VIII. Au cœur de la Chape, deuxième partie

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 Jal aurait pu se perdre dans les couloirs sombres et tortueux, à l'image de la ville même, s'il n'avait eu son sens de l'orientation quais prodigieux. Cependant, il ne l'aiderait pas à trouver Mélodrille, ni Audric. Cependant, alors qu'il traversait un salon à tentures où avait dû se nouer plus d'une transaction illégale, son oreille capta une musique. Une musique de luth très reconnaissable.

Dame Hélène et messire Grégoire...

 Cela venait du haut. Le messager s'empressa de faire demi-tour ; il avait repéré des escaliers un peu plus tôt. L'air de musique lui parvenait à peine, le bruit de ses pas le masquait presque. Il grimpait vite, trop vite. Des pas et des voix retentirent soudain en provenance du haut. Il s'immobilisa pendant une horrible seconde de folle terreur. Puis il fit volte-face et dévala les marches le plus silencieusement possible. Apercevant une petite porte dans une encoignure, il s'y jeta avec l'énergie du désespoir. Elle s'ouvrit sans résister, mais avec un grincement dangereux et exhala un air froid chargé d'humidité qui aurait dû l'avertir. Un noir absolu régnait de l'autre côté. Sans perdre une seconde, Jal s'y engouffra et referma le battant, disparaissant ainsi dans les ténèbres. Il colla son oreille au bois pour espionner les voix. Ils avaient un peu pressé le pas, mais continuaient à parler au sujet d'un mauvais coup pour l'un d'entre eux. Le jeune homme resta soigneusement immobile. Les voix s'estompèrent, mais la terreur et la prudence le firent rester encore quelques minutes dans la même posture, le souffle court.

 Il remarqua alors seulement cette odeur atroce qui régnait, qu'il lui semblait connaître, mais qu'il n'arrivait pas à définir, le froid étrangeet l'humidité qui régnaient dans cette pièce. Il tâtonna le mur autour de lui, mais ne trouva rien susceptible de l'éclairer. Aucun rai de lumière n'annonçait la présence possible d'une fenêtre. Tout autour de lui était noir et nauséabond. Il ne possédait rien sur lui pour allumer une quelconque flammèche. Evidemment, il aurait pu simplement ouvrir la porte et partir, mais c'eût été surpasser une curiosité grandissante et ne lui vint même pas à l'esprit. Il finit par se résigner à faire luire ses doigts, au prix de la fatigue qui s'ensuivit. Un halo faible et bleuté se déploya et éclaira une paroi de pierre brute. Il avança de quelques pas, prudemment. Une sorte de fourneau éteint se dévoila devant lui.

Un laboratoire ?

 Il avança encore. Plus loin, des chaînes vides pendaient au mur.Les menottes à écrous ne laissaient aucun doute sur leur utilité.

Un cachot ?

 Il se retourna. Il y avait là des plaques munies de longues pointes, d'étranges tiges recourbées, une sorte de sarcophage dressé,des cages de métal, des machineries compliquées avec des vis et des molettes. De plus en plus mal à l'aise, Jal éclaira une roue immense et un râtelier d'outils incohérents. Il approcha son visage et sa lumière, intrigué. Tous ces outils semblaient récents, et pourtant ils étaient rouillés sur le tranchant...

 Ce n'est pas de la rouille... C'est du sang.

 Il recula d'un pas, étouffant une exclamation terrorisée.

C'est une salle de torture !

 L'odeur du sang séché lui monta à la gorge ; il lui sembla entendre les cris déchirants, absurdes, la douleur qui suintait des murs et cherchait à l'engloutir, les visages déformés des prisonniers au supplice qui s'approchaient...

 Jal courut vers la sortie. Il chercha fébrilement le loquet et claqua derrière lui la petite porte. Cet escalier, qu'il avait fui quelques instants plus tôt, lui parut alors le plus rassurant du monde. Il s'appuya un instant au mur, pour calmer les battements de son coeur. La nausée remontait, mais il se fit violence pour la contrôler. Il ne fallait pas rester là. Il éteignit ses mains et, prenant son courage à deux mains, gravit le colimaçon.

 La musique était revenue et l'apaisa un peu, comme un filet d'eau fraîche sur une plaie à vif. Il entra dans une salle plus large, ouverte de larges fenêtres. Revoir le ciel remonta quelque peu son humeur, bien que cela n'améliore en rien sa situation. Une voix féminine approchait par l'arrière. Jal se jeta derrière un divan de soie, espérant qu'elle et son interlocuteur passent rapidement. Il n'avait pas le temps d'atteindre une des sorties. La femme seblait protester et se défendre contre un homme qui parlait d'une voix sirupeuse.

  • Voyons, très chère, nous étions convenus que...
  • Nos conventions n'allaient pas jusque-là. Vous avez abusé de ma confiance et vous le regretterez.
  • Je ne crois pas, pas de sitôt. Vous n'êtes pas en position de me menacer, Léda. Notre jeu est allé trop loin, soit. Mais vous y êtes autant impliquée que moi. Et vous connaissez la manière de nous en sortir...
  • C'est hors de question !
  • Allons ! Laissez votre fierté de côté, pour une fois ! Vous savez que cela fonctionnerait.
  • Vous n'êtes qu'un goujat ! C'était votre plan depuis le début, j'en suis sûre ! Grossier personnage !
  • Vous surestimez vos charmes, Léda.

 Jal entendit que les deux personnes s'asseyaient sur un des divans. Il plaqua une main sur sa bouche, terrifié à l'idée d'émettre un seul souffle. Il serait perdu. Le stress menaçait de le faire éclater. Il ferma les yeux.

Umea, protège-moi...

  • Réfléchissez, voulez-vous ? Je suis le seul à savoir que vous n'êtes pas réellement enceinte du nouvel héritier. Je suis donc le seul à pouvoir vous le donner.
  • Il saura que l'enfant n'est pas de lui.
  • Pourquoi le saurait-il ? Nous n'avons pas de traits si différents.
  • Il se doute que je ne suis pas fidèle.
  • Alors pourquoi feriez-vous tant de difficultés ?...
  • Reculez, monstre !

 Le malsain de la situation pétrifiait Jal derrière son dossier. Un partie de lui voulait bondir au secours de la dame, muselée heureusement par la plus grande partie, qui voulait rester en vie. Il avait surpris là des secrets qui suffiraient sans nul doute à l'envoyer dans la salle de torture de l'étage inférieur, puis dans la fosse commune.

 Un bruit étrange d'étouffement et de souffrance le sortit de ses angoisses. Il vit tomber en face de lui, muet d'horreur, le visage rond d'un homme figé par la douleur et la surprise, avant de se figer définitivement. Jal avait craint qu'un sursaut ne le dénonce, mais le courtisan mourut avant d'avoir pu signaler quoi que ce fût. Il avait une petit dague plantée dans la gorge.

  • Nous n'irons pas en enfer ensemble, déclara la femme avec la froideur de l'acier.

 Une main fine retira la dague et des pas sonores s'éloignèrent. Jal eut le temps d'apercevoir le dos d'une femme superbe aux cheveux blonds qui quittait la pièce. Il se leva, ankylosé par l'angoisse. Il contourna soigneusement le corps au sol et s'esquiva à petits pas vers l'autre bout de la pièce.

Quel endroit de cauchemar !

 La musique avait cessé et Jal priait pour finir par retrouver le troubadour. Dans son souvenir, le son venait de l'extérieur. Une sorte de galerie à arcades lui donna à voir une terrasse en hauteur couverte d'une rotonde, dans laquelle se tenait une silhouette avec un luth à la main.Le messager se dirigea vers elle sans hésiter.

 Mélodrille ne se retourna pas au bruit des pas, mais jetant un regard las et indifférent sur l'arrivant, il sursauta et son visage se décomposa. Il était pâle et des cernes immenses dévoraient ses joues.

  • Jal, par toutes les Lunes ! Que diable êtes-vous venu chercher ici ?
  • Vous.
  • Mais quelle folie...
  • J'ai besoin de vous, Mélodrille Heurtevent.

 Le troubadour pâlit encore d'un ton.

  • Oui, bien sûr, votre sagacité est entrée en fonction. J'aurais dû...

 Il secoua la tête.

  • Suivez-moi.

 Le messager hocha la tête. Il réalisa, avec un mélange d'horreur et de soulagement, qu'il se méfiait aussi du musicien. Durant le temps très court de l'entretien, il avait gardé la main posée sur la dague qadi.

 Le troudabour mena son comparse jusqu'à ses quartiers personnels. Ils croisèrent des habitants parfois, qui n'accordèrent pas le moindre regard à Jal en habits de pouilleux suivant un puissant. En revanche, il fut surpris par la manière dont ces gens regardaient Mélo. D'abord obséquieux, mais surtout emplis de mépris et venin, voire d'amusement pour certains, comme devant une menace dont on sait qu'elle n'en a plus pour longtemps. Mais Mélodrille ne croisait pas leur regard.

  • Entrez donc.

 L'agencement de la chambre contrastait avec le reste du palais. On aurait dit un petit chalet de voyageur. Que du bois, sans tentures ni draperies, une fenêtre largement ouverte, un lit en toile rude, et partout des instruments de musique. Il régnait un parfum d'authenticité, de modestie et de simplicité qui soulageait énormément Jal. Le troubadour se laissa tomber sur son lit, visiblement démuni et à bout de forces.

  • J'imagine que l'élan dangereux qui vous amène ici a été motivé par la recherche d'explications de ma part, finit-il par murmurer.

 Jal secoua la tête.

  • Non. J'aimerais, bien sûr, mais je n'ai pas pris tous ses risques uniquement pour cela. Vous ne m'avez pas trahi, c'est tout ce que j'avais besoin de savoir.

 Le jeune homme hocha lentement la tête, comme s'il se surprenait lui-même.

  • Alors que voulez-vous ?
  • La Chape m'a tendu un piège. Vous êtes ma seule chance. Êtes-vous prêt à me donner quelques renseignements ?
  • Ma crainte principale est de ne pas être en possession des savoirs susnommés. Par ailleurs, leur divulgation constituerait probablement une menace pour mon existence.
  • Mais vous faites partie de la famille dirigeante... Qui oserait ?
  • Précisément cette famille. Ne devinez-vous pas pour quelles motivations je parcours les routes de la Longarde avec mon luth pour toute compagnie ?
  • Vous fuyez.

 Mélodrille hocha la tête. Jal sentit la peur resserrer son étreinte sur sa gorge. Si le troubadour était autant en danger que lui, il ne pourrait sans doute rien faire.

  • Je serai franc, Mélo. J'ai besoin de retrouver un prisonnier de la Chape. Si j'y parviens, je suis sauvé. Je ne demande rien d'autre.
  • Cela comporte bien trop de dangers. Les autres détenteurs de mon sang me considèrent déjà comme un héritier indigne ayant trahi les siens. Je ne peux leur donner le moindre indice en ce sens.
  • Alors pourquoi êtes-vous revenu ?
  • Je crains que mes motifs ne vous concernent que très peu.

 Malgré sa façon de parler toujours fantasque, cette phrase avait été prononcée avec autant de tranchant qu'une épée tumnoise. Jal capitula en levant les mains.

  • Désolé. Je suis trop curieux, pardonnez-moi. Mais sans votre aide, votre famille aura ma peau aussi. J'ai un message à lui délivrer, et vous connaissez sûrement un peu les règles du Code ?
  • Je vois.
  • Il s'appelle Audric Vontan. Il a disparu depuis plusieurs jours. Celui qui m'a confié le message s'est présenté comme Noé Midril, et m'a recommandé une danseuse nommée Blanche, qui se trouve être le sosie d'une... connaissance. Tout a été orchestré. Je suis sûr que Vontan a été enlevé par la Chape. Peut-être même est-il ici, dans les cachots de ce palais.

Peut-être est-il déjà passé dans cette sinistre salle de torture.

  • S'il vous plaît, Mélodrille. J'ai seulement besoin que vous me confirmiez qu'il y est, ou non. Je ne vous demande pas d'agir.

 Le troubadour fixa longtemps Jal. Le jeune Ranedaminien remarqua seulement à cet instant que son interlocuteur avait les yeux bleu glace, dans un visage d'une singulière beauté façonnée à coups de hache.

  • Et qu'avez-vous à proposer en échange ? conclut Mélo en croisant ses longues jambes d'échassier.

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