VI. Les ombres de la Cité, première partie

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 Jal avait cherché longtemps. Il n'osait pas demander son chemin, souhaitant passer inaperçu autant que possible avec un costume de seigneur et un ordimpe aussi imposant que Phakt. La nuit était tombée et seule une lanterne faiblarde éclairait une plaque sur le mur : Impasse Nuit-des-Brumes.

 La ruelle ainsi désignée paraisait déserte, à l'exception peut-être d'une fenêtre vaguement éclairée. Le jeune messager mit pied à terre et jeta un oeil à travers le carreau dépoli. Seules les lueurs rougeâtres d'un feu à demi masqué par plusieurs ombres lui parvinrent. Il toqua au battant. Quelques mouvements se firent, puis un loquet se déclencha.

 Un homme au visage aigu et torve, noyé dans la fumée d'une pipe, apparut dans l'encadrement en maugréant. Surpris autant par l'âge de Jal que par sa tournure, il le toisa avant de laisser tomber :

  • C'pour quoi ?

 Jal rassembla son courage.

  • Audric Vontan vit-il ici ?
  • Connais pas. Dégage, gamin.

 Il quitta l'appui de la fenêtre et retourna vers le feu. Des voix grasses et râpées causaient et une odeur de viande grillée s'échappaient de l'encadrement. Jal allait partir, à demi découragé, quand un femme courtaude au visage rougi par la chaleur trotta jusqu'à lui. Elle murmura :

  • Tu lui veux quoi, à Audric ?
  • Je peux le voir ?
  • Nan. Réponds d'abord.
  • Je suis ici pour l'avertir d'un danger.

 Il extrapolait, mais à la mine inquiète de son commanditaire et à l'urgence du message, la supposition était permise.

  • Si tu veux mon avis, t'arrive trop tard. Il a disparu.

 Jal sentit quelque chose s'effondrer en lui. Il arrivait trop tard !

  • Il vivait ici ?
  • Ouais. File, maintenant. Le coin n'est pas sûr.
  • Merci, madame.

 Elle haussa les épaules et referma la fenêtre. Jal rebroussa chemin dans la ruelle, pas plus avancé qu'il n'y était entré.

 Le Code exigeait que le message soit distribué à son destinataire, si celui-ci vivait. Comment savoir la situation d'Audric Vontan ? Et le trouver ? Rien n'obligeait le messager à mener l'enquête lui-même, mais vers qui se tourner dans la Cité des Voleurs, où fleurissait la Chape, les trafics les plus immondes, les meurtres impunis et la corruption généralisée ?

 Le jeune messager retrouva Phakt sans conviction. Allait-il devoir rester dans cette ville maudite, décrite comme un danger pour tous les messagers ?

 Une lueur lui vint. Si le message ne pouvait être distribué, il avait un destinataire de secours à qui s'adresser. Blanche Besbre, danseuse au cabaret l'Autre Monde. S'il ne pouvait lui délivrer le message tant que la mort d'Audric ne serait pas prouvée, il pourrait au moins y recueillir davantage d'informations. Elle devait au moins le connaître.

 Le messager grimpa sur son destrier et quitta l'impasse.

 C'était un établissement modeste, qui affectait d'être cossu sans y parvenir. De la musique, des rires, des éclats de voix et des odeurs variées, toutes fortes, coulaient par toutes les ouvertures en même temps qu'un flot de lumière vive. Jal laissa Phakt a un anneau devant l'entrée et resserra sa veste, plus par stress que par froid, avant de pénétrer dans le cabaret.

 Une grande salle encombrée de tablées larges et bruyantes accueillait des joueurs de cartes, des buveurs et des marins chantant à pleine voix. Quelques serveurs surnageaient dans l'animation, zigzaguant courageusement avec des plateaux. Une tenancière plus large que haute se retranchait prudemment derrière son comptoir, gueulant des ordres d'une voix éraillée. Une estrade encadrée par des rideaux graisseux et décolorés devait servir de scène, occupée uniquement par quelques instruments abandonnés. Inquiet, Jal s'adressa à un marin qui jouait aux cartes à la tablée la plus proche.

  • Excusez-moi monsieur, où sont les danseuses ?
  • Elles ont fini leur journée, réplondit l'homme sans tourner la tête.
  • C'est que ça fatigue, de tricoter des gambettes, ricana son voisin.

 Le regard noir du marin le convainquit de se taire. Puis son interlocuteur abattit ses cartes avec nonchalance.

  • Si tu veux de la danse, va voir à la Maison des Fleurs, ce sont les meilleures, commenta le marin.

 Sentant qu'il n'en tirerait rien de plus, Jal se dirigea vers le comptoir en essayant de paraître à l'aise. Tout dans sa mise et ses atours, bien qu'il ne s'agisse pas de sa tenue d'apparat, transpirait la noblesse. Et la bête imposante attachée devant l'établissement n'arrangeait rien. Il ne devait pas être courant de voir un seigneur de son genre s'adresser à un cabaret d'aussi bas étage. Il tapota sur le comptoir et s'éclaircit la gorge.

  • S'il vous plaît !
  • Monseigneur, je peux vous aider ? réagit sans conviction la tenancière.
  • Serait-il possible de voir Blanche Besbre ? C'est une de vos danseuses, n'est-ce pas ?

 Le visage de la femme se fendit soudain d'un sourire que Jal trouva malsain.

  • Bien sûr, noble seigneur. Montez l'escalier derrière vous, ce sera la deuxième loge.
  • Merci bien.

 Il salua et prit l'escalier indiqué. En jetant un regard indifférent vers la salle, il lui sembla que plusieurs clients le suivaient des yeux. Le joueur de cartes, le reconnaissant, lui adressa un clin d'œil auquel Jal répondit par un sourire, bien qu'il n'en connaisse pas la raison.

 Il entra dans un couloir sombre tendu de tentures pourpres bon marché. La deuxième porte était entrouverte. Une jeune femme pleurait, recroquevillée sur une chaise. Celle qui la consolait recula d'un coup en le voyant, la terreur sur le visage.

  • Monsieur !
  • Vous êtes Blanche ?
  • S'il vous plaît, monsieur, supplia-t-elle en jetant un regard à celle qui sanglotait, vous voyez bien que Blanche n'est pas en état de travailler pour le moment… Redescendez, la patronne vous donnera une autre fille… Mais ne dites rien, s'il vous plaît… pitié, noble seigneur !

 Jal eut un moment d'égarement, puis un malaise en comprenant quel métier exerçaient les deux jeunes femmes et pour qui elles le prenaient.

  • Vous faites erreur, mesdemoiselles, je ne suis pas un… client.

 Elle se détendit visiblement.

  • Je dois parler à Blanche Besbre au sujet d'Audric Vontan.

 Celle qui pleurait releva brusquement la tête de ses mains.

  • Vous avez des nouvelles d'Audric ?!

 Jal resta un instant stupéfait, bouche bée. Il avait cru un instant voir Colombe. Cette jeune femme lui ressemblait de façon frappante. En dehors de ses cheveux châtains cendrés remplaçant la coulée d'or de la cueilleuse, même visage, même stature et surtout mêmes yeux d'un bleu azuré profond, bien que les siens soient teintés d'une sorte de résignation dont Colombe était exempte. Ces deux détails mis à part, on aurait pu les confondre.

  • Hum, mes excuses, mademoiselle. Je dois trouver Audric Vontan et j'ai des raisons de penser que vous le connaissez.

 La jeune femme perdit l'espoir étincelant dans ses prunelles et laissa retomber ses mains.

  • Alors vous n'avez pas non plus de ses nouvelles…

 Un soupir suivit.

  • Laisse-nous, s'il te plaît, Louison. Et merci, marmonna-t-elle à son amie.

 La brune s'éclipsa après l'avoir observé par-dessous un instant.

  • Audric a disparu depuis quelques jours. Il ne vient plus ici et il n'y a personne chez lui.

 Jal se retint de contredire cette affirmation.

  • Audric Vontan était un de vos clients ?

 Blanche parla soudain avec sécheresse, pleine de dignité blessée.

  • Audric est mon ami. Il allait m'aider à sortir d'ici.

 Elle désignait la chambre où tout, sous un évident désir de ressembler à du luxe, trahissait la misère et une dérisoire tentative de sensualité. Ce contraste rendait la pièce particulièrement malsaine.

  • Pourquoi le cherchez-vous ?

 L'interrogatoire changeait de camp.

  • Je devais le prévenir d'un danger. Mais de toute évidence, je suis arrivé trop tard…

 Jal s'en serait donné des gifles. On l'avait pourtant prévenu que le message était urgent. Il avait beaucoup trop lambiné, à Lonn comme sur la route. Heureusement que le respect des délais ne figurait pas dans le Code du Messager.

  • Qui vous a averti vous-même ?
  • Noé Midril.

 Il prenait un risque, mais après tout, le jeune noble lui avait désigné Blanche comme personne de confiance. Cependant la moue de la jeune danseuse le convainquit qu'elle entendait ce nom pour la première fois.

  • Pourquoi vous a-t-il confié cette mission ?
  • Il savait Kimkaf trop dangereuse pour un messager de l'Ordre. Je fais ce qu'on attend de moi, moyennant salaire.
  • Mercenaire donc, grimaça-t-elle. Rien ne vous oblige à le chercher, je me trompe ?
  • Noé Midril m'a donné votre nom comme celui d'un personne de confiance. Il savait donc ce qui risquait d'arriver et voulait que j'aille plus loin. Il veut que je m'assure de la sécurité d'Audric. Je mène une mission jusqu'au bout, ma réputation en dépend, et ma paie aussi. Et puis, je n'ai pas un cœur de pierre, vous savez. Je retrouverai votre bienfaiteur et j'ai besoin de votre aide.

 Son cœur battait à tout rompre. Il jouait là un drôle de personnage. Il espérait rester crédible; il ne pouvait révéler son identité, même à Blanche. La détresse sur le visage de la danseuse l'émouvait réellement. Sans doute le souvenir de Colombe y était-il pour quelque chose.

  • J'aimerais pouvoir vous aider, mais je ne sais rien de la disparition d'Audric.
  • Vous pouvez me parler de lui. De ses ennemis, de ses habitudes. Vous êtes ma seule piste. Je n'ai rien trouvé chez lui.

 Elle le scruta, hésitante.

  • Comment puis-je vous croire ? s'exclama-t-elle finalement. Vous faites peut-être partie de ceux qui le menacent. Avez-vous la moindre preuve de ce que vous avancez ?
  • Vous pensez bien qu'il eut été trop dangereux de posséder un ordre de mission de la part de Noé Midril stipulant de retrouver M. Vontan. Je serai poursuivi à l'heure qu'il est. Mais mon commanditaire m'a donné son adresse, votre nom et votre lieu de travail, n'est-ce pas suffisant ? Croyez-vous vraiment qu'il aurait obtenu ses renseignements sans connaître Audric ?

 Elle pinça les lèvres, acceptant l'argument. Après quelques secondes encore de réflexion à observer les traits de son visage, elle se leva.

  • Très bien, je vous aiderai, monsieur…
  • Isaac. Contentez-vous de ce nom, mon patronyme ne doit pas être connu. Simple sécurité.
  • Où logez-vous, monsieur Isaac ?
  • Nulle part, je viens d'arriver.
  • Dans ce cas, je vous offre l'hospitalité chez moi, si vous voulez bien.
  • Volontiers, mademoiselle Besbre.
  • Et… cela me gêne de vous demander cela, mais… il va falloir vous faire passer pour un client auprès de la patronne. Elle me punirait, vous comprenez. Le prix convenu habituellement est d'un demi-polt.

 Le messager sentit son cœur se serrer. Elle se vendait pour un prix aussi dérisoire… Il acquiesça.

  • Bien sûr, je paierai.
  • Mille fois merci, Isaac.
  • C'est peu de chose.

 Il se sentait mal. Cela signifiait redescendre les escaliers et aller au comptoir donner les pièces à la patronne, devant tous les autres clients qui savaient ce que cela signifiait. Son amour-propre en prendrait un coup. Il croisa les doigts pour que cette mésaventure n'arrive jamais aux oreilles de Lidwine.

  • Une fois que vous serez sorti, attendez-moi dehors. Je vais devoir demander à la patronne l'autorisation de partir. Si elle refuse…

 La jeune femme déglutit.

  • Vous allez devoir attendre un peu plus longtemps.

Que le client suivant ait ce qu'il désire, comprit Jal à demi-mot, atterré.

 Il se levait pour sortir, mais Blanche l'interrompit.

  • Attendez, chuchota-t-elle.

 Des pas sonores résonnaient dans le couloir aux tentures. Ils passèrent devant leur chambre et Jal entendit la porte voisine grincer.

  • C'est pour Louison, chuchota la danseuse, attristée.

 Jal eut un haut-le-cœur. Il ne voulait pas entendre ça. Il se hâta en direction de la sortie, maladivement conscient de sa propre lâcheté. Blanche lui adressa un signe de la main avant qu'il ne quitte la pièce. Sa ressemblance avec son ancien amour frappa encore le Ranedaminien.

 Le couloir était désert. Des sons s'échappaient de la troisième chambre ; il pressa le pas pour ne pas les écouter. Le brouhaha de la salle du bas lui parut presque rassurant. Il s'engagea sur l'escalier, cherchant l'expression adéquate. Les regards pesaient si lourd… Il s'efforça de faire abstraction des sourires entendus et des regards envieux ou méprisants qu'il suscitait. Il alla droit vers le comptoir et essaya de s'adresser à la tenancière avec nonchalance. Pas facile de masquer son envie de lui passer sa dague au travers du corps.

  • Combien je vous dois ?

 Il avait parlé à voix basse. La femme édentée sourit.

  • Première fois, hum ? Jm'en doutais, sa seigneurerie est un peu jeune. Elle est à votre goût, la petite ?

 La main de Jal, dans sa poche, frémissait d'indignation.

  • Parfaitement, merci.

 Il lâcha sur le comptoir l'équivalent de trois polts. La femme ouvrit des yeux ronds.

  • Hé, hé, merci, noble seigneur… vous avez bon cœur…

 Il tourna les talons et s'éloigna avant d'exploser. Alors qu'il allait passer le seuil, son oreille capta malgré lui :

  • Si jeune… c'est une honte.

 Il aperçut du coin de l'œil le joueur de cartes auquel il s'était adressé quelques temps plus tôt. Son regard adressé au jeune homme avait perdu toute aménité ; il semblait franchement hostile. Il ne pouvait pas savoir à quel point la cible de sa haine l'approuvait.

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