III. Légendes, deuxième partie

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  • Mais lorsque je me saisis d'une pierre, malgré sa température, pour me défendre, un appel me fit lâcher le projectile. J'avais fort bien reconnu la voix, même dans mon état d'abrutissement. Jurj apparut entre les aiguilles rocheuses, avec son inoubliable sourire qui faisait remonter les joues derrière le foulard. Je m'accrochai à son cou comme un désespéré. Il sourit et me rassura de quelques mots de qadi à la sonorité chantante, puis me fit asseoir et me tendit sa gourde que lui, en bon nomade du désert, avait pensé à économiser. Je sais que j'aurai dû refuser, mais je l'ai avidement prise et en ai avalé la moitié. Jurj m'a relevé et montré le chemin. Il était resté tout le jour et la nuit dans ces pierres écrasantes de chaleur pour me venir en aide !

 Wenceslas hocha la tête, comme s'il ne comprenait toujours pas.

  • Il a évidemment retrouvé notre chemin avec une facilité déconcertante. Il s'est faufilé dans le labyrinthe sans hésitation, en m'aidant à marcher puisque je trébuchais sur le moindre caillou. Quand enfin nous sommes sortis de ce maudit massif, nous sûmes aussitôt que nos épreuves n'étaient pas finies. La caravane d'Azari Th'en avait disparu ! Ils avaient continué leur route sans nous. Leur survie dépendait de leur rapidité à atteindre le prochain oasis, et ils espéraient sans doute que nous ayons pris de l'avance. Nous nous sommes mis en marche le plus vite possible pour les rattraper. L'épuisement nous guettait, cette marche dans le sable brûlant fut l'une des plus harassantes épreuves de ma vie. Jurj me laissait boire avant lui et me relevait de force lorsque je rechignais à repartir. Nous suivions les traces visibles des nomades aussi vite que possible. Lorsque la nuit revint, nous ne les avions toujours pas rattrapés. L'espoir commençait à s'assécher, à s'évaporer de moi, comme l'eau de la gourde qui elle aussi arrivait à son terme. Jurj ne dit rien ce soir-là. Par la suite, j'ai toujours pensé qu'il savait...

 Wenceslas Irinor observa un moment de silence, le visage baissé, les yeux absorbés dans des souvenirs lointains et prégnants. Malgré la nuit et le feu dans le cheminée, il était retourné dans le désert, sous la chape de plomb de la chaleur aride insupportable.

  • Le lendemain, je pus à peine me lever. Jurj m'y força. Nous allions mourir si nous ne parvenions pas à rattraper la caravane. J'avais les lèvres craquelées et je vis que lui aussi. Je vis dans ses yeux que la mort nous guettait. J'avançai alors. Cette fois, il me suivait. Nous ne parlions pas. Mais au bout d'un moment indéfini, qui me parut immense, il poussa un cri. Un cri alarmant de douleur. Je me retournai, car il était sorti de mon champ de vision. Il était tombé à genoux, et souffrait évidemment beaucoup. Je le rejoignis en marchant, car je n'avais pas la force de courir, mais il me fit signe de rester à distance. Je vis alors la longue silhouette d'un sappan qui s'enfonçait dans le sable, juste à côté de lui. Il l'avait sans doute piqué et allait resurgir près de moi, je le savais. Je reculai de deux pas et attendis que sa tête ressorte là où il croyait me trouver. Un coup net appliqué avec la gourde vide l'étala sur les ondulations du sable. Je retrouvai Jurj qui maintenait sa jambe. J'ai aussitôt vu sur son visage qu'il savait qu'il allait mourir. Je tentai de le soulever, mais mes forces me trahirent et je chus à nouveau avec lui. Je crois que j'essayai de pleurer à ce moment-là. Je n'avais pas assez d'eau dans le corps pour pleurer vraiment.
  • Jurj, ai-je dit, essaie de te lever. Nous allons les retrouver. Ils pourront te soigner...

 Je disais n'importe quoi et nous le savions tous les deux. Personne ne pouvait le soigner. Il me demanda de fuir, de courir pour rejoindre Azari et les nomades. Moi seul pouvais encore survivre. Je refusai convulsivement, sans arguments et sans raison, mais je me sentais incapable de continuer à avancer sans Jurj pour me pousser en avant. Il me tendit sa dague, celle que vous avez entre les mains. Je la pris. Il me demanda, avec un étrange sourire absent, de ramener son arme à sa famille. Elle devait leur revenir. Quand à lui, comme ils disent, il deviendrait fils du vent. Il me supplia de survivre pour ramener la dague. Je restai auprès de lui à sangloter sans larmes, jusqu'à ce que ses battements de cœur cessent. Cela dura peu. Il s'affaissa comme une herbe coupée.

  • Je le recouvris de sable de mon mieux et me remis en marche. Cette fois, il me semblait être investi d'une énergie supplémentaire. Mes jambes étaient toujours faibles, mon pas vacillant, ma bouche asséchée, ma vue brouillée, mais quelque chose me tirait en avant, m'interdisait simplement de m'arrêter. Comme si je fuyais la mort de Jurj. Il m'avait investi d'une mission. Dans mon esprit limité, je pouvais peut-être le sauver en atteignant la caravane assez vite. J'ai fini par la voir apparaître au loin et me suis mis à courir, malgré les muscles de mes jambes qui se dérobaient sous moi. Je tombai plusieurs fois, mais je me relevai dans la seconde. Une intense panique commençait à m'envahir à l'idée que je courais après un mirage. Mais j'atteignis les premières tentes et m'effondrai aussitôt au milieu des nomades stupéfaits.

 Jal sortit un peu de son immobilité pour décroiser ses jambes qui s'ankylosaient.

  • Je mis plusieurs jours à me rétablir. Mais c'est alors que le plus terrible me retomba dessus. Jusque-là, l'absence de Jurj avait été occulté par l'idée de ma propre survie. Comme si je m'attendais à ce qu'une fois rentré au camp, il réapparaisse. Je l'avais juste laissé derrière moi, retardé de toutes mes forces cette prise de conscience. Mais lorsqu'on m'a demandé ce qu'il était devenu, je me suis retourné pour regarder le désert... Et j'ai compris que je l'avais perdu. Que je n'avais aucun moyen de le sauver. J'eus le sentiment d'avoir survécu pour rien. Je voulais y retourner. Ils m'ont tenu à quatre pour m'empêcher de repartir. Je disais qu'il fallait que j'aille le chercher, que je ne pouvais pas l'abandonner. Je n'avais d'énergie pour rien d'autre. Mais la caravane s'est éloignée. Je restais persuadé qu'on allait chercher Jurj, ou le croiser un peu plus loin sur notre route. Mais il m'avait tout de même confié un message. Sa famille le pleurait, alors je suis allé les voir pour leur remettre la dague. Ils ont paru surpris. Ils m'ont expliqué que selon leurs coutumes, l'arme d'un mort revenait de droit à la dernière personne à l'avoir vu. La dague était donc pour moi.

 Wenceslas reprit sa respiration.

  • Je compris à ce moment-là seulement à quel point Jurj m'avait sauvé. Il se savait mourant. Il a falsifié leurs coutumes pour que je trouve dans le devoir la force de rejoindre la caravane. Il a fait en sorte de me donner une mission qui me sauverait pour que je ne reste pas près de lui. Même son dernier acte était d'une générosité absolue. Alors seulement j'ai admis sa mort. J'ai conservé la dague. Pour survivre. Puis simplement pour me souvenir. J'estime qu'elle pourrait bien sauver encore une vie.

 Jal contempla les reflets sur la lame, puis rengaina la dague.

  • Très bien, seigneur. Merci pour cette magnifique histoire. Je porterai cette dague en mémoire de votre ami.

 Wenceslas acquiesça, des larmes dans les yeux.

  • Merci, messager Jal.

 Le Ranedaminien passa une seconde à savourer ce titre si durement acquis. Lorsqu'il serait vieux messager, aurait-il lui aussi de belles histoires à raconter ? A qui ?


 Jal passa une excellente nuit dans les couettes épaisses de Judiaphe, dans une ancienne chambre dont il passa de longues minutes à contempler les moulures en se réveillant. Le soleil passait par une fenêtre encore cristalline mais qui avait perdu ses rideaux. Jal repoussa la couette délicieusement douillette d'un geste et posa les pieds sur le sol pavé. Il chercha des yeux son chapeau, sa cape, son sac et son épée et les trouva posés dans un ordre parfait sur le tapis effiloché. Il enfila sa cape et alla à la fenêtre. Le soleil atteignait les murailles défraîchies de Judiaphe et se hissait péniblement vers le zénith. Il devait être tôt encore. Jal boucla sa ceinture en caressant la garde de Valte, posa son chapeau sur son crâne en lustrant la plume et ouvrit son sac au sol. Après quelques instants de fouille, il trouva la dague Qadi. Il la serra, releva les yeux pour regarder le ciel par la fenêtre, pinça les lèvres, prit une profonde inspiration, joua avec l'arme une seconde, et la rangea. Il passa la bride du sac sur son épaule et entrouvrit la porte.

 Personne dans la pièce voisine. Il ne savait pas où s'étaient endormis Wenceslas et Mélo. Il traversa la pièce vide et retrouva l'escalier emprunté la veille, tombant de sommeil. Il arriva dans la salle de la veille. Aucun feu n'était allumé. Il sortit dans la cour. Phakt se trouvait là, roulé en boule au sol, profondément endormi.

  • Vous avez bien dormi, messager ?

 Jal se tourna et découvrit Irinor qui, appuyé sur sa canne, le regardait à quelques pas derrière lui.

  • Merveilleusement, seigneur. Rarement aussi bien.

 Le vieux messager tourna la tête vers les toits moussus de la demeure.

  • Au moins une personne aura trouvé cet endroit agréable...
  • Ne peignez pas les choses en noir. C'est un endroit magnifique.
  • Il a malheureusement perdu un peu de sa superbe. Venez donc vous réchauffer, messager. Votre ami est réveillé.

 Jal suivit le regard du maître des lieux et reconnut Mélodrille qui lui faisait des signes à la fenêtre.

  • Bien le bonjour, compagnon ! Mes respects, maître Irinor ! Quelle somptueuse matinée !

 Jal sourit, amusé à nouveau par le phrasé original de son camarade de route. Phakt, réveillé par les cris, s'ébroua lentement et agita les oreilles.

  • Salut, mon beau. Bien dormi ? lui demanda Jal presque tendrement.

 Cet animal lui avait sauvé la vie la veille, après tout. Le messager s'approcha et noua ses bras autour du cou duveteux. Phakt remua la tête et gronda profondément, avec douceur. Jal recula et vérifia d'un coup d’œil qu'il ne portait aucune blessure et ne boitait pas. L'ordimpe paraissait en plein santé et commençait déjà sa toilette. Le Ranedaminien sourit et se retourna.

  • Vous parliez de se réchauffer ?

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