Chapitre 25

16 minutes de lecture

Il existe toutes sortes de Désalignés. S’ils débutent tous du même point, c’est-à-dire le choix d’une classe autre que celle qui leur a été assignée, la suite de leur parcours ne peut être facilement résumée car inhomogène. Beaucoup parlent de dégringolade, cependant je ne peux décemment pas y accorder un quelconque crédit.

Effectivement, certains de ces rejetés de la société deviennent ironiquement des piliers de cette dernière. Aventuriers, Artistes, parfois même Chercheurs, ils apportent tous ce souffle de nouveauté que certains cadets formés pour ces castes précises n’acquerront jamais. Voyez cela comme une machine à idées : il existe des moyens précis et déterminés pour la faire fonctionner, mais ceux qui la révolutionnent réellement sont ceux qui comprennent son fonctionnement et qui arrivent à ajouter des pièces à son mécanisme. Sans cela, je n’ose imaginer le temps qu’il aurait fallu à notre société pour atteindre de tels sommets.

À mes détracteurs, ceci ne doit absolument pas sonner à vos oreilles comme un cri de rébellion : ce papier ne sert absolument pas à pousser notre jeunesse à cracher sur nos institutions. Car, si cette voie peut ouvrir sur de nouveaux horizons, il s’agit aussi d’un chemin ardu dont je ne recommanderai les péripéties à personne.

Le problème n’étant pas de produire quelque chose d’inédit, mais de le faire reconnaître par le reste du monde. Une origine modeste pour une invention de génie attise la méfiance et le dédain de ceux ayant suivi les voies traditionnelles. Je trouve cela terriblement regrettable que le fruit de tant de recherches finisse par recevoir des éloges, mais seulement à titre posthume. Cela, je n’en doute pas, a déjà dû briser la vie de nombre de Désalignés.

Extrait de Politique détraquée

de Orléo Dorlémon


Un soupir m’échappe. Entre mes doigts, je tiens encore le chèque froissé. C’est à peine si j’ose effleurer du regard la somme qui est inscrite. Til’, ce sale garnement ! Qu’est-ce que je lui ai fait pour qu’il me mette dans une galère pareille ?

Le flot de larmes de Harvey vient juste à peine de se tarir après plusieurs longues minutes d’explications. Alors oui, j’ai des dettes, mais aucune ne me menace d’un couteau sous la gorge. Oui, ça m’est déjà arrivé de rencontrer des gens louches dans la rue à des moments peu animés de la journée, mais ils n’ont jamais osé lever le petit doigt sur moi. Et non, je n’ai pas un besoin urgent d’argent. Enfin si, mais là n’est pas la question ! Rien que de repenser à cette longue session de questions-réponses me sape le moral. Qui aurait cru qu’une personne en proie aux reniflements et aux sanglots pouvait débiter autant de ses interrogations à la suite ? C’est à se demander s’il respire vraiment pour parler.

Mon regard se dirige vers le jeune homme. Assis sur le comptoir de sa boutique, la chemise toute froissée, il achève d’utiliser un dernier mouchoir. Ses yeux gonflés, son nez rouge. S’il n’affichait pas un air béat, on pourrait croire qu’il vient d’apprendre le décès d’un proche. On en est bien loin. Je me masse délicatement les tempes. Déjà irritée de mes précédents contacts cette dernière demi-heure, je sens la peau sous mes doigts fragilisée.

- Je vous assure monsieur Willington : je n’ai vraiment pas besoin de cet argent.

Nouveau reniflement.

- Et moi je vous assure que vous pouvez le garder.

Il se mouche généreusement.

- Mah, prenez ça comme un cadeau d’excuse pour avoir gobé tout ce que le petit Tiloméo m’a raconté. Ça a dû tellement vous gêner.

Reniflement.

- Ce n’est pas grave ! Je ne vous en veux pas : n’importe qui d’autre serait aussi tombé dans le panneau.

La Bande des Écureuils, tout de même… Il existe plus crédible comme nom de gang.

- Alors, sans rancune. Reprenez votre chèque, je vous prie.

Qui offre un tel montant pour s’excuser aussi ? Je lui tends le chèque avec un grand sourire, l’air de rien. Si cela avait été un papier ordinaire, je l’aurais bien volontiers déchiré dès l’instant où Harvey aurait détourné les yeux. Malheureusement… mes doigts se crispent à sa surface. Il s’agit d’un ticket d’or – ou pour les ignorants du véritable terme, un chèque magique.

Un nom bien grandiose pour une apparence bien ordinaire : à peine décoré d’une bordure dorée dans les coins. Je n’aurais jamais cru en toucher un de mon vivant. Bien évidemment, il est disponible à toute personne le désirant – il suffit d’en faire la demande à un Bureau des Affaires -, mais il est plus souvent vu dans les mains de Marchands ou de Chercheurs. Que ce soit pour acheter des marchandises rares en grandes quantités ou un pain chez son Boulanger, quiconque reçoit ceci en paiement est assuré de toucher sa somme à la fin de la journée, qu’il soit détruit, perdu ou que sais-je d’autres. Souvent, il sert de transaction pour montrer pattes blanches lors d’achats importants. Pour montrer que l’on possède les fonds nécessaires.

C’est pourquoi il faut à tout prix que je le lui rende. Si Harvey le détruit, le paiement sera purement et simplement annulé. Je ne peux décemment pas rester une minute de plus en possession de ce chèque. Avec une telle fortune à portée de main… les milliers de possibilités défilent. Plats gourmands, habits neufs, petits plaisirs. Les privations, les envies remontent dans mon esprit et me perturbent. Même dépenser avec entrain ne saurait assécher complètement cette source de revenu miraculeuse pendant quelques mois au moins. Dire que je suis sûre qu’il en a beaucoup d’autres comme celui-ci.

Aller, tu vas le reprendre oui ! Mon regard désespéré ne quitte pas d’un pouce le jeune homme. Ce dernier dépose son mouchoir tout fraîchement utilisé au-dessus de la pile juste à côté de lui. Dernier reniflement, avant de secouer une nouvelle fois de la tête.

- Je vous prie de m’en excuser, mademoiselle, mais je ne peux pas me forcer à reprendre ce chèque.

Ses petits yeux de chiot s’illuminent de détermination.

- Je vous ai peut-être offert cet argent pour une mauvaise raison, mais il n’en reste pas moins que…

Sa main se pose à l’emplacement de son cœur. Il est prêt à déclamer sa tirade émotionnelle et terriblement poétique.

- Donné c’est donné et reprendre c’est voler.

Gros clin d’œil.

Je crois que je vais devenir folle. Est-ce une mauvaise chose de secouer à en étrangler son futur employeur ? Histoire de peut-être faire rentrer dans sa tête un semblant de réalité ?

Soupir. Je doute fortement de cela. Et, comme pour me narguer davantage, l’encre indélébile de mon nom gravé sur ce chèque étincelle de mille feux. Un sourire nerveux anime mes lèvres.

- Je vois. Il semblerait que je n’ai pas d’autre choix que d’accepter.

Heureux de me voir toute « lumineuse », l’expression faciale de Harvey se fait encore plus béate, si c’est possible. Seulement… Il ne semble pas tout à fait saisir le fond de ma pensée. S’il savait, il ne ferait sûrement pas cette tête-là. Quel est le peuple magique qui a créé cette horreur de chèque déjà ? Les Komainus ou les Verumens ? Peu importe, je m’imagine très bien leur donner un retour clientèle des plus savoureux. Un coup sur le museau d’une créature lionnesque ou dans le corps mou d’un humain à tête de plante, peu importe : je suis persuadée que les deux sauront me détendre de la même manière. Pourquoi ne pas avoir pensé à rajouter des protections pour les petites gens comme moi qui veulent refuser l’argent qu’on leur offre ? Je veux dire, il pourrait y avoir tellement de dons abusifs à cause de cela. Comme ce qui se passe en ce moment avec ce mec-là.

- Mah, tout à fait !

Regardez cette bouille satisfaite ! C’est tout juste si le jeune homme se retient de sautiller partout, je le vois bien. Sa tête qui s’agite, ses cheveux qui s’y raccrochent désespérément pour suivre la cadence, un grand sourire qui pointe le bout de son nez juste avant d’être de nouveau réprimé en une moue sérieuse. N’est-ce pas là la meilleure raison du monde pour mettre en place ce genre de dispositif ? Peut-être parce qu’ils s’étaient dit qu’aucun humain sain d’esprit rejetterait les billets et les pièces lancés en plein dans sa face. Mais JE suis une humaine saine d’esprit et je veux tout sauf sentir le poids de cette gratitude forcée. Alors, où sont les penseurs derrière cette invention pour que je puisse avoir une petite discussion avec eux ?!

Soupir. Ma main fébrile passe un instant sur mon visage. Je divague complètement. Il faut que je me ressaisisse ! Une dernière friction sur mes tempes avant de leur épargner une nouvelle séance de massage désormais peu agréable. Moi qui avais déjà bataillé si dur ce matin pour convaincre Martha de ne pas me donner un pécule, pour le coup, c’est raté. Me voilà maintenant avec une somme encore plus colossale à supporter. Nouveau soupir. Misère, Harvey est-il seulement un vrai entrepreneur ? Comment se fait-il que sa boutique n’ait toujours pas coulé avec une telle naïveté ? On pourrait lui faire avaler n’importe quoi tant que le récit garde un peu de logique. C’est le genre de personne qu’il serait tellement facile d’exploiter jusqu’à la moelle…

Mais ce n’est pas mon genre.

Pas du tout même. Je me retiens de tripoter à nouveau mes tempes et adoucis à la place le pli entre mes deux yeux. C’est plutôt étonnant qu’une migraine ne me gangrène pas déjà la cervelle. Heureusement pour moi, j’arriverais peut-être à la prévenir : la solution à tous mes soucis s’offre à moi.

- Dans ce cas, si vous le voulez bien, passez-moi une feuille et un stylo. Il y a encore une chose à régler.

- Je vous donne ça tout de suite !

Sans une question, il s’exécute. D’une énergie débordante, d’un bond gracieux et calculé, il glisse le long du comptoir.

Bam !

Se retrouve de l’autre côté. Puis il s’accroupit. Sa silhouette disparaît derrière le meuble, ne laissant dépasser que le haut de son bob coupé court. Harvey fouille, farfouille. Ses doigts s’activent dans les tiroirs des meubles.

Clac ! Clac !

Il les ouvre et les ferme à la chaîne. Sans pour autant trouver ce qu’il cherche. Essuyant échec après échec, l’impatience du jeune homme commence à grimper dans l’air. Elle ronge lentement son air insouciant, fait froncer ses sourcils, pincer ses lèvres. Dans chaque son, on entend sa fébrilité. Celle d’à tout prix satisfaire ma demande.

J’aurais presque aimé qu’il s’agisse d’autre chose.

Je détourne le regard. Méfiance, pensées qui taraudent son esprit, tout sauf cette serviabilité sincère. Parce que maintenant, c’est moi qui suis en train de me monter la tête, à lui inventer des intentions cachées. Peut-être que son jeu d’acteur est incroyable et que je me fais berner depuis le début ? Ou peut-être attend-il de moi que je lui renvoie l’ascenseur d’une quelconque manière ? Après tout, qui voudrait me donner autant d’argent sans rien attendre en retour ?

- Mah enfin j’ai trouvé !

Soudain, son visage réapparaît de derrière le comptoir. Grand sourire. Tout content de ses trouvailles, il les dépose face à moi, sur la surface en bois.

- Tenez !

Mon regard parcourt un instant les deux objets.

Je mets un peu de temps pour lui répondre.

- Merci.

Je lui grimace un sourire. Ce genre de personne me donne le tournis. Parce qu’imprévisible, parce que trop gentille. Mon humeur s’assombrit. Du moins, selon mes critères. Sans doute, de cette méfiance, on pourrait en parler des heures, raconter qu’elle est le résultat de ma vie d’écorchée. Mais… Je me mordille la lèvre.


- Si ta réponse était oui, alors tu as vraiment été le pire des amis que je n’ai jamais eus.


C’est précisément cette même méfiance qui m’a permis plus d’une fois de me sortir de situations… compliquées. Mes paupières tombent un bref instant. Et à chaque fois… mes doigts effleurent l’emplacement de mon cœur. Cela se termine de la même façon.

- Tout va bien ?

Ne me voyant pas empoigner le stylo qu’il m’avait apporté, l’inquiétude a commencé à envahir le jeune homme. Je lui souris tant bien que mal.

- Oui. Oui, tout va bien.

Je m’empresse de mettre mon plan à exécution, de chasser ces vilaines pensées. Harvey est différent de… lui, donc tout ceci ne le concerne pas. Habituée des protocoles, ma main dessine sur le papier les lignes déjà tant de fois décryptées. Je m’applique pour rendre le tout lisible et le plus officiel possible. Curieux, le gérant de « Harvey & cie » zieute par-dessus mon épaule.

- Mah, qu’êtes-vous en train de faire ?

- Je rédige notre contrat de travail.

- Un contrat ?

Cela me paraît être une évidence. Même si, j’avoue y rajouter une ou deux clauses phares en ma faveur. Clause numéro une : ne pas m’offrir de l’argent sur un coup de tête. Et, clause numéro deux : ne pas me verser de salaire pendant les premiers mois, histoire d’amortir un tantinet cette somme que je n’arrive pas à refuser.

- Oui, vous ne vouliez pas m’engager ?

Sourire, l’air de rien. Faites qu’il n’en ait pas déjà préparé un, faites qu’il n’en ait pas déjà préparé un !

- Si si ! Mais je ne pensais pas qu’on allait devoir s’encombrer de tout cet administratif, mah c’est tout.

Hein ?

Le stylo se stoppe au-dessus de la feuille ; j’en détourne mon regard, cligne plusieurs fois des yeux, retenant avec peine un air ahuri. Dans quel monde vit-il exactement ? C’est le b.a.-ba de la relation employeur-employé. À moins que…

- Vous comptiez ne pas en faire ?

Gêné, Harvey se gratte la nuque, ses yeux regardent ailleurs. Ses joues rougissant de plus belle.

- Mah, c’est-à-dire que…

Ne me dites pas que…

- Juste pour savoir, le travail que vous me proposez n’a rien de… n’a pas de particularité dont je devrais être au courant ?

Expériences illégales, trafics de substances, ventes d’informations… Chaque secteur du Marché Noir défile dans ma tête. Et après chacune, mon choix de travailler avec ce jeune homme tremblote dangereusement vers l’abîme. Ma prise sur le stylo tremble. Dans quoi me suis-je encore embarquée ?

- Non, pas du tout ! Mah, comment pourrais-je vous expliquer ça simplement ?

Un de mes sourcils se lève. Parce que c’est compliqué à expliquer ? L’air de plus en plus concentré de Harvey manque de me donner envie de sortir en trombe du magasin. Le souvenir des aboiements et des bruits de ferrailles dans l’arrière-boutique me revenant à l’esprit.

- Je sais ! Notre travail est d’aider les gens dans leur quotidien.

Je ne saurais dire si cette réponse empire ou non la situation. Vague, aux interprétations multiples. On peut quasiment tout faire dire avec une phrase pareille ! Un cri remonte jusqu’à ma gorge mais le visage lumineux de mon futur employeur l’arrête net. Si… innocent. Soupir. Calme-toi. La tête te tourne là. Tu n’as pas les idées claires et tu t’emballes sans doute pour rien. La main un peu tremblante, j’achève l’écriture d’un nouveau paragraphe. Avec mon profil, mon employabilité frôle le négatif. Je n’espère guère trouver mieux plus loin. Et puis, Martha lui fait confiance ; j’imagine que je peux en faire de même. De toute façon, je me suis déjà trop empêtrée dans cette histoire pour faire marche arrière. Peu à peu, ma panique se tranquillise. Poser mes pensées à plat ainsi calme mon cœur devenu erratique. Et puis, avec une vie comme la mienne, à quoi je m’attendais aussi ? Un faible sourire flotte sur mes lèvres.

Mot après mot, je m’avance lentement vers la fin du contrat. Alors, quand la voix de Harvey revient me chatouiller les oreilles, j’en suis presque surprise. Y avait-il autre chose à dire ?

- En tout cas, je suis heureux que vous ayez accepté de venir travailler avec moi.

Soigneusement, je finis la boucle d’une lettre, suivie d’un point. C’est à peine si ma concentration me laisse le temps de laisser échapper une réponse…

- Pourquoi donc ?

- Et bien…

Sa voix hésite un instant. Pas une seconde mon regard ne quitte la feuille des yeux. En vérité, je ne pensais pas devoir réagir aussi vivement à ce qu’il allait dire…

- Comme vous pouvez le voir, je ne suis pas un Marchand officiel.

Je me fige. Le stylo se stoppe net au milieu d’une phrase.

- Cela a déjà rebuté plus d’une personne à venir dans mon entreprise.

Sans prévenir, je fais volte-face. Surpris, Harvey recule de quelques pas, mais je ne m’en préoccupe même pas. Mes yeux parcourant déjà de long en large la chemise qu’il porte. D’un blanc immaculé, sans fioriture inutile. Rien. Absolument rien. Aucune tête de renard ne brille sur sa poitrine, ni quoi que ce soit d’autre d’ailleurs. Le verdict s’impose de lui-même.

Un Désaligné.

La gorge serrée, j’ose enfin croiser le regard du jeune entrepreneur. Anxieux, les traits tirés. Il a compris. Compris que je ne m’en étais pas rendu compte jusqu’à maintenant. Sa bouche ne forme plus qu’une ligne fine, c’est à peine si je devine son torse se soulever. Ses yeux brillant, prêts à laisser s’échapper de nouvelles larmes, cherchent dans les miens cette confirmation d’avoir commis l’erreur qui me poussera à lui tourner le dos.

Pourtant, il n’a rien fait de mal.

Mon cœur tambourine contre mes côtes. Mes yeux se baissent, soutenir son regard devient insupportable. Une proposition de travail hors des clous comme celle-ci n’a rien d’illégal. Au contraire même, elle est tout aussi reconnue que celles faîtes par des personnes de la caste. Le prestige et la reconnaissance en moins. Regards dénigrants et traitements injustes en plus. Après tout, pourquoi engager quelqu’un dont les compétences ne sont assurées que par ses dires et non pas par une formation officielle ? Sans réputation, les Désalignés ne sont rien. Travailler pour quelqu’un comme ça ne peut promettre qu’une charge mentale conséquente pour des bénéfices si incertains. On est très loin du rêve.

Le souffle tremblant, je prends une grande inspiration. Cherchant les bons mots. Et, une fois sélectionnés, c’est à peine si ma voix fébrile arrive à les porter dans les airs :

- Je pense…

Sans même croiser son regard, je le sais me scrutant de toutes parts. Tendu, pendu à mes lèvres. Prêt à s’effondrer devant un nouvel échec cuisant.

- Je pense que je suis mal placée pour juger, vu ma situation.

Cette petite phrase flotte un instant entre nous. Le temps d’imprégner nos esprits, de laisser sa signification être saisie.

Puis soudain c’est l’explosion.

- Mah, je suis vraiment heureux de vous l’entendre dire, vous ne pouvez pas savoir !

D’énergique, il devient survolté. Ses grands yeux verts écarquillés. Sa bouche grande ouverte en un sourire défiant toute concurrence. Ses joues rosies par le plaisir. Le jeune homme se précipite pour me rejoindre de l’autre côté du comptoir avant de me prendre dans ses bras. Impuissante, je me laisse étreindre et secouée de haut en bas par les petits bonds d’excitation qu’il fait sur place. Un petit rire m’échappe devant tant de joie. Comment y résister après tout.

– Calmez-vous ! Calmez-vous, je vous en prie ! Vous ne savez même pas encore si je ferai du bon travail.

– Mah, mais ça, je le sais déjà !

– Ah oui ? Comment pouvez-vous savoir ça ?

– Parce que vous êtes un talent unique au monde !

À ces mots, mon corps se crispe. Je grimace. L’étreinte autour de moi se relâche. Peut-être a-t-il senti mon inconfort, peut-être a-t-il senti mon changement d’humeur, quoi qu’il en soit, Harvey s’éloigne de moi. Immédiatement, sa chaleur me quitte. Une distance se réinstalle entre nous.

Flottement.

Gêne et malaise plombent l’air joyeusement. Nous nous regardons dans le blanc des yeux. Lui, tout tremblotant, moi, me mordillant la lèvre. Je regrette ma réaction. Terriblement. Qui aurait cru qu’il se montrerait aussi sensible à mes émotions ? Il a su percevoir un changement aussi minuscule que celui-là, c’est bien ma veine.

Il avait l’air si joyeux. Je… je ne souhaitais pas le couper dans son élan ainsi. Je ne voulais pas qu’il se culpabilise de m’avoir… vexée ou quoi que ce soit puisse être d’autre. C’est juste que… je n’aurais pas employé ces mots pour me décrire. C’est aussi insignifiant et bête que cela. Je me retiens de me mordre jusqu’au sang. Grimaçant un sourire, je tente de détendre l’atmosphère :

- Talent ? Je n’ai rien de spécial pourtant.

- Rien de spécial !?

Le jeune homme s’égosille presque devant ma réponse.

- Mah là, je ne peux pas vous laisser dire ça !

Ses poings se posent sur ses hanches, ses sourcils se froncent de plus belle.

- Vous avez tenu tête à Karibou devant une foule entière ! Vous lui balanciez vos arguments les uns après les autres comme ceci.

Harvey mimique une position de combat, donne des coups de poings dans l’air.

J’ai fait ça, moi ?

- Puis, vous l’avez envoyé au tapis, comme ça !

Sa main droite décroche un uppercut vers le plafond.

- Et il n’a rien pu faire pour vous en empêcher !

On est sûr de parler de la même personne ?

- C’était très courageux de votre part de le défier ainsi : tout le monde a peur de Karibou. Mah, même moi, parfois.

Au fil de son discours enflammé, des étoiles se sont allumées dans ses yeux. L’admiration suinte de tout son corps. Il transpire l’adoration devant moi. J’avale difficilement ma salive. L’appréhension me prend la gorge. L’appréhension de décevoir cette âme si innocente. Je suis tout sauf celle qu’il vient de décrire. L’hésitation me persuade presque de ne pas intervenir, de me murer dans le silence : qui sait, si ça se trouve, il finira par oublier toute cette histoire et je n’aurais pas à faire face à la déferlante d’émotions qui le submergera en apprennant la vérité.

Cette excuse est bien pitoyable : elle ne convainc même pas moi, sa créatrice. Et puis… Je ne me pardonnerai jamais de l’avoir trompé ainsi. Nouveau soupir.

- Excusez-moi mais, je suis un peu confuse. Je crois qu’il y a erreur sur la personne : je n’ai rien fait de tout ça.

Interloqué, le visage de Harvey se penche sur le côté.

- Comment ça ?

- Je ne sais pas ce que vous avez entendu de cet incident, mais ce n’est pas moi qui aie tenu tête à Karibou : c’est l’homme qui se tenait à côté de moi.

Sans doute, n’a-t-il pas vu de ses propres yeux ce qui s’est passé : sinon, il ne serait pas en train de chanter mes louanges. Pourtant…

- Je ne suis pas sûr de comprendre ce que vous êtes en train de me dire.

… sa réponse est tout sauf celle que j’attendais.

- J’ai assisté à la scène du début à la fin.

Un air perplexe se déroule sur son visage. À nouveau, ses doigts viennent gratter sa nuque. Mes sourcils se froncent.

Quelque chose cloche.

- Je vous ai vue vous défendre bec et ongles du début jusqu’à la fin, mademoiselle.

Non, ce n’est pas vrai : ce n’est pas moi qui…

- Et je peux vous le jurer, je n’ai vu aucun homme à vos côtés.

Un rayon de lumière vient frapper le visage sérieux de Harvey.

- Exceptés vous et Karibou, personne n’a pris la parole dans cette boutique.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire AliceMerveilles ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0