3.1 Le campement de la fin du monde
Devant nous, le dénuement est total. Une vingtaine de huttes en branchages se dispersent ici ou là, sans logique apparente. Le sol craquelé par le soleil est balayé par un vent sec qui semble transporter des débris animaux ; poils, peau, morceaux d’os mais aussi des lambeaux de chair brune. Une odeur d’équarrissage sature l’atmosphère la rendant pratiquement irrespirable.
Dans cette atmosphère lugubre, errent quelques femmes, ou pourrions-nous dire, des spectres féminins. La dizaine de personnes que nous observons est décharnée, leurs traits sont tirés et leurs teints tournent au gris. Au moment où nous arrivons au niveau de la première masure, une femme en sort. Mieux nourrie et lavée, elle pourrait sûrement encore paraître jeune. Mais en l’état on lui attribuerait plutôt une cinquantaine d’années. Surprise de nous voir, elle cesse son avancée, mais ne semble, de toute façon pas en capacité d’aller bien loin.
Sur sa hanche, soutenu par un torchon miteux, un bébé bouge lentement et finit par capter toutes nos attentions.
Âgé d’environ 8 mois, il a la tête est en forme de poire inversée, celle-ci s’élargit sensiblement du bas vers le haut, sa fontanelle est largement bombée et son regard tombe vers le sol. Sa respiration laisse entendre des difficultés respiratoires importantes.
- Hydrocéphalie, diagnostique Télémaque, le malheureux n’en a plus que pour quelques jours ou au mieux quelques semaines.
- C’est horrible, je n’avais jamais vu des déformations pareilles sur un bébé, lui réponds-je. Pauvre enfant et pauvre femme !
- La maman n’est pas mieux, regarde les ulcères qu’elle porte autour de la bouche, sur les mains et les pieds. Ses yeux sont aussi atteints et des tics violents animent horriblement son visage. À mon avis, elle est atteinte d’une forme avancée de syphilis. Sans traitement rapide, elle non plus n’a pas beaucoup d’avenir.
Ne connaissant pas le niveau de contagiosité de sa maladie, nous restons à l’écart et poursuivons notre avancée dans le camp. Nous croisons ainsi une douzaine de femmes, moins atteinte que la première mais généralement bien mal en point. Quelques rares enfants s’accrochent à leurs guenilles, les yeux bordés de pus et leurs têtes chauves couvertes de croutes purulentes. Plus nous avançons plus l’odeur pestilentielle nous accable
Désirant fuir ce spectacle, les remugles et la chaleur nous sommes tentés de nous éloigner rapidement, d’autant que nous apercevons un chemin qui sort de ce cantonnement sinistre. Mais une femme à l’allure digne, habillée d’une longue tunique noire et au port altier nous interpelle.
- Bonjour Messieurs, soyez les bienvenus. Nous n’avons pas l’habitude d’avoir la visite d’étrangers par ici. Aussi ne vous offusquez pas de l’accueil.
- Bonjour Madame, lui réponds-je. Je vous remercie mais nous ne faisons que passer, nous venons de sortir de la forêt rouge et remontons vers le Nord et Bçome où nous sommes attendus, aussi nous ne vous dérangerons pas plus longtemps.
- Je comprends que vous soyez choqués par ce que vous voyez et sentez autour de vous mais je vous prie de bien vouloir écouter mes explications concernant ce sinistre lieu. Je suis sûr que vous changerez la vision que vous avez de nous. Vous pourrez entendre parler de nous tout au long de votre périple, mais uniquement en termes négatifs et j’aimerais tant que votre passage soit l’occasion de corriger, ne serait-ce qu’un peu ces clichés rébarbatifs. Alors accordez moi juste quelques minutes.
Tout à fait ébranlé par ce discours auquel je ne m’attendais pas et malgré un présentiment qui m’incite à quitter ce village dans les meilleurs délais, au fond de moi quelque chose me dit qu’il faut que j’écoute cette femme pour mieux comprendre ce lieu étrange. Je fais part de mon ressenti à Télémaque qui semble penser comme moi. Aussi décidons nous d’oublier la répugnance qui nous taraude et de répondre favorablement à la requête de cette maitresse femme.
- Si notre passage peut vous aider, alors nous sommes disposés à vous écouter, lui dis-je. Mais nous n’avons que peu de temps car nous sommes attendus et sommes déjà en retard.
- Suivez-moi, ma demeure est un peu à l’écart du campement, nous y serons plus à l’aise. Cependant, je vous demande de ne pas réagir à ce que vous pourriez voir, entendre ou inhaler sur ce court trajet. Surtout restez silencieux, je vous éclairerai sur tout dès que nous serons arrivés. Je peux cependant vous garantir qu’il ne vous arrivera rien de facheux.
Tout en l’écoutant, je suis frappé par la profonde lueur qui émane de ses yeux verts. Malgré sa tenue stricte et l’environnement cauchemardesque, je me sens pénétré par son regard et ai l’impression de ressentir une tendre chaleur me saisir. Soit elle a des dons d’envoutement, soit elle a en elle-même d’incroyables capacité de résilience et de confiance. D’instinct j'opte pour la seconde option.
La dame en noir se met en route vers l’ouest, là où démarre une route. Nous lui emboîtons le pas. Sa taille élancée, ses hanches étroites et son pas distingué la distin différencie nettement des autres femmes que nous avons déjà rencontrées. Sa présence ici me semble totalement extravagante.
Notre cheminement nous conduit à proximité d’un bâtiment sans forme ni couleur surmonté d’une haute cheminée d’où s’échappe la nuée noire que nous avions aperçue de loin. L’odeur devient franchement insupportable d’autant que le vent rabat sur nous cette pestilence. Nous découvrons alors un autre édifice plus petit, distant du premier d’une vingtaine de mètres. Quatre femmes squelettiques sortent de cette construction en poussant un large chariot vers l’autre bâtiment.
Cette scène alimente notre angoisse, mais, alors que ce sinistre cortège a couvert plus de la moitié du chemin, un puissant coup de vent le prend de travers et soulève le drap qui recouvre le tombereau.
Avant que le tissu retombe, nous avons le temps d’apercevoir plusieurs corps nus, dont l’un tourne vers nous une tête énucléée, avec des trous béants en place du nez et des oreilles.
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