3.2 Un ignoble trafic.
Attention : Ce chapitre comporte des passages difficiles à ne pas mettre dans toutes les mains. Personnes sensibles s'abstenir !
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Notre hôtesse ayant perçu que cet affreux spectacle ne nous avait pas échappé, se tourne vers nous :
- Ce que vous venez d’apercevoir est horrible, nous affirme-t-elle, mais je vous demande de me faire confiance, une fois arrivé, je vous expliquerai tout cela, rassurez-vous, il ne vous arrivera rien.
C’est donc dans une ambiance encore plus lugubre que nous poursuivons notre chemin et après sept à huit minutes, nous nous retrouvons devant une maison de pierres ocres à toit plat, de dimension réduite, mais parfaitement entretenue.
La dame en noire y pénètre et nous invite à la suivre. Nous pénétrons dans une pièce organisée autour d’une table en bois rouge de haute taille. Six tabourets hauts de la même essence l’entourent.
- Prenez place, nous propose-t-elle, je ne peux malheureusement vous proposer que de l’eau pour vous rafraichir, nos moyens sont extrêmement réduits.
- Sans problème, l’eau fera tout à fait l’affaire pour nous abreuver, lui réponds-je. Mais nous avons surtout hâte d’entendre ce que vous avez à nous apprendre sur ce lieu pour le moins déconcertant, et surtout sur ce que nous venons de voir.
- Effectivement, je vais m’employer à répondre à vos interrogations. Mais tout d’abord excusez moi de ne pas m’être présentée. Je m’appelle Wanita kulitam[1] et je suis la responsable de ce lieu. Je ne sais d’ailleurs pas comment l’appeler. Ce n’est pas un village car comme vous avez pu le voir, la plupart des habitions sont de simples huttes, ce n’est pas une prison car vous ne verrez aucun barreau ni aucun gardien, ce n’est pas un bagne car on y travaille, mais sans contrainte physique. Vous ne le trouverez sur aucune carte, cependant ce lieu porte un nom : Ak’irdunia. Ce qui en dialecte local signifie la fin du monde.[2]
- Pour nous qui venons de la forêt, ce serait plutôt le début du monde. Mais je vous ai coupé, excusez-moi.
- Ce nom est approprié à plusieurs titres. D’une part du fait de sa situation géographique, aux confins d’une large steppe stérile mais à proximité d’une forêt inextricable et dans laquelle personne ne s’aventure jamais. D’autre part car ce lieu pour les vivants et un lieu d’exile d’où l’on ne revient pas, et pour les morts, un lieu où tout leur être disparait.
A ces mots, je sens les poils se hérisser sur mes bras et une onde froide me remonter le dos.
- Vous voulez dire que les femmes que nous avons vues tout à l’heure sont condamnées à vivre ici jusqu’à la fin de leur existence ? Mais qu’ont-elles fait pour mériter un sort aussi horrible ?
- Et bien, en général pas grand-chose. Il faut savoir que notre nation est extrêmement machiste. Les hommes sont tout puissants et les femmes ont très peu de droits. De plus les mœurs sont très strictes. Une femme doit arriver vierge au mariage. C’est une règle absolue. Les créatures que vous avez croisées sont surtout des filles ou des compagnes dont quelqu’un a voulu se débarrasser. Parfois un père, à la suite d’un égarement de la pauvre fille qui s’est retrouvée enceinte hors mariage, soit une femme qui a eu le malheur de ne plus plaire à son mari ou même simplement a contracté une maladie infectieuse. Sur simple décision d’une caricature de tribunal, la personne concernée est envoyée ici finir ses jours, ce qui en général arrive assez rapidement.
- Mais personne ne s’oppose à cet exil ? Les autres membres de la famille l’acceptent sans broncher ? Comment peuvent-ils ainsi abandonner un être cher avec lequel ils ont vécu ?
- Simplement car le système est totalement couvert par un lourd secret. Seuls les hommes les plus riches y ont recours et le jury qui envoie les victimes ici n’a pas d’existence légale, c’est un rassemblement de crapules sans scrupules.
- Et les enfants ?
- Lorsque la personne est mère, les enfants en bas âge ne sont considérés que générant des dépenses d’argent et de temps. Donc la plupart du temps, ils disparaissent avec leur maman et se retrouvent ici. C’est pourquoi vous en avez vu autant. Mais en agissant ainsi, leurs parents les condamnent à une mort certaine car rien n’est prévu pour eux.
- Décidemment, ces gens sont totalement inhumains. Mais, quand une fille ou une épouse disparait, personne ne s’en émeut ?
- Non car le système est bien réglé. On explique les disparitions par des enlèvements, des fugues, des morts brutales ou accidentelles, certains hommes vont même jusqu’à organiser des funérailles officielles avec des cercueils lestés pour justifier les disparitions. Mais tout cela est couvert au plus haut niveau du pouvoir.
- Pourquoi, une fois arrivées ici ces femmes ne s’enfuient-elles pas ?
- Tout simplement car elles n’ont nulle part où aller. Au sud elles trouvent la forêt qui, simplement par sa réputation, les repousse. Et dans les autres directions, le pays est désertique et elles ne peuvent aller loin avant de tomber d’épuisement et de faim. De plus, comme elles sont souvent issues de milieux privilégiées, elles n’ont aucune résistance et leur santé se dégrade rapidement et irrémédiablement.
J’ai déjà entendu parler de traitements horribles infligés aux femmes, notamment les enfermements arbitraires au couvent sous la royauté ou dans des asiles comme à l'hôpital de la Salpêtrière en fin du XIXe siècle, mais jamais je n’aurais pu croire voir cela de mes propres yeux. Je sens une chape de plomb s’abattre sur mes épaules et il n’est pas besoin d’être grand psychologue pour constater que Télémaque ressent les mêmes sensations.
- Soit, vous nous avez expliqué la présence de ces malheureuses. Mais les cadavres défigurés que nous avons aperçus il y a quelques minutes, qui sont-ils ? Et pourquoi sont-ils aussi maltraités ?
- Tout d’abord, il vous faut savoir que notre pays est aux mains d’une dictature sanglante qui était associée avec l’ancien pouvoir de Bçome, avant la révolution d’il y a quinze ans. Nos dirigeants gouvernent par la peur et la délation. Ils ont inventé un abominable système qui fait croire que chacun est épié en permanence et n’a aucune vie privée. Ce système a pour cœur un temple abjecte au milieu de sa capitale Taüsegna[3]. Au centre de ce temple, d’immenses bocaux renferment des milliers d’organes : yeux, nez et oreilles se mouvant dans des bains de composé organique. Quand vous visitez ce temple, et sa visite est obligatoire dès l’âge de cinq ans, puis tous les sept ans, on vous explique que ces membres en mouvement scrutent sans interruption tous bâtiments et tous les espaces du pays. Ainsi le pouvoir est censé être au courant de tout ce qui se fait et se dit sur le territoire.
- Mais c’est absolument monstrueux. M’écrié-je.
- Cela l’est. Imaginez l’impression qu’une telle visite peut laisser chez un enfant de cinq ans ! Il sort de là traumatisé à vie et quand il grandit, il n’a aucun espoir de changement. Ne lui reste plus qu’à se soumettre au bon vouloir de nos maîtres.
- Mais d’où viennent tous ces yeux, nez et oreilles ?
- Vous voulez vraiment le savoir ?
- Oui, il le faut, car si un jour, j’avais l’occasion de témoigner de ces horreurs afin de tenter de les faire cesser, il me faudrait des éléments précis.
- Vous avez raison. Dès qu’un citoyen décède, un tribunal statue sur la probité du mort. S’il n’a aucune faute dans son dossier, le corps est rendu à la famille pour les obsèques. En revanche, si au cours de son existence, le décédé a commis des actes contraires à l’intérêt du pouvoir, son corps est séquestré et la famille n’y peut plus rien. Il n’a aucun droit à funérailles et seul l’oubli l’attend. Sa dépouille est envoyée ici et les femmes ont pour charge d’en extraire les membres et organes pouvant avoir une utilité, donc en particulier les yeux, le nez et les oreilles qui sont ensuite renvoyées à Taüsegna pour renouveler les stocks du temple maudit.
Décidemment, les maîtres de cet état sont les pires monstres que l’on peut imaginer. Quel esprit totalement ravagé a pu inventer un pareil stratagème pour assouvir le peuple ? C’est aberrant et effroyable, totalement inhumain.
- Le reste du corps qu’en fait-on ? demandé-je pour avoir une vue complète du système.
- Le cadavre ainsi amputé est amené dans le bâtiment à la grande cheminée que vous avez vu. Mais les corps ne sont pas incinérés. Ils sont disposés sur de grandes plateformes en plein air et sont ainsi offert aux charognards de toutes sortes ; oiseaux, rats ou insectes. En général, dès le troisième jour, il n’en reste plus rien si ce n’est les os. Et c’est ceux-ci sont alors incinérés. Il ne reste donc plus rien des malheureux qui ont eu le malheur de défier ou même simplement de déplaire aux puissants.
- Quelle est la distance entre ici et votre capitale ? Et comment cet ignoble trafic est-il organisé ?
- Taüsegna est à environ cinq jours de voyage, mais l’essentiel de la route est très mal entretenu et ce trajet est très pénible. Les corps sont transportés mêlés les uns aux autres dans des caissons isolés et rien ne laisse présager du contenu de ces containers ce qui fait que personne ne se doute de la nature du transport. Si les gens venaient à le savoir, cela générerait probablement des émeutes de gens désespérés. Les voyages sont espacés d’une dizaine de jours et à chaque fois, ce sont environ trente victimes que nous recevons. Le retour se fait de la même façon, mais quasiment à vide puisque seuls les éléments prélevés sont renvoyés. Le convoi ne s’arrête quasiment pas lorsqu’il arrive ici. Les caissons sont débarqués par le conducteur du convoi et ses sbires, ils ne seront vidés que progressivement en fonction de l’avancement des traitements. Ils sont ensuite nettoyés et repartent avec le convoi suivant. Deux heures après son arrivée, la caravane est prête à repartir et en général les convoyeurs ne s’attardent pas.
- Ce sont eux aussi qui vous ravitaillent ?
- Tout à fait, ils arrivent avec des caisses de nourritures qui contiennent juste ce qu’il faut pour assurer la subsistance de notre population entre deux convois.
- Et les nouvelles arrivantes ?
- Elles font partie du même convoi, mais voyagent dans un compartiment spécial où elles ont à peine la place de s’allonger toutes en même temps pour la nuit. Elles n’ont aucun contact avec les routiers et doivent elles-mêmes gérer la distribution de leur nourriture. Un cagibi ouvert sur la chaussée leur permet de satisfaire leurs besoins naturels mais ils ne disposent pas de suffisamment d’eau pour leur hygiène. De ce fait, arrivées ici, elles ont déjà perdu toute volonté et tout espoir.
- Comment réagissent-elles lorsqu’elles se trouvent confrontées à leur premier cadavre ?
- En général très mal et dés qu’on leur explique ce qu’on attend d’elles, la plupart s’effondre et est incapable de travailler. Il leur faut à peu près une semaine avant de commencer à accomplir leurs premières tâches avec le soutien de leurs prédécesseuses.
J’imagine la détresse extrême de ces femmes prises dans cet engrenage ignoble. Il me semble que le désespoir devrait les inciter à se révolter. Je m’en ouvre à notre hôtesse :
- Les femmes ne se sont elles jamais regroupées pour attaquer le convoi et s’en emparer pour fuir ?
- Il parait que c’est arrivé une fois au début du système. Mais les pauvres femmes ne sont pas allées très loin car il est indispensable de connaître la route et aucune d’elle n’en avait la moindre idée. Dès que le pouvoir l’a su, il a envoyé un bataillon qui les a toutes exterminées à l’exception de deux d’entre elles, épargnées pour témoigner et dissuader les suivantes de recommencer.
Une réflexion me traverse alors l’esprit. Notre interlocutrice semble mieux lotie que les autres, elle paraît en bonne santé et dispose d’un logement décent. Mais par ailleurs, elle critique vertement, et sans fard, le système. N’y a-t-il pas là un paradoxe. Je décide de crever l’abcès :
- Excusez d’avance mon impertinence, mais je suis étonné que vous nous parliez aussi ouvertement de cet horrible système alors que vous-même semblez n’en subir les effets que de façon marginale.
- Je comprends votre étonnement. Effectivement, j’occupe ici le poste principal puisque j’ai la charge de l’intendance et de la bonne marche de ce site. Mais sachez que j’ai subi dans ma propre chair les mêmes souffrances que mes sœurs que vous avez croisées. Je suis arrivée ici sur décision de mon père car j’étais enceinte de ces œuvres. Il était ministre et dès qu’il s’est rendu compte de ce qu’il m’avait fait, il m’a envoyée ici. Bien sûr dans ma famille personne n’a jamais rien su. Il a organisé mon enlèvement au vu et au su de tous, en pleine journée et j’ai appris par la suite qu’il avait fait croire à ma mère et à mes frères que mon corps avait été retrouvé horriblement défiguré et avait organisé mon incinération publique. Je ne sais pas quel corps a été consumé à la place du mien, mais ma famille a en sa possession une urne avec ce qui est censé être mes cendres.
Aux variations de son ton, je constate qu’en évoquant cet épisode très particulier, la dame en noir exprime un curieux mélange de nostalgie et d’humour froid. Cela peut se comprendre.
- Quatre mois après mon arrivée, j’ai accouché d’une petite fille, mais les privations que j’avais subies avaient fait leur effet et dès le second jour le bébé s’est éteint doucement. Je n’avais plus beaucoup de larmes à lui offrir mais suis quand même rentrée dans une grave dépression. Pendant plusieurs mois, je restais prostrée, puis peu à peu, j’ai retrouvé l’énergie qui faisait l’admiration de ma mère durant ma jeunesse et je me suis redressée.
- Et comment avez-vous atteint cette fonction que vous occupez aujourd’hui ?
- Il faut savoir qu’ici la durée de vie moyenne n’excède pas un an et demi. Seule une fille sur dix est capable de tenir plus de trois ans et donc peu ont réellement l’expérience de ce site. Le poste d’intendante est remis en jeu au décès de la titulaire ou en cas d’incapacité. Il y a environ six ans, la titulaire du poste est décédée brutalement et étant la plus ancienne mais aussi l’une des plus en forme, j’ai accédé à la fonction avec l’accord des autorités.
- Votre père l’a su ?
- Non, car en arrivant ici nous perdons tout, y compris notre nom. Et comme il ne voulait surtout plus entendre parler de moi, il n’a jamais su que j’avais survécu.
- Pensez vous pouvoir un jour sortir d’ici ?
- Je n’en sais rien. Je le souhaite bien sûr. Quitter ce lieu, libérer mes consœurs et faire cesser cette abomination, je n’espère rien de plus, mais je ne sais pas si je serai en mesure de voir ce jour. C’est pourquoi je vous en parle et si vous même qui êtes étrangers, vous pouviez témoigner devant le monde de ce qui se passe ici, je suis certaine que cela y contribuerait.
- Je ne vous promets rien, mais sachez que si je peux y contribuer, j’en serais extrêmement heureux, lui réponds-je.
Cet entretien m’a beaucoup appris et impressionné. J’ai effectivement la volonté d’aider ces femmes et le ferai dès que possible. Mais plusieurs informations me semblent problématiques. La révolution bçomienne a eu lieu il y a une quinzaine d’années, or mon voyage qui a fini dans cet événement ne date de seulement deux ans. Plus grave, ce lieu est entouré de déserts arides et qu’il nous faudra franchir. Mais comment ?
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