Impossible

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 Un étrange et superbe panorama se déployait devant les deux voyageurs. Au premier plan devant eux, juste après le pont, on voyait la petite ville de Tejat aux murs blancs sous un soleil qui jaillissait renouvelé. Des allées et venues animaient ces petites rues. Au-delà s'étendait une vaste campagne verdoyante, constellée de lacs, de forêts, de collines et de chemins. Au loin, légèrement vers le Méridional, se dressait l'imposante cité de Kimkaf, étendue sur la plaine. La silhouette lointaine des nuages bleuissait au-dessus de l'horizon. Les lambeaux de nuées remontaient, fuyaient presque vers les hauteurs des arbres et s'y accrochaient désespérément, mais le soleil n'allait pas tarder à les dissoudre. Jal s'arrêta un instant, mais Phakt heurta son dos et le messager se remit en marche, un sourire satisfait sur les lèvres. C'était précisément pour cela qu'il avait choisi ce métier.

  • Magnifique image et paysage qui abreuve de splendeur nos âmes assoiffées par l'espoir de toucher à quelque chose d'impérissable ! s'exalta Mélo.
  • Exactement, sourit Jal.
  • Ne croyez pas que l'espièglerie de votre propos m'échappe...
  • Ne vous offensez pas, cher troubadour. J'apprécie votre volubilité. Descendons. Il est temps de trouver de quoi nous sustenter durablement et Tejat pourra sans doute y pourvoir.
  • J'adhère sans réserve !

 Après un petit repas revigorant, Jal se sentit nettement mieux. L'estomac l'avait toujours gouverné. Son nouveau camarade d'aventures, ce paysage et maintenant cet excellent repas effaçaient peu à peu le malaise de son cauchemar ; mais lui succédait l'angoisse exsudée par Kimkaf. Cette cité, surnommée la Cité des Voleurs, abritait également l'épicentre de l'organisation que l'on nommait la Chape, qui lui en avait déjà fait voir de dures lors de son concours à Lonn. Il leur avait échappé plusieurs fois d'extrême justesse. Et voilà qu'il se jetait droit dans la gueule du loup ! Sans cette fois ses précieux amis pour l'aider ! Pouvait-il compter sur Mélo ? Le troubadour ne lui inspirait que de la sympathie, mais il ne serait sans doute pas prêt à le défendre contre la Chape entière. D'ailleurs savait-il seulement se battre ? Pourquoi se rendait-il à Kimkaf ? La curiosité infernale de Jal se déchaînait dans son crâne et il ne tarda pas à poser carrément la question :

  • Pourquoi allez-vous à Kimkaf, exactement, Mélo ? Vous reconnaissez prendre un risque, vous devez bien avoir une raison...
  • J'aime le risque ! Mais l'objectif que je vous ai confié ne comprend rien ni d'urgent ni d'absolu. J'ai choisi Kimkaf comme la grande ville la plus géographiquement accessible pour renflouer ma bourse et m'élire une nouvelle destination. D'ailleurs, je resterai volontiers quelques temps dans ce village qui fait bonne chère et où l'on loue ma faconde musicale.
  • Je regrette, je vais devoir continuer. Mon message est urgent.
  • Je me plie à l'imperium de votre mission, soupira l'Impossible en repoussant son assiette, mais vous complairait-il au moins de patienter le temps pour moi d'interpréter une bluette ou deux, histoire de compenser par les aumônes des passants ébaubis le vide à ma ceinture ?
  • Bien sûr, si vous voulez. Je serai ravi de vous entendre.

 Il hocha la tête, agitant la plume de son petit chapeau coloré, et se leva en détachant de son dos une sorte de luth. Jal jeta quelques pièces sur la table et pressa le pas pour le suivre.

 Mélodrille se piéta au centre de la bourgade, près de la route principale, et effectua quelques essais des cordes de son luth, puis plaça quelques accords sonores destinés à attirer l'attention des passants. Quelques têtes se tournèrent, et à mesure qu'il jouait, le groupe s'amoncela autour de lui. Jal s'assit à quelques pas et posa son chapeau sur ses genoux, curieux et attentif. Lorsque le public lui parut suffisamment important, Mélo l'Impossible commença à chanter.

  • Oyez la tant belle et tant triste histoire

De Dame Hélène et de messire Grégoire !


La demoiselle chantait d'une voix divine

Auprès d'une rivière tout autant cristalline

Lorsque le magnifique seigneur du lieu

Grégoire le brave, Grégoire le preux,

Ce jour-là de retour d'un voyage fort long

Passa et entendit sa si jolie chanson.


Oyez la tant belle et tant triste histoire

De Dame Hélène et de messire Grégoire !


Il approcha et vit son mystérieux visage

Elle parla de choses si belles et si sages

Que Grégoire ébloui voulut rester près d'elle

Et demanda en mariage la demoiselle...

 Jal détourna son regard et revint à sa mission. Si l'on voyait la cité des Voleurs dans le lointain, il lui restait plusieurs jours de marche pour l'atteindre. Et Mélodrille, en dépit de toute la sympathie qu'il lui attirait, risquait de le ralentir. Son allure à pied ne pouvait rivaliser avec le rythme de son ordimpe. Peut-être accepterait-il de monter en croupe, l'imposant Phakt paraissant le tolérer sans mal ? La chanson s'acheva et Jal regarda avec amusement le troubadour saluer avec affectation et tendre son curieux chapeau pour recevoir son paiement. Mélo rejoignit son nouveau compagnon de route.

  • Si l'honneur se trouve quelque peu malmené par cet emploi vulgaire que je lui fais subir, ma bourse, elle, apprécie de prendre ses aises ! Lorsqu'on voyage en des contrées plus barbares qu'à l'accoutumée, il serait malséant de montrer de trop grandes délicatesses dans le choix du public. Y allons-nous ?
  • Certainement, je vous attendais.

 Le messager se leva et alla détacher sa monture.

  • Mélo, sauriez-vous monter sur Phakt ?

Mélodrille secoua la tête avec un sourire.

  • Ma foi, je ne vois rien qui m'en empêche !

 Malgré le léger inconfort découlant de la cohabitation avec le paquetage du messager, le trajet se déroula sans souci. Phakt ne faiblit pas, fidèle à la réputation des ordimpes auclaires du royaume de Lonn. Jal se posait des questions à propos de son récent coéquipier. Avait-il rêvé ce matin, lorsque la brume s'était écartée sur un mouvement du troubadour ? Avait-il fait se lever la brume ? Cela paraissait impossible...

Il est l'Impossible, songea Jal en jetant un œil à la dérobée au troubadour, qui sifflotait l'air de sa ballade. Avait-il, en voyageur expérimenté, deviné à certains signes que la brume allait se dissiper pour donner de l'effet à ses paroles ? Était-ce de la magie ?

  • Mélodrille ?
  • Oui, fier camarade ?
  • Ce matin, vous avez dissipé la brume ? Volontairement ?

 Le troubadour laissa couler un sourire sibyllin.

  • Impossible, n'est-ce pas ?

 Jal comprit et étira lui aussi un large sourire.

  • Impossible.

 Le soir tombait en face d'eux, derrière les hauts murs de Kimkaf et les lointaines collines. Mélo commençait à s'inquiéter de leur logement. Jal ignorait si le Code l'autorisait à faire profiter un camarade de son privilège de messager, et pas question de risquer la marque d'infamie pour le savoir. Il n'était pas non plus volontaire pour une autre nuit dehors. Il chercha du regard une éventuelle solution. Pas de village aux alentours. Seules les hautes tours d'un castel à demi délabré surplombaient le coteau où ils se trouvaient.

 Jal infléchit le pas de sa monture vers la silhouette sombre là-haut.

 Lorsque Phakt s'arrêta de son propre chef devant le large porche à demi effondré, Mélodrille sauta le premier au sol.

  • Je vais aller m'informer sur l'éventuel habitant de cet étrange logis. Il serait discourtois de nous introduire dans cette demeure, toute croulante qu'elle soit, sans requérir la permission de son propriétaire. Ne bougez d'ici et patientez quelques temps.

 Il rajusta son instrument, releva le bord de son chapeau et de sa démarche emphatique, alla se camper au milieu de la cour.

  • Holà, nobles habitants de ce château ! Montrez-vous, je vous prie, et accordez le gîte pour cette nuit aux deux voyageurs que nous sommes !

 Nul ne bougea dans le château. Mélodrille se retourna vers l'entrée.

  • Je crois que nul ne vit en ce mélancolique séjour. Laissez donc ici votre fier destrier et tâchons d'explorer cette bâtisse afin d'y découvrir une loge propre à nous accueillir.

Le jeune Ranedaminien acquiesça, mit pied à terre et conduisit Phakt à l'intérieur de la cour. Tout compte fait, cet endroit était moins délabré qu'il ne le paraissait. Tous les ornements avaient disparu, certes, mais les vitres intactes dans leur réseau de plomb s'enchâssaient dans une façade élimée mais droite et les tours, bien que leurs créneaux s'édentent, se dressaient toujours solides sur leurs fondations. Jal avisa un anneau planté dans le mortier et y conduisit Phakt.

 Mélo ouvrit la première porte qu'il trouva. Elle n'était pas fermée et pivota avec un grincement semblable à un bâillement. Son camarade de route s'approcha, la main sur son épée. Aucun danger visible. Le vestibule qui s'ouvrait devant eux ne ressemblait pas à celui d'une ruine. Un air froid et plein d'humidité s'en échappait, mais sans aucune odeur, et pas la moindre poussière ne souillait les dalles de pierre fraîche. Il n'y avait pas de lumière et malgré tout cela, l'endroit semblait bien abandonné.

Mélodrille se frotta les mains.

  • Parfait ! Voudriez-vous bien, messire messager, explorer ces lieux dans l'espoir de découvrir ce qui ressemblerait à une chambre ou du moins un coin confortable, tandis que je me chargerai d'allumer un feu revigorant dès que j'aurai trouvé un âtre ?
  • Pas de problème, excellente idée. Je risque de rester longtemps, mais ne vous inquiétez pas. Et, Mélo...
  • Oui ?
  • Appelez-moi Jal.

 Le jeune messager pénétra dans la demeure, aux aguets. La fonction de ce lieu n'était pas claire. Entretenu mais inhabité ? Délabré mais solide ? Il ne savait qu'en penser. Il trouva plusieurs portes dans le couloir et ne put s'empêcher de les ouvrir, mais ne jeta derrière qu'un coup d’œil rapide. Il cherchait un escalier. Mais sa curiosité avait mis chaque seconde à profit pour observer et remarquer la sobre correction de chaque pièce. L'air du dehors se raréfia et le courant d'air froid déjà remarqué l'enveloppa et s'éleva autour de ses chevilles. Il enfonça son chapeau et blottit ses mains sous sa cape. A proximité de Valte. On n'est jamais trop prudent.

 Un étroit escalier en colimaçon se découvrit enfin au détour d'un angle. Jal en observa la cime et s'y engagea avec un frisson d'exaltation. Les plus beaux secrets se trouvaient toujours en haut...

 Il trouva quelques chambres, pauvres mais toujours bien tenues, et l'impression ambiguë que lui faisait ce lieu s'accrut. On aurait dit une de ces résidences laissées en héritage à un jeune propriétaire qui préférait vivre en ville dans les cours nobles que de venir s'enterrer ici, mais qui la conservait en état en attendant d'en avoir besoin. Il renonça d'abord à ces chambres qui ne lui appartenaient pas, mais au bout de la troisième, finit par admettre qu'il n'y aurait personne d'autre pour en profiter. Il jeta donc son sac sur un grand lit à couverture de jute et redescendit l'annoncer à Mélo. Il le trouva agenouillé devant une cheminée encore froide, soufflant sur quelques brindilles et fragments d'écorces ou dansait une minuscule flammèche. Quelques bûches attendaient, posées à proximité. La pièce avait dû être un riche salon dans l'ancien temps, mais plus aucune tenture ne réchauffait les murs et son ameublement se résumait à une chaise de paille rangée entre l'âtre et la fenêtre.

  • Cette maison ne me plaît pas. J'ai l'impression de déranger un fantôme, lâcha Jal en s'approchant.
  • Il ne s'agit nullement d'un fantôme, souffla la troubadour. J'ai trouvé des cendres dans l'âtre.

 Ils se regardèrent avec une confuse inquiétude.

 Jal retourna chercher quelques provisions dans les sacoches que portait Phakt et retourna dans la salle. Mélo avait également trouvé quelques réserves, du pain et du fromage, quelques saucisses, un morceau de jambon et du miel. Ils se rassemblèrent près du feu d'autant plus réconfortant que le soir tombait lourdement dehors. La joyeuse flambée de Mélodrille consomma rapidement les bûches stockées sur place. Jal soupira, posa son morceau de pain et referma sa cape avant de sortir.

 L'air de plus en plus froid soufflait, l'entourait, se resserrait autour de lui. Jal leva les yeux, mais les nuages lui cachaient les lunes. Il chercha des yeux la réserve de bois, ne vit rien. Il hésita à se diriger vers l'extérieur pour en trouver dans le bois, mais renonça devant la gueule noire du porche. Une petite remise attira son regard et il s'y dirigea, mais en heurta le seuil, trébucha, entra. Il y avait là, enfin, une lampe. Il décida de dépenser un tout petit peu de magie pour l'allumer. Il compenserait cette fatigue par la bonne nuit qui allait suivre. La paume de la main dirigée sur la mèche, il se concentra, appela sa magie au prix de ses veines. Une étincelle suffit, il cessa aussitôt et s'appuya au chambranle de la porte pour compenser la faiblesse de ses jambes. Il reprit son souffle un instant et leva la lampe. La pièce se révéla plus grande qu'il ne le croyait, peut-être d'anciennes écuries. Il passa devant les stalles toutes vides, à l'exception de l'une d'elles, plus sèche peut-être, qui servait effectivement de réserve à bois. Jal posa sa lampe sur le tas et se baissa. Une voix l'arrêta.

  • Vous êtes chez moi.

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