2.8 La liturgie funèbre.
Nous marchons maintenant depuis plusieurs heures, le soleil a glissé sur notre gauche et s’est enfoncé au-delà de la forêt. Je ne pense pas que nous sortirons aujourd’hui de notre prison végétale.
Soudain, nous entendons de longs cris rauques tout autour de nous et les kalins ralentissent leur marche tout en resserrant les rangs. Une anxiété palpable semble les saisir. Le chef de la meute multiplie nerveusement les sifflements aigus et nous voyons nos petits amis dresser la tête, oreilles tendues, et explorer des yeux, de manière saccadée, la futée autour de nous.
Subitement un long cri de détresse retentit derrière nous. Me retournant, j’ai juste le temps d’apercevoir de noirs silhouettes s’emparer d’un temrihuts qui s’était un peu écarté de la troupe et l’entrainer vers la cime des arbres en hurlant d’un rire effroyable.
Suivant les cris que nous percevons, il apparait que cet escadron diabolique s’éloigne rapidement et l’atmosphère se détend parmi les kalins. La marche reprend à un rythme normal et nos compagnons ne donnent pas l’impression d’être très affecté par la disparition de leur congénère.
L’obscurité commence à envahir la forêt et le leader donne le signal de l’arrêt et de la constitution du campement. Les kalins reproduisent l’organisation du camp telle qu’ils l’avaient réalisée hier et nous nous apprêtons à entamer notre repas, bien décidés cependant à ne pas reproduire les abus qui, dans la nuit, avaient menés Télémaque au bord du désespoir.
Entre temps, un nouveau contact avec le lieutenant Klibs est établi, mais rien de réellement neuf n’en sort, même s’il insiste de nouveau lourdement sur le fait qu’il serait dangereux pour nous de nous rapprocher des villes.
Alors que nous nous dirigeons vers le feu, notre attention est attirée par le mouvement général de la meute. Dans un premier temps celle-ci se regroupe en rangs serrés autour de son chef puis s’élargit lentement de façon à former un cercle régulier d’environ quatre mètres de large. L’un des individus les plus anciens s’avance alors et dispose un premier caillou rouge au centre de l’anneau. Simultanément le reste de la troupe entame une triste et lancinante mélodie qui s’amplifie progressivement alors que chacun leur tour, apparemment par ordre d’âge, les autres temrihuts viennent déposer leurs pierres. Peu à peu, très reconnaissable, apparait ainsi le visage d’un des leurs. Dès que celui-ci est complété, le meneur siffle de façon prolongée et tous se figent et la mélopée s’éteint. Armé d’une longue branche souple, il s’avance au plus près du dessin et d’un coup le disloque et en disperse les éléments. Les plus jeunes se précipitent alors pour s’en saisir et les lancer le plus loin possible de part et d’autre de la clairière. En un instant, il ne reste rien de la fresque de pierre et chacun retourne à ses occupations comme ci rien ne s’était produit.
- As-tu vu comme moi ? me demande Télémaque, tout ceci ressemble à une cérémonie funéraire.
- Il me semble, en effet, qu’ils ont rendu hommage à leur ami enlevé sous nos yeux tout à l’heure. C’est absolument incroyable ! Si c’était le cas on pourrait considérer qu’ils disposent d’une forme de spiritualité et alors d’une conscience aigue de la vie et de la mort proche de la nôtre. Ce serait extraordinaire.
- Oui, j’avoue n’avoir jamais rien vu de semblable et pourtant des choses étonnantes, mes voyages m’en ont fait voir beaucoup.
- Il est bien dommage que le traducteur que m’a donné Sjókoma lorsque j’ai quitté Eilifuis ne me permette pas de décrypter leurs cris.
- "La plus belle chose que nous puissions éprouver, c'est le mystère des choses.", disait ce vieil Einstein, reprit Télémaque avec philosophie. Alors ressentons pleinement le privilège d’avoir vécu ce moment.
Puisque nous parlons de scientifiques et d’expérience, mon compagnon transforme le diner en une succession d’expérimentations. Il goute un à un chaque met proposé par les kalins dans l’espoir d’identifier celui qui l’avait ramené dans les bras de sa tendre Polycaste. Il prend le met, l’observe attentivement, l’ouvre, en considère l’intérieur, en prend une part infime du bout des lèvres puis l’engloutit d’un coup, et cela plusieurs fois pour chaque aliment. Mais aucun ne semble faire l’effet escompté, sauf l’un d’entre eux dont la forme légèrement conique et la peau constituée d’écailles fait penser à la pomme cannelle. Sa chair blanche est parsemée de grosses graines rouges trop rigides pour être mangées. Après l’avoir ingurgitée, Télémaque ressent un léger vertige et sa vue se voile imperceptiblement. Mais ce fruit n’est présent qu’en un exemplaire unique, ne permettant pas de prolonger l’observation ce qui fruste amplement mon ami.
- Je suis certain que c’est ce fruit, me dit-il, l’air sûr de lui. Il m’en faut d’autres absolument !
- Sauf que nous n’en avons pas davantage et c’est probablement parce que les kalins n’en ont pas trouvé plus, lui réponds-je. Il va falloir remettre à plus tard tes observations.
- Je ne peux rester sur ce doute, il faut m’en retrouver, insiste-t-il en se levant pour aller inspecter la végétation en limite de notre campement.
Immanquablement, il revient bredouille, l’air complétement insatisfait. Cela ne l’empêche pas de fouiller nos détritus et de ramasser les graines qu’il avait délaissées lors de la dégustation.
Me vient alors une pensée ; considérant l’intelligence dont fait preuve ce fascinant peuple de la forêt. Peut-être, à la suite de l’expérience malheureuse de la veille, et ne souhaitant pas qu’elle se renouvelle, ont-ils évité de mettre à notre disposition une grande quantité de ces fruits. Ce raisonnement me parait alors tout à fait crédible et je suis persuadé que c’est bien cette baie qui a incommodé Télémaque. Peut-être en aurons-nous confirmation lors des prochains repas.
Toujours est-il que du fait de la procédure mise en œuvre par Télémaque, nous finissons notre repas bien après les kalins. Ceux-ci ont déjà pris leurs quartiers nocturnes et ne voulant pas les perturber, nous nous couchons et ne tardons pas à trouver le sommeil.
La nuit s’écoule sans incident et dès le lever du soleil nous nous remettons en route.
Progressivement, alors que nous avons dû parcourir une dizaine de kilomètres, les sifflements du chef deviennent plus aigus et plus courts et la tension monte dans la meute. Au lointain se font entendre les rires hideux que nous avons subis lors de l’enlèvement de la veille. Mais contrairement à sa stratégie antérieure, le meneur décide d’accélérer le pas et la troupe augmente sensiblement son allure.
Un nouveau point télépathique avec Klibs marque la fin de matinée, mais celui-ci n’est pas plus riche d’informations que le précédent.
A peine ai-je interrompu la liaison que l’excitation du groupe monte encore d’un cran, les temrihuts pointant les mains vers le nord. Dans un premier temps, je ne distingue rien de particulier dans la futaie rouge, mais d’un coup, j’aperçois une première trouée, puis une autre plus conséquente, puis d’autres. Mon cœur s’emballe et je ne peux m’empêcher de crier à Télémaque :
- Ça y est nous arrivons en lisière de forêt ! Nous y sommes, nous sommes sauvés !
Mais peut-être, me suis-je réjoui trop tôt.
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