IV. L'héritière

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 Le vent à nouveau levé racontait des histoires aux deux voyageurs à travers la voix des arbres. Jal Dernéant l'écoutait, yeux fermés, la tête renversée en arrière. Il n'entendait presque pas le pas léger de son camarade derrière lui. La fatigue pesait à présent dans ses jambes. Il caressa machinalement le flanc de Phakt. La faim également le harcelait régulièrement. Mais il ne voulait pas s'arrêter avant d'avoir trouvé une piste à suivre. Combien de temps lui restait-il avant d'atteindre la Cité des Voleurs ? La missive pesait à son côté. Que pouvait-elle bien contenir ?... Il se maudit encore une fois et tenta de penser à autre chose. Le visage délicat de Lidwine s'imposa. La vivacité implacable de ses gestes, sa démarche volontaire, sa détermination d'acier, sa combativité pleine d'enthousiasme, sa noblesse de caractère, tout cela lui manquait. Il respira profondément l'air frais et humide, où se sentait la prochaine saison des Froids. Jal se renfonça dans sa cape.

  • Messager Jal ! Que diriez-vous d'interrompre momentanément notre opiniâtre avancée pour nous sustenter ?
  • J'espérais trouver un point de repère avant cela, mais vous avez raison.

Il s'interrompit et souleva le rabat d'une des sacoches que portait son ordimpe. Il lui restait quelques provisions, qu'il emporta toutes avant de s'asseoir avec un certain soulagement sur une souche moussue. Il massa ses jambes avant d'entamer son repas, dont il tendit une partie à Mélo.

  • Bon appétit !

 Le troubadour racontait joyeusement une anecdote de voyage. Jal l'interrompit pensivement.

  • D'où venez-vous exactement, Mélo ?
  • De Jil-Ap.
  • Scarambe ?!
  • Exactement.
  • Depuis quand vivez-vous en Longarde ?
  • Depuis ma majorité. J'avais un camarade troubadour autrefois.

 Jal aurait voulu savoir ce qui s'était passé, mais il vit l'expression de Mélodrille s'assombrir et retint les questions qui lui brûlaient la langue. Il se contenta de s'éclaircir la gorge. Le froid glacé du brouillard retombait sur eux. Le messager glissa ses mains sous sa cape dans une tentative dérisoire d'en atténuer l'engourdissement.

  • Et vous, messager ?
  • De Ranedamine. Le domaine d'Herzhir, dans les monts Étoilés.

 Cette question évoqua en lui le souvenir du reflet des étoiles dans les lacs d'altitude qui donnaient leur nom à la chaîne, le murmure de la cascade du Rivent sous les arches du château, la teinte bleuâtre des sommets dans le ciel violet vespéral, le vent venu du Septentrional qui faisait onduler les bannières, les chemins perchés sur les coteaux, la vallée verdoyante où se délassaient paresseusement les cumulus de passage, le crépitement de la pluie contre les vitraux se mêlant à celui du feu dans l'âtre, le visage de sa mère sur le chemin de ronde, la voix de son père accompagnée de sa musique à la balancine, l'odeur de parchemin ancien de la bibliothèque de l'aile méridionale, les inzelles piqués dans les cheveux de Colombe lorsqu'elle rentrait de sa cueillette quotidienne, la neige couvrant les douleurs et les reliefs, le grincement familier de la porte de la salle d'armes, l'anniversaire où sa mère lui avait offert son épée... Il eut un instant les yeux mouillés, et pas par la brume lourde. Il se leva d'un coup.

  • Reprenons la route, qu'en dites-vous, Mélo ?
  • J'opine.

 Le troubadour ramassa son sac et balaya du revers de la main les miettes sur son surcot. Soudain il s'immobilisa, plus par stupéfaction et méfiance que par un quelconque sortilège. Une silhouette s'esquissait dans la brume, près d'eux, entre les troncs. Une silhouette mince et petite, qui avançait posément vers eux.

  • Jal... commença Mélo d'une voix étranglée.

 L'étrange apparition fit un bond en avant et, à une vitesse impressionnante, atteignit Jal avant qu'il ne se retourne. Le messager fut tiré en arrière d'un coup sec, le col de sa cotte l'étranglant à demi, et une lame se posa contre son dos. Il ne put émettre qu'un raclement de gorge alarmé.

 Mélodrille, quand à lui, considérait l'agresseur. Il s'agissait non pas d'une apparition fantomatique, mais d'une jeune femme à peine plus âgée que Jal, pourvue d'une abondante chevelure châtain et dont un chapeau à large bord cachait la moitié du visage. En plus du couteau large dont elle menaçait le messager, elle portait au côté une épée longue et la poignée d'un autre couteau saillait d'une de ses bottes.

  • Qui êtes-vous et comment m'avez-vous trouvée ? lâcha-t-elle d'une voix basse et coupante.

 Jal râlait, le souffle coupé, maintenu par une poigne étonnante. Mélodrille s'efforça de faire abstraction du danger couru par son camarade pour répondre calmement.

  • Je m'intitule Mélodrille, à votre service. Quand au jeune homme qui subit votre injuste hostilité, son patronyme, de ce que j'en connais, se trouve être Jal, seigneur Dernéant.

 La dame fronça les sourcils, soupçonnant une ruse sous les fioritures oratoires du troubadour.

  • Comment m'avez-vous trouvée ? Répéta-t-elle, resserrant sa prise sur Jal qui se remettait peu à peu et louchait à présent sur le bras qui compressait sa gorge, sans oser se débattre.
  • Lâchez mon camarade, dame, je vous en supplie.
  • Vous tenez à sa vie ?
  • Je ne peux en effet me départir d'une certaine appréhension à l'idée que vous puissiez l'expédier du côté des Lunes d'une contraction de la main.
  • Alors répondez !

 La violence de sa réplique lui fit relever la tête et il vit ses yeux sous le chapeau. Ils portaient une sorte de dureté triste, sans cruauté, mais profonde. Cette demoiselle en avait probablement vu de dures.

  • Mademoiselle, énonça Mélo en levant ses mains vides, j'ignore votre identité et la raison de votre hostilité, mais je n'hésiterai pas à défendre nos deux existences.
  • Vous... vous ignorez qui je suis ? Que faites-vous ici ?
  • Nous avons dévié de notre trajectoire initiale en échappant à de vils malandrins sur la route voisine. Nous n'avions aucune mauvaise intention. J'exerce le joyeux emploi de troubadour itinérant, et votre captif appartient à l'Ordre des messagers.
  • Messager, lui ?

 Elle considérait son prisonnier sans aménité. Jal, à présent capable de respirer et de bouger, vit l'indécision dans ses yeux. Il chercha de la main l'écusson de sa fonction pour l'exhiber.

  • Vous l'avez sans doute volé ! s'exclama l'inconnue en faisant voler l'insigne d'un geste de la main. Vous preniez la route de Kimkaf !

 Jal sentit une colère lourde monter et s'amasser dans sa gorge. Son insigne ! Comment osait-elle jeter à terre son titre si chèrement acquis de messager de Lonn ? Mais Mélodrille avait réussi à la déconcentrer, ce qui était son objectif primordial. Jal mit à profit l'indignation qu'il ressentait pour conduire peu à peu sa main vers la poignée de la dague de Jurj. Il devait frapper vite et par surprise.

  • Moi, Jal Dernéant, Ranedaminien, je jure sur ma Lune et sur ma vie de respecter le Code du messager tout le temps que durera mon engagement, croassa-t-il avec son peu de souffle.

 La surprise d'entendre son prisonnier citer le serment des messagers statufia la jeune femme une seconde.

  • J'ai un étui à messages à la ceinture, souffla Jal. Vérifiez. Il ne ment pas. J'ai un message à remettre à Kimkaf.

 Il attendit qu'elle se penche pour vérifier, et d'un mouvement fluide leva sa dague et frappa du pommeau sous le menton. Elle poussa une sorte de feulement et Jal profita de la prise desserrée pour entailler légèrement mais sur toute sa longueur le bras qui le retenait. L'inconnue hurla cette fois de douleur et le messager s'échappa.

 Il aurait dû bondir vers Mélo, mais une seule idée l'obsédait : retrouver son écusson. Il fouilla convulsivement les feuilles mortes dans le secteur où il l'avait vu tomber. Sa main se referma sur l'insigne gravé à son nom, il se releva à toute vitesse et dégaina Valte avec détermination, prêt à faire face.

 Il vit du coin de l’œil Mélodrille qui tendait une main, dans un geste qu'il avait déjà vu quelque part. Mais où ?... Il s'en souvint lorsqu'un éclair de magie émergea de sa main et manqua de très peu la jeune femme, carbonisant une branche dans un claquement.

  • Bon, calmons-nous, énonça la demoiselle, étonnamment posée. Négocions, d'accord ?
  • Après ce que vous venez de me faire subir ? protesta Jal, encoléré.
  • Mais alors, vous êtes réellement messager ?
  • Chevalier de la Plume et de l’Épée, ordonné par le roi Oswald en personne, répondit-il avec mauvaise humeur.

 Elle rengaina son arme et s'inclina avec une élégance et une distinction qui déparait avec son comportement jusque là.

  • Veuillez accepter toutes mes excuses, messeigneurs, pour mon comportement déplacé et qui a dû vous paraître bien injustifié.

 Jal se refusait à pardonner si vite et à rengainer, mais après tout, le bras de la jeune femme saignait abondamment alors que lui s'était échappé. Elle n'en montrait aucune gêne ni rancune.

  • Je suis poursuivie et j'ai cru que vous étiez ici pour me tuer. Nul ne passe habituellement par cette forêt. Excusez mon agressivité.
  • Vous auriez pu me tuer ! gronda Jal sans abaisser la pointe de Valte.
  • Je craignais pour ma vie ! Protesta la jeune femme dans un sursaut de dignité. Je me suis excusée, que voulez-vous de plus ?

 Jal dut reconnaître qu'un brigand qui s'excusait, cela ne courait pas les routes. Cette jeune dame était peut-être de bonne foi.

  • Qui êtes-vous ?

 Mélodrille éteignit ses mains et jeta un regard inquiet à Jal, qui le rassura d'un mouvement de tête. Il n'avait rien.

  • Je suis poursuivie, se renfrogna-t-elle. Vous n'avez rien à savoir de plus.

 Jal se retint de sourire. Le caractère affirmé de cette demoiselle lui rappelait presque Lidwine.

  • Vous connaissez la réputation des messagers. Je suis homme d'honneur, et Mélodrille aussi. Par ailleurs, après la scène dont je viens d'être victime, j'estime que vous nous devez la vérité, non ?

 Elle soupira, et le Ranedaminien constata dans ses yeux cet éclat grave déjà repéré par Mélodrille : l'impression que cette jeune femme connaissait toutes les horreurs du monde et les avait toutes surmontées. Son chapeau contenait à grand-peine une masse désordonnée de cheveux châtains, son gabarit, son teint et ses vêtements proclamaient une longue clandestinité et une habitude de l'extérieur bien ancrée. Mais il restait en elle, en sous-jacent, une sorte de noblesse, de distinction ancienne conservée sous la sauvagerie. Elle considérait les deux voyageurs sans indulgence, comme un fauve acculé, hésitant à mettre de côté sa méfiance.

  • Très bien. Mon nom est Olga, originellement Olga de Follesprit. J'ai été mariée au duc de Boarmir contre mon gré, il y a quatre ans. Il est mort quelques mois plus tard. Toute ma belle-famille et moi-même avons alors découvert que j'étais seule à hériter de tout, sur son testament. Je considérais cela comme une bien maigre consolation pour tout ce que j'avais subi durant ces cinq mois d'enfer. Mais ils se sont aussitôt tous ligués pour me tuer. J'ai réussi à m'enfuir grâce à son neveu, le moins cruel, qui a été tué pour cela. Depuis, je suis en fuite. Je sais que cette famille puissante cherche à m'éliminer, et qu'ils peuvent engager des équipes de tueurs à gages pour me chercher. Je me méfie de tout le monde. Je vous ai attaqués par réflexe, personne ne passe par ici sans une bonne raison... Voilà.
  • Merci pour votre honnêteté, lâcha Mélodrille.

 Jal restait circonspect, mais consentit à rengainer. Si Olga avait réellement vécu ce qu'elle prétendait, son comportement devenait excusable. Ce caractère emporté et son allure de vagabonde recouvrant peu à peu une délicatesse naturelle plaidait dans le sens de son histoire. Le messager frémit.

  • Je jure sur mon titre de messager que je ne divulguerai à personne votre présence ici.
  • Rmpf, grommela-t-elle.
  • Je jure sur ma vie de ne jamais parler de vous à quiconque... même si votre histoire serait très romanesque à conter, soupira le troubadour.
  • Trop aimable. De toute façon, si vous le faites, je saurai bien me défendre et vous retrouver.

 Jal taquina la dague qadi rangée à sa ceinture. Plus que la menace, il ne digérait pas le mépris dont Olga avait fait preuve à l'égard de son blason de messager.

  • Vous avez notre parole, Olga de Follesprit, cela ne vous suffit pas ?
  • Disons que je vais vous laisser partir, maugréa-t-elle.

 Étrangement, sa mauvaise humeur mettait peu à peu Jal en confiance. Il s'approcha et Mélodrille et de Phakt.

  • Pourriez-vous nous indiquer la route vers Kimkaf ?
  • Vous allez réellement à Kimkaf ? Étrange, pour un messager. Étrange et dangereux.
  • Vous vous inquiétez pour moi ? Trop aimable.

 Elle reconnut sa propre réplique, et pour la première fois, ses lèvres frémirent en un léger début de sourire.

  • Je n'ai pas le choix, figurez-vous. Le Code du messager est précis à ce sujet.
  • Bonne chance, dans ce cas. Ne repassez pas par cette forêt.
  • A vos ordres. Votre secret ne craint rien, affirma Mélodrille.
  • Je l'espère, soupira Olga. Filez, maintenant. Il y a un autre chemin par ici.

 Elle indiqua le Méridional.

  • Il vous mènera à Kimkaf. Si vous continuez à traverser la forêt vers l'Occident, vous vous trouverez vite dans une zone impraticable.
  • Merci bien, chantonna Mélo.

 Jal ne parvint pas à la remercier. Il gardait son mépris et son agressivité en travers de la gorge, même s'il les comprenait. Il salua simplement d'un mouvement de tête.

  • Adieu.

 Olga ne prit même pas la peine de répondre. Elle lui indiqua le chemin d'un nouveau signe de tête, avec un sourire ironique et plein d'amertume. Le messager saisit la bride de Phakt et se retourna vers la direction indiquée. Finalement, ils s'en tiraient à bon compte.

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