III. Légendes, première partie

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 La voix, méfiante et calmement réprobatrice, venait de la porte derrière lui. Une voix masculine et un peu âgée. Le messager ne bougea pas.

  • Navré, seigneur...
  • Qui êtes-vous ?
  • Je vous en prie...
  • N'ayez pas peur.

 Jal se redressa.

  • Je suis messager. Mon nom est Jal Dernéant. Ne faites pas de mal à mon compagnon dans la grande salle. Nous cherchions seulement un gîte pour la nuit et cette demeure nous a paru inhabitée. Je suis navré...

 Comme son interlocuteur ne répondait pas, le Ranedaminien se retourna. L'homme, âgé, se tenait pourtant droit. Son visage ridé à l'expression sévère le fixait. Ses vêtements simples et usés trahissaient la même sobriété ordonnée que les chambres qu'il avait visitée. Son regard s'adoucit lorsqu'il trouva l'écusson de messager attaché au pourpoint de Jal.

  • Allons, venez. Je ne vous en veux pas. J'étais absent. Mais ma demeure est assez grande pour vous offrir l'hospitalité.

 Jal prit quelques bûches, récupéra la lampe et suivit d'un pas pressé la grande foulée du propriétaire. L'homme s'appuyait sur un bâton qui parut familier à Jal, il ne saurait dire pourquoi. Il ouvrit largement la porte, qui claqua violemment, et trouva aussitôt la pièce ou se tenait Mélodrille. Celui-ci bondit sur ses pieds, jeta un regard alarmé à Jal, puis salua d'un geste ample en soulevant son chapeau.

  • Vous êtes l'habitant de ce séjour altier ? Je m'incline et présente à votre Seigneurie mes plus humbles excuses pour notre intrusion qui doit vous paraître bien grossière. Nous étions errants à proximité et cherchions un quelconque abri. Votre absence nous a induit en erreur à propos de ce logis esseulé.

 L'homme sourit pour la première fois, d'une façon presque malicieuse. La façon de parler du troubadour détendait l'atmosphère.

  • Je vous pardonne, jeune homme. Et votre nom ?...
  • Mélodrille, troubadour ambulant, pour vous servir.
  • Messire Mélodrille, messager Jal, vous pouvez rester pour cette nuit. Un peu de compagnie ne me déplaît pas.
  • Quel est votre nom, seigneur ?
  • Wenceslas Irinor.

 Jal sourit.

  • Enchanté ! Joignez-vous à notre repas, seigneur Irinor !
  • Avec plaisir.

 Il tira à lui la chaise de paille, laissa tomber sa canne et tendit ses mains vers le feu. Mélodrille se rassit et lui tendit une saucisse chaude enroulée dans du pain.

  • Bon appétit, messeigneurs !

 Jal restait immobile ; il observait ce bâton qui éveillait en lui une étrange reconnaissance. Ce motif incrusté dans le bois peut-être ? Il s'approcha et saisit la canne. Wenceslas l'observait attentivement. Pas d'erreur : en bronze, serti dans le bois blanc, il reconnut la plume et l'épée croisées.

  • Vous êtes un ancien messager !

 Il chercha la marque d'infamie sur les poignets de son hôte, en vain.

  • Depuis quand avez-vous quitté l'ordre ?

 Aussitôt, il se rétracta en baissant les yeux.

  • Désolé ! Ma curiosité me fait honte...

 Le seigneur étouffa un rire.

  • Ne vous excusez pas ! La curiosité est un noble défaut, parfois plus respectable que de vulgaires qualités. Je vais donc vous répondre.

 Il soupira.

  • Je suis devenu trop vieux pour voyager et j'ai demandé au roi de me relever de mes fonctions voilà plusieurs années. Je suis donc rentré vivre dans mon domaine, ce château, Judiaphe. Il avait été laissé à l'abandon, car mon neveu qui en avait hérité n'en voulait pas et le laissa péricliter. Il fut ravi de me le restituer. Je vis donc ici, seul, dans ces terres abandonnées, avec le peu qu'il me reste, depuis environ sept ans. Mais à mon tour, je vous vois messager malgré votre fort jeune âge...
  • C'est de bonne guerre ! rit Jal. J'ai 17 ans. Je viens juste d'être reçu au concours, la fête des messagers à eu lieu il y a une semaine. C'est ma première mission... Je vais à Kimkaf. Vous connaissez cette ville ?

 Le seigneur Irinor frissonna visiblement.

  • Sûr ! Il s'agit de la capitale de la Chape ! J'espère que vous êtes prêt à les affronter. La cité fera peser sur vous nombre de dangers. Il faudra être alerte, attentif, méfiant, habile, clairvoyant, discret. Et cachez votre écusson. Partout ailleurs, il sert de protection. A Kimkaf, il fait de vous une cible. Méfiez-vous de tout le monde. Ne dites jamais que vous êtes messager et gardez votre épée à portée de main en permanence. D'ailleurs, n'avez-vous pas une autre arme ? Quelque chose de plus discret, de moins conventionnel ?

 Jal secoua la tête. Valte lui avait toujours suffi. Et il ne possédait même pas assez de magie pour repousser un ennemi sans tomber aussitôt évanoui... Il commençait à réaliser le risque qu'il avait pris en acceptant ce message. Mais il n'avait pas le choix : le Code du messager donnait des directives claires à ce sujet. Quelle déveine de tomber sur Kimkaf en premier !

  • Non.
  • Une pratique efficace de la magie alors ?

 Il secoua la tête. Encore un secret à garder coûte que coûte.

  • Pas assez.

 Wenceslas fronça les sourcils.

  • C'est pourtant une aptitude vérifiée lors du concours ! Comment avez-vous pu être nommé ?

 Jal afficha visage de pierre.

  • Décision de l'assemblée des mages pour circonstances extraordinaires.

 Le vieux seigneur pinça les lèvres et n'insista pas. Mélo fixait au contraire son compagnon très curieusement.

  • Tenez.

 Wenceslas lui tendait une sorte de petite dague au bout recourbé, rangée dans un fourreau qui paraissait oriental. Une lame qadi ?

  • Qu'est-ce ?
  • Une dague du désert. Tenez.

 Jal, perplexe, contempla le manche dirigé vers lui.

  • Et ?
  • Je vous la prête. Vous repasserez par ici pour me la rendre sitôt votre mission terminée. D'accord ?

 La fierté de Jal se révolta. Devoir la vie à ce seigneur, alors même qu'il avait Valte ? Il repoussa la lame.

  • Non merci. Je me débrouillerai seul.

 Étonnamment, Wenceslas éclata de rire.

  • On jurerait un elfe ! Votre orgueil n'a pas à en souffrir, puisque vous me la rendrez ! Voudriez-vous que je ne me soucie pas de votre survie ?

 Jal garda son air buté. Il ne voulait pas de ce cadeau.

  • Considérez que je vous demande une faveur : m'épargner la culpabilité d'avoir laissé partir un invité en danger. Acceptez ce prêt, je vous en prie.

 Jal soupira, hésita, fixa la dague... ce serait trop facile d'accepter maintenant. Il trouverait bien autre chose. Son orgueil se dressa en mur derrière lui et le fortifia sur ses appuis.

  • Non, vraiment. Ça ira !
  • Vous allez me vexer !
  • Vous aussi ! Vous croyez vraiment que je ne suis pas capable de me défendre sans votre dague ?
  • Mais quel entêté !

 Il s'adressa à Mélodrille, qui assistait à la scène avec amusement.

  • Voulez-vous convaincre votre ami, messire troubadour ?
  • Je crains de ne disposer d'aucun argument plus convaincant que ceux énoncés par votre Seigneurie. Notre rencontre ne date que que l'aube dernière et je ne peux décemment m'immiscer dans sa décision, mais j'ai d'ores et déjà compris qu'il ne tiendra pas compte de mon avis. Ce jeune homme affiche une indépendance d'esprit peu commune.
  • Mélodrille ! Nous ne nous connaissons que depuis ce matin mais cela n'empêche pas que vous êtes à présent mon compagnon de route ! D'autant que je devine chez vous une expérience du voyage plus longue que la mienne. Votre avis est précieux.
  • Alors je crois que vous devriez prendre cette dague. Votre vie pourrait en dépendre. Et vous allez la restituer. Votre fierté pourrait se satisfaire de la concession que l'aimable seigneur Irinor vous offre.

 Jal passa outre et saisit le manche. Il s'adapta aussitôt à sa main comme s'il s'y était toujours trouvé.

  • Je vous propose alors un échange de bons procédés : je ravale ma fierté mais vous satisfaites ma curiosité : comment une lame d'origine qadi a-t-elle pu entrer en votre possession ?

 Wenceslas reprit un morceau de pain, y étala généreusement du miel et se renfonça dans son fauteuil.

  • Volontiers. Voyez-vous, en tant que messager, j'ai été amené à traverser le désert Qadi et j'y suis resté relativement longtemps. Je me suis imprégné de leur mode de vie. Vous vous doutez que cette dague n'est pas de celles qu'on acquiert dans une tente de marchand ambulant...

 Jal caressa le fourreau, le saisit avec détermination et le fit glisser. Il céda dans un chuintement feutré, très différent du son cristallin d'une épée. Ce son-là était doux, souple, presque inaudible, fluide comme de l'eau qui coule. Jal l'aima aussitôt. La lame, elle, luisait dans les lueurs dansantes du foyer, parfaitement aiguisée malgré le temps. Elle portait des symboles qadi gravés sur la base, mais le tranchant restait pur. Sa courbe harmonieuse, terminée en pointe aiguë, évoquait les dunes de son désert originel. Le manche ganté de cuir paraissait adapté à une main relativement petite, en tout cas plus menue que celle du seigneur. A l'évidence, cette arme n'avait pas été prévue pour lui.

 Wenceslas Irinor brisa l'instant de recueillement et de contemplation qui planait dans la pièce.

  • Je me suis fait des amis comme nulle part ailleurs dans ce désert, parmi les nomades. Ces gens accueillent tous les étrangers avec une ferveur incroyable et n'oublient jamais une personne pour laquelle ils ont eu de l'affection, même très brièvement et après une longue durée. J'ai voyagé en particulier avec une caravane dont le conducteur se nommait Azari Th'en, logé par une charmante famille. J'y ai côtoyé un garçon qui avait alors le même âge que moi à peu de chose près, car nul ne garde trace des naissances chez les Qadi. Nous étions vite devenus proches et j'ai gagné le droit de l'appeler uniquement par son prénom, Jurj, ce qui est chez eux une preuve indéfectible de proximité et de respect. Jurj m'a appris comment parlaient le sable et le vent. Je lui ai appris la lumière des Neuf Lunes.
  • Un jour, nous nous étions écartés de la caravane pour explorer un massif rocheux, dans l'espoir d'y trouver des restes de leur précédent passage. Je me suis perdu parmi les pierres. Lorsque je me suis rendu compte que mon ami n'étais plus dans mon champ de vision, j'ai cru mourir de peur. J'ai appelé Jurj de toute la force de ma voix, je marchais comme un fou, m'épuisant plus encore, trébuchant, m'éloignant de lui et du campement. Le soleil tombait comme un marteau sur les roches noires et sur ma tête, je perdais peu à peu la raison. Je me mis à courir sans but, hurlant de peur car je me desséchais.
  • La nuit tomba sans que je retrouve quoi que ce fût de familier. Je tentai de me coucher sur la pierre pour reprendre des forces, mais elle brûla entièrement le bras que j'y posais. Je me relevais aussitôt avec un cri, et vacillai de nouveau. Je décidai alors de me dévêtir pour tapisser le sol de mes vêtements pour m'isoler de la chaleur emmagasinée et m'endormis enfin. Je fus réveillé, heureusement avant le lever du jour. Ma bouche était complètement asséchée et mon bras douloureux. Je remis mes vêtements et me recommençai à errer, incapable d'admettre que tout était perdu, mais le pas traînant d'épuisement. Un son de glissement me fit pourtant réagir, car j'avais entendu mon ami mentionner des sappans et des onfres vivant dans ce genre de lieu désolé.

 Jal se penchait vers le seigneur, les yeux brillants, fasciné par le talent de conteur du seigneur Irinor, qui lui représentait les ondulations des dunes sous le vent, l'ardeur insupportable du soleil, les perspectives infinies, la soif et le ciel de la lourde nuit gigantesque. Mélodrille, un peu plus circonspect, posait un regard aigu et attentif sur l'orateur, en veillant au feu de temps à autres, et laissait jouer un petit sourire entendu sur ses lèvres.

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