Chapitre 19

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Le nombre de bavures des services de l’ordre ne cesse d’augmenter, j’en ai bien conscience. En tant que Chef des Enquêteurs de ma ville, j’ai été confronté à de multiples cas enfreignant la déontologie de notre caste. Cependant, faire la fine bouche n’était pas une option : nous manquions et manquons toujours désespérément de main d’œuvre. Mes collègues et moi-même devions courir d’une scène de crime à l’autre, démêler le vrai du faux tout en gardant notre impartialité. Ce travail est éreintant à plusieurs égards. Il est donc facile de s’y perdre.

Pendant mes dernières années de service, il m’a été donné de voir la naissance d’un nouveau prodige. Fin, précis, rigoureux, ce jeune a toutes les qualités requises pour le métier. Cependant, je dois avouer que je rechignais à lui confier des affaires. Non pas qu’il était incompétent, mais ses méthodes flirtaient dangereusement avec les limites de la morale. En tant qu’Enquêteurs, nous jouissons d’une liberté extraordinaire pour résoudre les cas les plus ardus. Cependant, cette même liberté est ce que je pense être le plus nuisible à cette nouvelle recrue qui ne recule devant rien pour obtenir la « Vérité ». J’espère de tout mon cœur qu’un jour il comprendra ce que j’ai essayé de lui transmettre.

Extrait de Essai et mémoire au crépuscule de ma vie

de Rafale


En un rien de temps, la foule s’est dispersée. Murmures, joie et bonne humeur. À peine une once de gêne ou de honte ne germe en eux. Comme si tout ce qui s’était passé dans cette boutique n’était rien de plus qu’un spectacle. Une fois le rideau tiré, il est l’heure de plier bagage. Quelle blague tout de même. Que les enjeux semblent si risibles pour eux. Soupir. Enfin bon, ce n’est pas comme si je pouvais les attraper par le col pour leur hurler dessus le fond de ma pensée.

La boutique est vide. Les clients sont partis, laissant leur panier rempli derrière eux. Par peur de représailles peut-être ? Quant au vendeur, lui, il est dans l’arrière-boutique, noyant le poisson en faisant les comptes. Il ne reste plus que nous. Clochette, moi.

Et Karibou.

- Vous le regretterez.

Des menaces prononcées à voix basse.

- Tu peux répéter ? Une mouche volait près de mon oreille.

Coup d’oeil vers Clochette. Il affiche un air ouvertement goguenard. Railleur à souhait. La victoire semble lui être montée à la tête.

- Vous regretterez ce que vous m’avez fait aujourd’hui !

Le cri résonne dans toute la boutique.

Cling ! Bam !

De l’arrière-boutique, on peut entendre le bruit de chutes d’objets nous parvenir.

- Les personnes derrière moi sont haut placé ! Elles ne resteront pas sans rien faire après l’humiliation d’aujourd’hui !

- Je suis impatient de voir ça.

- Hmmpf ! Crois-moi, tu ne vas pas garder ton joli minois encore bien longtemps.

Et le Marchand s’en va. Furieux.

Cling !

La porte de la boutique se referme violemment.

Pour se rouvrir presque immédiatement.

CL-CLING !

- Ma ! Vous êtes encore là !

À peine ai-je le temps de diriger mon regard vers lui que l’inconnu me fourre entre les mains une carte.

– Désolé, je n’ai pas le temps de discuter malheureusement !

Fugace image de son visage. Une coupe au bol. Courtes mèches noisette. Des yeux verts pétillants.

– Attendez ! Qu’est-ce que…

– Venez me voir dès que vous en aurez l’occasion ! Arg ! Je suis en retard. Encore désolé. Ciao !

Et le voilà qui repart.

Cling !

Disparu en un instant.

- Ça, pour un passage éclair, c’était éclair.

- C-c’est sûr…

- Qu’est-ce qu’il t’a donné au fait ?

Clochette se penche vers moi.

- Une carte de visite, je crois ?

Je retourne le petit bout de carton entre mes mains. D’un blanc, tout bête, elle est simplement décorée de quelques lignes de texte et d’une rose dorée.

- « Harvey et cie » ? J’imagine que c’est le nom du gars.

- J’imagine… « Au-delà de ce que tu vois » ? C’est plutôt étrange comme slogan.

Au dos de la carte, rien n’est écrit. Pourtant, quand mon doigt passe sur la surface, il détecte un certain relief. Étrange.

- Et bien, dans tous les cas, félicitations pour avoir décroché ton premier job !

- Tu penses que c’est une proposition d’emploi ?

- Ça pourrait être quoi d’autre ?

- Je ne sais pas trop. Un admirateur ou un truc dans le genre.

- Pff !

Le rire de Clochette sonne dans mes oreilles. Immédiatement ma bouche s’ouvre pour le réprimander… mais je me ravise presque aussitôt. Je ne peux pas vraiment le rabrouer : mon idée est tellement saugrenue que j’ai envie d’en pleurer.

- Ça va, c’est bon. Pas besoin de t’éclater de rire pendant des heures non plus.

Incontrôlables, mes joues s’enflamment. Non non non ! Je tente tant bien que mal de les dissimuler avec mes mains. Trop tard : le rire de Clochette redouble déjà.

- Ah ah, crois-moi, je serais au courant si ça avait été le cas. En tant que ton admirateur secret numéro un !

- Pff ! Qu’est-ce que tu peux en raconter comme bêtises.

Loin de se laisser décourager par mes propos, il s’enhardit davantage.

- Mais je ne plaisante pas : c’est le genre d’information auquel je dois faire attention si je veux un jour créer ton fan club !

- C’est ça, ne rêve pas trop non plus. Commence déjà par faire attention à ce que tu me déblatères, mon cher admirateur secret.

- Oups ! Je me suis fait cramé on dirait.

Je secoue la tête, amusée. Cela faisait longtemps que je n’avais pas ri ainsi. Une impression de bien-être parcourt mon corps tout entier. Un sentiment de légèreté.

Qui ne dure pas.

- Ah… ah.

Qu’est-ce que je suis en train de faire ? Comme une chape de plomb, la réalité me retombe dessus. Clochette n’est pas mon allié. On a beau rire comme des enfants, il n’en reste pas moins qu’il a été chargé de rapporter le moindre de mes faits et gestes à ses supérieurs. Il peut paraître sympathique, là, tout de suite, mais rien ne me garantit qu’il ne me fera jamais de mal. Soudain, une idée insupportable me traverse l’esprit. Non… Je me fige. Ce n’est pas… ce que je pense être ? Gêne. Malaise. Nos rires résonnent encore dans ma tête. Il ne serait pas en train de me… ? L’air devient soudainement irrespirable. Je brûle.

Cling !

Me précipite dehors.

À mon grand damne, les rues sont vides. Silencieuses. Je les aurais mille fois préférées remplies de monde. Que l’on me dévisage. Que l’on murmure sur mon passage. Tout pour me distraire de cette horrible pensée qui s’est insinuée dans ma tête.

Pourquoi je me sens comme ça ?

Est-ce c’est parce que j’ai cru, l’espace d’un instant, à ce moment de complicité avec cet inconnu ? Parce que j’ai cru recevoir ce que je pense être de l’affection sincère ? Authentique, vrai ? À cette pensée, je me fige sur place.

Ou est-ce parce que je m’y raccroche désespérément ?

Cling !

- Et mais attends ! Où tu vas comme ça ?

Clochette. Mon cœur chamboulé me pousse à me remettre en marche. Et vite ! Je remonte à toute allure la rue vidée. Au loin, le son d’une cloche qui sonne peut se faire entendre. Douze coups distincts. L’heure de manger.

- Ah… ah… ah…

Mes pas se transforment en une course effrénée.

- Et mais attends !

- Laisse-moi tranquille !

Mais il ne m’écoute pas. Clochette se lance à ma poursuite. Je les entends. Nos respirations. Nos haleines. Qui se répercutent, résonnent dans les chemins abandonnés. Trop forts. Ils se mélangent, s’embrouillent avec mes battements de cœur. Pourquoi sommes-nous seuls ? Les boutiques qui défilent sont toutes fermées. Pas un chat dans les rues. Désespérément, je cherche de tout côté un moyen de le semer. Par les escaliers serait trop coûteux en énergie. Sauter d’un pont trop risqué. Il ne reste donc qu’à espérer le perdre dans un détour. Cependant, le son de ses pas de dératé ne me lâchent pas d’une semelle.

- Laisse-moi… ah, tranquille… je t’ai dit !

L’impression d’étouffer. Un sentiment terrifiant qui me prend à la gorge et qui l’enserre de plus en plus fort. Je manque de trébucher. Mais je me rattrape in extremis. Ce genre de situation… sur le fil du rasoir. Je ne pense pas pouvoir le supporter encore une fois.


- Hum ? Mais bien sûr que je suis ton amie, Solfiana ?

Sourire angélique.

- Ehh, tu y as vraiment cru à mes salades ?

Sourire terrifiant.

Des yeux couleur ambre me toisant.


Mon souffle me manque. Ma tête tourne.Vertige. Comme si le ciel était assez bas pour tomber.

Et il ne tarde pas à le faire.

Une main me rattrape. Sa prise m’arrête nette.

- Ah… on peut… savoir… d’où tu tiens… ha, cette sale manie… de courir partout ?

Tentative vaine de sourire. Son air renfrogné efface toute chaleur qu’elle aurait pu insuffler. Nous nous toisons. Deux adultes dans une rue déserte. Un silence de plomb. Et nos respirations en arrière-fond. Frêles et fragiles. Je me libère de sa main.

- Je t’ai dit… de me laisser tranquille.

- Eeeh ? C’est tout ce que tu as… à me dire après m’avoir fait courir comme un dératé toute la matinée ? Sérieusement, je me demande… pourquoi je fais tout…

- Réponds-moi franchement.

Il se fige, surpris par mon ton glacial.

- Est-ce que ce ne serait pas très ta chère organisation qui serait derrière cette mascarade avec Karibou ?

Ce serait logique : quoi de mieux que de sauver une personne d’une situation inextricable pour gagner sa confiance ? Une fois cela fait, on peut faire ce que l’on veut de cette personne. Tant que ce lien n’est pas rompu.

On peut…


- Tu ne m’en veux pas, petite sœur ?


… lui faire…


- Ça restera entre nous, n’est-ce pas ?


… ce qu’on veut.


- Notre petit secret à toutes les deux.


Je voudrais tellement qu’il me dise le contraire, que Clochette réfute cette théorie qui m’a traversé l’esprit. Mais son silence s’allonge. Et avec lui s’éteint petit à petit le peu d’espoir qui me restait.

Ah…

C’est donc ainsi que ça va se passer, hein ? J’ai envie d’en rire. Mais aussi d’en pleurer.

- Alors ? Tu ne dis rien ? Toi qui es si bavard d’habitude.

Effondré. C’est le mot qui me vient à l’esprit quand je regarde son visage. Comme sonné après un saut à cheval qui a mal tourné. Adieu sourire ravageur, ne reste que la vérité. Nue et cruelle. Il a été démasqué, il n’y a rien de plus à dire. Cette relation… non, cet ersatz de relation qui commençait à bourgeonner ne se basait que sur des mensonges. Je n’ai plus aucune attente par rapport à ce qu’il peut bien me dire.

- Tu sais…

Il se gratte la nuque, baisse la tête. Ses mèches poivre sel tombent devant ses yeux lui donnant un air pathétique. Mon cœur se serre.

- … je ne te veux aucun mal.

Vraiment ?

- C’est tout ce que tu as à me dire ?

Toujours la même rengaine.

- Tu ne sais donc que répéter cette phrase en boucle ou quoi ?!

J’ai mal.

- J’en ai rien à faire de tes belles paroles, moi !

La colère me consume, mais je ne sais pas pourquoi.

- Tout ce que je veux, moi… !

Je ne veux pas savoir pourquoi.

- … c’est que quelqu’un me dise enfin la vérité !

Ma poitrine est lourde, mon souffle est court. Mais mon regard ne flanche pas.

- Alors, dis-moi.

Je suis prise de tremblements.

- Est-ce que toutes nos interactions étaient du vent ? Tout ça, ce n’était que du cinéma ?

-…

Des larmes s’accumulent au coin de mes yeux. J’essaie de les essuyer maladroitement. La bouche de Clochette s’ouvre, mais…

- Non, en fait, ne dis rien. Je préfère ne pas savoir.

… elle finit par se refermer, lamentablement, sans avoir pu souffler mot. Coupables.

- Après tout, j’ai aussi ma part de responsabilité dans cette affaire : j’ai été assez crédule pour croire en ta sincérité.

-…

- Même après tout ce que je t’ai dit, tu comptes vraiment garder le silence !

Mes yeux s’écarquillent. Ma voix s’éteint. Je suis rendue muette par la vue devant moi. Une larme dévale la joue de Clochette.

Abasourdi.

Détruit.

C’est à peine s’il soutient mon regard. Mon estomac se tord devant ce visage brisé. Brisé par la peur. De détruire l’instant, de détruire quelque chose entre nous. Mais…

Je détourne la tête. C’est inutile. Il n’y avait rien à sauver à la base.

- Si tu as la moindre once de respect pour moi, réponds-moi franchement.

Il se tend. Je le sens prêt à se jeter à genoux et à me supplier de lui donner une dernière chance. Peut-être que s’il le faisait vraiment, je finirai par craquer. Cette chaleur… cette joie que j’ai ressentie en sa compagnie aurait pu faire pencher la balance en sa faveur.

- Si tu oubliais un instant cette mission que tu mènes…

Pourtant, il ne fait rien. Immobile.

-… penses-tu qu’on aurait pu être ami ?

La question est posée. Cette curiosité qui me dévorait de l’intérieur se calme. Un instant. Attendant elle aussi la réponse. Dans le regard de Clochette je lis beaucoup de choses. Tristesse, culpabilité. Cependant, rien que je n’ai envie de voir.

- Réponds.

Un long silence s’ensuit. Où nous nous regardons droit dans les yeux. Une même pensée nous obsédant : est-ce que ça va vraiment se finir ainsi ? Une question légitime, qui nous rassemble… et en même temps nous éloigne. Comme une ligne tracée au sol, nous rappelant nos différends.

Et qu’on aurait jamais dû traverser.

Les secondes s’étirent, je suis pendue à ses lèvres. Cependant, avant même qu’il n’esquisse un début de réponse, une voix nous interrompt.

- Mademoiselle Dorlémon.

Gravant nos positions dans le marbre.

Ah. Soupir.

Mes yeux se ferment un bref instant. Le temps d’un deuil. Le temps d’effacer ce sentiment agonisant de mon expression faciale. Grande inspiration, avant que je me retourne. Ma tête à nouveau à peu près normale.

- Oui ?

Dans son trench sur mesure, le jeune homme me sourit, gêné.

- Désolé de vous déranger, je me représente : Trần Hoàng Liêm. Madame Vollenzosky m’envoie vous chercher. C’est pour une affaire urgente.

Liêm. Le garçon qui « m’a aidé » à trouver l’auberge « Chez Martha et Luther ». Il jette un coup d’œil en direction de Clochette.

- Mais si vous êtes occupée, je pense que ça peut attendre quelques minutes.

Nouveau soupir. Il ne pouvait pas tomber à un moment pire que celui-là.

- À qui ai-je l’honneur au fait ?

- Ne faites pas attention à moi : je ne faisais que passer.

Méconnaissable. Plus aucune larme ne coule sur son visage. Il ne reste plus qu’un masque. Impénétrable. Froid et glacial. Les deux hommes se jaugent.

- Je vois.

Les yeux de Liêm se plissent à cette réponse. Comme décelant le mensonge effrontément énoncé. Cependant, il n’insiste pas plus.

- Mademoiselle ? Pouvons-nous y aller ?

Son attention à nouveau focalisée sur moi.

- Ah…Oh ! Oui, bien sûr. On peut y aller. J’en avais fini avec lui de toutes façons.

Ma tête tourne. Je n’ai plus la force de réfléchir à quoi que ce soit. Dans ces conditions, autant rentrer à l’auberge au plus vite. Je n’ai plus besoin de rester ici. Avec lui.

- Bonne journée, cher monsieur.

Si Liêm le salue en partant, moi, je ne lui dis rien. Pas un mot, pas un au revoir. Je m’éloigne, bien décidée à ne plus lui prêter la plus petite parcelle de mon attention. Cependant, mon cœur me dicte tout autrement.

- Clochette…

Je m’arrête de marcher.

- Si ta réponse était oui…

Lui adresse la parole sans me retourner.

- … alors tu as vraiment été le pire des amis que je n’ai jamais eus.

Silence. Un sourire triste se dessine sur mes lèvres. Prévisible. Je me remets en marche et cette fois aucun bruit de pas ne peut être entendu derrière moi.

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