III. Légendes, troisième partie

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 Les deux voyageurs prirent congé du seigneur Irinor et du château de Judiaphe un peu avant le zénith. Jal serrait discrètement la dague Qadi et faisait de grands signes de la main. Mélodrille salua une dizaine de fois, avec son chapeau et beaucoup de grandiloquence. Phakt s'ébranlait paisiblement pour redescendre le léger talus et dans la lumière du matin reprendre leur voyage. Jal respirait avec délice l'air frais, chargé d'humidité. Il aimait ce voyage. Parfois une image fugitive de Lidwine le poursuivait, mais il s'obligeait à passer outre. Elle lui manquerait trop. Il se focalisait sur le délice de la découverte pour oublier un instant. Mais la rune gravée sur son bras par la messagère elle-même palpitait et ne lui facilitait pas la tâche.

 Jal et Mélo suivirent la rivière Jurane à l'allure du voyageur tranquille. Le soleil se montrait à nouveau et les réchauffait lentement. Le messager tapota l'étui suspendu à la sangle de son sac pour s'assurer qu'il avait toujours la missive destinée à Audric Vontan. Il mourait d'envie d'en connaître le contenu, mais le Code du messager l'interdisait formellement. Ce devait être grave, en tout cas. Noé Midril, le jeune noble qui l'avait chargé de cette mission, paraissait grave et inquiet, et avait insisté sur l'urgence de la situation. Inconsciemment, il avait pressé ses jambes sur les flancs de Phakt, qui allongeait son pas en réaction. Les voyageurs se trouvaient à présent loin de Judiaphe, et loin de tout village. Il allait encore falloir voyager plusieurs jours avant d'arriver à Kimkaf. La Jurane courait à leur gauche, et une immense forêt se dessinait loin à leur droite. La route restait déserte depuis quelques lieues déjà et Jal fronçait les sourcils. Il y avait dans l'air quelque chose d'étrange, quelque chose qui ne lui plaisait pas. La peau de Phakt frissonnait également de méfiance contenue, et Mélodrille tripotait nerveusement la plume de son chapeau. Il adressa à Jal une sorte de sourire crispé. Pourtant le soleil brillait toujours, la brume ne venait pas, le vent ne changeait pas, aucune odeur... Non, plutôt une sorte d'électricité dans l'air. Peut-être...

 Le messager se retourna vers Mélo.

  • Mélo, est-ce de la magie ?
  • Peut-être.

 Une telle économie de mots de la part du troubadour l'alarma plus encore. Que se passait-il ? Phakt commençait à gronder profondément, comme à voix basse. Le messager tâta la dague qadi à sa ceinture. Mélo glissa une main dans son propre paquetage. Avait-il une arme ? Phakt regardait autour de lui et levait le museau pour humer le vent. Jal tenta de le faire accélérer, mais l'ordimpe se raidit sous la commande et s'agita plus encore. Il se passait décidément autre chose. Il déglutit et jugula l'angoisse qui se faufilait dans ses poumons. Il referma ses doigts d'un seul coup sur les rênes de sa monture, qui s'arrêta aussitôt en secouant la tête, légèrement irritée.

  • Vous sentez, vous aussi ?

 Mélodrille se contenta d'acquiescer de la tête, sourcils froncés. Il fouillait les environs du regard, mais rien ne se montrait. Jal détestait cette sensation confuse de menace en suspens, invisible et à l'affût. Il ne savait même pas d'où venait cette sensation exactement. Phakt frissonnait de plus en plus, il se raidissait comme contre une contrainte que Jal ne ressentait pas. Mélodrille également luttait contre la raideur de ses muscles et s'immobilisait progressivement, la panique dans les yeux. Le messager secoua les épaules raidies du ménestrel.

  • Mélo ! Que se passe-t-il ?

 Il ne répondait pas, entièrement figé. Les mouvements imprimés par le messager manquèrent de le faire chavirer. Le Ranedaminien le maintint tant bien que mal en selle et descendit rapidement. Phakt non plus ne pouvait plus bouger, babines retroussées. Jal tâta ses épaules et les trouva entièrement contractées et tendues comme des cordes. Ses deux compagnons de route étaient paralysés. Alors pourquoi lui ne ressentait rien, hormis cette panique dévorante ?

 Il s'agissait forcément de magie, à laquelle il ne réagissait pas comme prévu. Des silhouettes se dressèrent brusquement tout autour d'eux, invisibles l'instant d'avant, bondissant du sol. Cinq silhouettes humaines. Jal dégaina la dague qadi et la conserva dans la main cachée sous sa cape. Ces gens avançaient vers lui, certains s'adressaient des signes de tête ou de mains.

  • Qui êtes-vous ?

 L'un d'eux releva aussitôt une arbalète braquée droit sur lui. Le messager grimaça. Évidemment. Il se força à rester immobile. Les cinq silhouettes s'approchaient encore, il pouvait à présent voir leurs visages. Celui qui le tenait en joue s'avérait être une femme, les joues peintes et les cheveux tressés. Il y en avait une seconde, armée d'une hache émoussée, et trois hommes. Ils l'encerclaient. Jal fit un pas prudent pour se rapprocher de Phakt.

  • Doucement. Je ne suis pas hostile.

 Cette réplique parut amuser beaucoup une partie des nouveaux venus.

  • C'est nous les hostiles ici, petit.

 La femme parlait avec une voix rocailleuse, étrange.

  • Comment fais-tu pour résister à mon sort ?

 Un des hommes derrière Jal venait d'intervenir. Le messager pianota des doigts sur sa dague dissimulée pour raffermir sa prise.

  • Je l'ignore. Mais cela m'arrange.

 Son cœur battait jusque dans ses tempes. Son mensonge passerait-il inaperçu ?

  • Que voulez-vous ?
  • D'après toi, petit ?

 Le regard de l'émissaire tomba sur l'écusson à son plastron et Jal regretta de l'avoir conservé malgré les recommandations du seigneur Irinor. Peut-être ces gens faisaient-il partie de la Chape.

  • Oh, pardon, seigneur messager ! lâcha-t-elle avec un sourire sarcastique. Il paraît que vous savez vous défendre.

 Jal considéra l'arbalétrière. Sa visée stable et sûre jouait en sa faveur, et elle restait hors de portée d'un coup éventuel. Les autres ne le menaçaient pas, mais lui barraient toute possibilité d'échappatoire. Le carreau prêt à partir pointait le milieu de sa poitrine, encore en convalescence d'une flèche qui l'avait conduit au bord de la mort. Trop dangereux. Il ne pouvait pas la laisser tirer.

  • C'est vous qui avez paralysé mon ami et mon ordimpe ?
  • Curieuse de savoir comment tu y échappes, d'ailleurs, messager.
  • Vous êtes capables de les libérer ?
  • Bien sûr. En échange de ta bourse, la sienne et ton écusson.

 L'argent, Jal aurait pu le céder pour protéger leurs trois vies. Mais l'écusson... Il baissa la tête pour le voir reluire sur la bride de son sac. Pas question.

  • Je peux bouger ?
  • Vas-y. Je te surveille.

 Il s'ébranla lentement, sans quitter l'arme des yeux, et contourna Phakt pour chercher la bourse de Mélodrille, qu'il savait cachée dans son dos sous l'instrument. Il lui adressa un regard complice qu'il espérait expressif.

Pourquoi n'ai-je pas de pouvoir magique ? se lamenta-t-il intérieurement.

Je serai paralysé aussi.

 Il se décala d'un pas, pour se trouver hors de l'angle de l'arbalète, et surtout proche de l'homme qui l'observait, celui qui avait parlé. Jal plia légèrement les jambes, dosa la puissance nécessaire, essaya d'oublier la folie de ce qu'il s'apprêtait à tenter. Il ferma les yeux, et les rouvrit aussitôt pleins de détermination. Il bondit en arrière.

 L'arbalétrière poussa une exclamation de surprise lorsque la dague toucha la trachée de leur magicien. Le messager le tenait.

  • Libérez-les.

 Elle parut hésiter à tirer, mais elle pouvait toucher son compagnon. Et puis la lame qadi mettrait moins de temps à atteindre la jugulaire. Elle fit un signe de tête vers un autre mais Jal dégaina de sa main libre Valte et le maintint à distance.

  • Nous savons nous défendre et ce n'est pas une légende.

 Il se pencha pour siffler avec toute la haine qu'ils lui inspiraient:

  • Libérez-les. Je n'ai qu'un geste à faire.

 Il vit les muscles de Phakt frissonner de tension contenue plus librement peu à peu. Mélodrille cligna des yeux. Le sort refluait. Jal maintint la menace jusqu'à ce que son ordimpe puisse bouger. La têt de Phakt tourna vers lui.

  • Mélo, fonce ! hurla Jal.

 Il lâcha sa proie, rengaina et bondit sur Phakt, s'accrocha comme il put. Mélodrille avait compris le plan, il talonna brutalement sa monture, déjà déchaînée par sa claustration temporaire, qui prit aussitôt le grand galop. Les bandits furent bousculés par la furie de l'ordimpe. Un cri de colère et de haine résonna en arrière et Jal se serra contre la fourrure tigrée. Le carreau pouvait encore l'atteindre. Mélodrille faisait habilement zigzaguer Phakt pour déstabiliser la visée. Jal cria :

  • Vers la forêt, Mélo !

 Le troubadour lui obéit péniblement, mais la trajectoire de l'animal capricieux mit un temps à s'infléchir. Jal, dans la panique, ignorait s'il avait été touché ou non, si le carreau avait blessé quelqu'un, s'il était tombé à côté, s'il avait seulement été tiré. Il rengaina difficilement la dague, terrifié à l'idée de la laisser tomber. Peu à peu il recouvra suffisamment d'équilibre pour se rétablir sur le dos de Phakt et jeter un œil derrière lui. La femme rechargeait, mais nul ne les poursuivait. A pied contre un ordimpe énervé, ils savaient que nul ne faisait le poids. Enfin l'équipage pénétra dans la forêt.

 Phakt commençait à ralentir, la fourrure trempée et le souffle soulevant ses flancs. Jal s'éclaircit la gorge et se rasséréna. Mélodrille laissa Phakt choisir son rythme, mais continua à le solliciter pour s'éloigner de tout danger.

  • Vous n'êtes pas blessé, Mélodrille ?
  • Non, ahana le troubadour. Vous-même, Jal ?
  • Je ne crois pas. Calmez-vous, nous sommes loin à présent, laissez souffler Phakt s'il vous plaît.

 Mélo acquiesça et cessa de serrer les jambes, mais il ne savait pas guider une monture. Jal leva les yeux au ciel un instant, évalua la vitesse de course de l'ordimpe, et sauta à terre. La vitesse acquise faillit le précipiter au sol, il courut sur quelques mètres mais ne put se rétablir et s'écrasa le nez dans les feuilles mortes. Il se releva sans attendre et siffla Phakt, qui fit demi-tour et parut surpris de le trouver là. Il revint vers son maître récent, Jal saisit les rênes au passage et réussit enfin à l'arrêter.

  • Tout doux, là, mon beau Phakt. Tu nous a encore sauvés, mon grand. Tu peux te reposer maintenant. Du calme.

 La respiration du grand animal s'apaisa graduellement et Mélodrille mit pied à terre avec un certain soulagement.

  • Je ne saurai exprimer convenablement la gratitude qui m'anime, messager Jal ! Les risques que vous prîtes forcent le respect, et vous venez de garantir nos deux vies de la morsure cruelle de ce carreau et le fruit de notre labeur de la rapine !
  • Nos trois vies, rectifia doucement Jal en appuyant son front sur celui de l'ordimpe qui les avait portés. Remerciez Phakt également.
  • Certes, votre fière monture mérite également son lot de louanges. Mais souffrez que je vous témoigne mon admiration pour cet acte héroïque !
  • Allons, Mélodrille, j'étais le seul à pouvoir agir. Je risquai ma vie autant que la vôtre, dans cette histoire.
  • D'ailleurs, excusez ma curiosité peut-être malvenue mais sujette à votre indulgence... Comment avez-vous échappé à la sorcellerie de ces brutes ?
  • Je ne l'ai pas voulu. Parfois la magie me fuit, mais c'est mon secret. Malgré toute la sympathie que vous m'inspirez, comprenez que je ne peux vous en dire plus.

 Le troubadour hocha la tête.

  • Je m'incline. Mais votre habileté et votre courage, eux, ne procèdent en rien du secret, n'est-ce pas ?
  • Non, en effet, sourit Jal amusé. Ils procèdent plutôt de l'urgence et de la trouille aiguë ! Par ailleurs, vous y avez pris votre part. Vous avez brillamment compris mon plan, qui aurait échoué sans vous.
  • Minimisez vos exploits tant que vous voudrez, messager, je les chanterai un jour.

 Le Ranedaminien céda.

  • Tope-là !

 Mélo sourit et retira son chapeau pour redresser la plume. Jal s'épousseta et remit en place sa mise dérangée par sa chute, secoua son chapeau et vérifia que rien ne manquait dans son sac. Son porte-message reposait bien contre son flanc, avec son contenu intact. Le jeune Dernéant se détendit considérablement. Son ami faisait quelques pas le nez en l'air pour observer les environs.

  • Nous nous sommes écartés de la juste voie, non ?

 Jal déroula sa carte et ouvrit sa boussole avec un sourire éclair.

  • En effet. Nous nous sommes déportés vers le Septentrional.
  • Jolie boussole, commenta Mélodrille.

 Jal la referma d'un coup sec.

  • On peut continuer par là ?
  • J'ignore la voie à emprunter dans cette large sylve. Mais cette piste fréquentée par des voyous me rebute également. Poursuivons donc céans.

 Le messager hocha la tête et récupéra la bride de Phakt. Le sous-bois ouvert leur permettrait d'avancer sans avoir à suivre un sentier, et il ne craignait pas de se perdre. Il ferma la main autour de sa boussole. Liz le guidait. Et puis l'idée de se perdre éveillait en lui un frisson d'adrénaline qui ne lui déplaisait pas. Il adressa un signe de la main à Mélodrille.

  • Vous venez, Mélo ?

 Le troubadour rajustait son instrument, mais surtout il observait Jal avec acuité, par dessous. Ce dernier se tendit. Pouvait-il réellement lui faire confiance ?

  • Qu'y a-t-il ?
  • Vous avez un problème avec la magie, n'est-ce pas ?
  • C'est mon secret. N'insistez pas. Sachez que vous n'avez rien à craindre.

 Mélo se contenta de hocher la tête et affermit sa prise sur son sac.

  • Allons, chevalier de la Plume, allons !

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