3.5 Un bien pénible voyage.
Il ne nous faut pas attendre longtemps avant que les premiers échos de l’arrivée de la caravane se fassent entendre. Le vacarme produit par les lourdes roues sur le pauvre chemin menant au village, associé au barouf de l’équipage, emplit progressivement l’atmosphère de la cabine jusqu’à devenir difficilement supportable.
N'ayant aucune vue sur l’extérieur, nous imaginons que le convoi vient se positionner juste à côté de notre compartiment. Enfin, les bruits de mouvements cessant, seuls nous parviennent les beuglements de l’escorte. Nous ne comprenons rien à leurs cris, mais leur ton dénonce des brutes épaisses.
Rapidement les premiers sons de déchargement nous parviennent. Il semble que les manœuvres soient rapides car après environ trois quarts d’heure un claquement sec nous laisse deviner que notre compartiment vient d’être accroché. Aussitôt, nous le sentons se soulever et, sous l’effet de mouvements erratiques, nous avons du mal à rester en équilibre. Heureusement un craquement sec nous indique que nous sommes sur la plateforme mobile. Les manutentionnaires verrouillent les fixations et les bruits cessent. Seuls nous parviennent les braillements des gardes ainsi qu’une conversation entre un homme et une femme que nous reconnaissons être Seercapah. Le ton de l’homme est franchement désagréable alors que celui de notre hôtesse est soumis. Nous aimerions pouvoir intervenir pour la soutenir, mais nous savons que cela ne pourrait que se retourner contre elle et nous, aussi restons nous discrets dans notre prison mobile.
Un bon quart d’heure plus tard, nous ressentons une première secousse, puis une seconde et enfin notre convoi s’ébranle. Nous constatons immédiatement que notre périple ne sera pas une promenade de santé. Le chemin étant chaotique et les suspensions du véhicule quasi inexistantes, nous sommes ballotés de part et d’autre de l’habitacle. Heureusement, la porte ne donne pas signe de vouloir s’ouvrir. Malgré l’obscurité ambiante, nous faisons en sorte de nous organiser de la façon la plus confortable et au lieu de nous allonger sur les bancs latéraux, nous nous étendons sur le plancher qui est juste assez long et étroit pour nous accueillir tous les deux à la file.
Ne sachant pas où se tiennent les gardes, nous chuchotons à voix basse pour échanger nos impressions. En fait, à ce stade, nous n’avons pas grand-chose à nous dire, mais juste à subir, ce que nous faisons de la façon la plus stoïque.
Après un temps que j’estime à un peu plus d’une heure, le convoi s’arrête, sans doute suffisamment loin du village pour ne plus en être vu, pour une pause nocturne. Après quelques altercations entre les gardiens, le silence se fait. J’en profite pour essayer de joindre le lieutenant Klibs en télépathie, mais, comme je m’y attendais, cela m'est impossible. N’ayant pas d’autre alternative, nous en profitons pour nous assoupir.
Les secousses du chariot et le vacarme des roues sur le chemin nous réveille. Le jour s’étant levé, une sobre lumière éclaire l’intérieur de notre habitacle, mais il nous est impossible de voir le paysage dans lequel nous évoluons. L’œil à la pupille écarlate peint sur la porte semble surveiller nos faits et gestes et crée une ambiance menaçante.
- Et bien, les prochaines heures vont être longues, se plaint Télémaque.
- Oui, c’est sûr, mais bientôt nous quitterons cette cage et retrouverons la liberté. Donc soyons patients. Pense aux pauvres filles qui ont fait ce voyage dans l’autre sens, sans savoir où on les menait, à six dans cet espace immonde.
Les heures qui suivent me paraissent défiler avec une lenteur incroyable. Au fil de la matinée, sous l’effet du soleil et de notre présence, la chaleur à l’intérieur du compartiment augmente et nous nous retrouvons rapidement en caleçon. Nous passons le temps entre siestes et collations, mais ni Télémaque, ni moi n’avons vraiment envie de parler. Cependant dans la matinée, mon ami semble laisser son esprit s’éloigner et il me confie l’absolue certitude qu’il a d’avoir pu échanger avec Polycaste et même de l’avoir prise dans ses bras dans la forêt des Kalins. J’essaie de le raisonner, mais il ne veut rien entendre. C’est décidé, un jour ou un autre il retournera dans ces bois et il la retrouvera, Cupidon en sera le témoin !
Quant à moi, je dois bien dire que le visage lumineux de Seercapah revient régulièrement hanter mes pensées. Je dois absolument tenir la promesse que je lui ai faite et réussir à la sortir de cet horrible piège.
Après un début monotone, signe que nous n’avons pas quitté la plaine, vers le milieu de la journée la progression devient encore un peu plus chaotique et aux mouvements de la cabine, nous comprenons que nous rentrons dans une zone de collines. Il nous faut alors nous tenir pour ne pas valdinguer, ce qui fait réagir Télémaque :
- Je ne sais pas où notre chauffeur a eu son permis, il a sûrement dû l’acheter ou le gagner dans une loterie.
- Tu as raison, mais je crois que ce secteur correspond à celui indiqué par le lieutenant Klibs lorsqu’il me parlait d’une zone accidentée.
- C’est donc cette nuit que nous faussons compagnons à nos petits camarades, se réjouit mon compagnon.
- Cela se pourrait, mais Klibs avait parlé de deux jours de trajet or nous n’en avons fait qu’un peu plus d’un. Il ne faudrait pas nous évader trop vite et trop loin du point de rencontre prévu.
- C’est sûr, mais il ne faudrait pas non plus avancer trop vers la ville et nous retrouver coincés.
Décidemment les informations données par notre contact eilifuisiens sont bien trop imprécises et nous restons, l’un et l’autre, un bon moment à réfléchir. Une nouvelle fois Télémaque rompt le silence :
- Nous avons donc deux options : soit nous filons cette nuit avec le risque d’être trop éloignés de nos amis et de nous perdre dans des collines hostiles, soit nous attendons demain mais risquons de sortir de la zone désertique et de nous retrouver dans une contrée habitée toute aussi hostile.
- Le dilemme est bien là, mais je n’arrive pas à joindre Klibs depuis l’intérieur de cette caisse. Donc il nous faut décider par nous-même.
- Personnellement, cela me ferait chier de devoir passer une nouvelle journée dans ce caveau roulant, maugrée l’immortel de plus en plus impatient.
- J’aurais moi aussi du mal à le supporter lui réponds-je. Une fois sortis, nous pourrons rentrer en contact avec nos sauveteurs et même si nous devions patienter ou marcher dans des conditions difficiles, ce serait mieux que de croupir ici dedans. Donc je te propose de nous enfuir lors de la prochaine escale nocturne.
- Enfin ! Nous allons pouvoir nous secouer un peu et respirer l’air frais ! vivement ce soir ! conclut Télémaque.
Le reste de la journée s’écoule tout aussi lentement, mais la perspective de vivre nos dernières heures dans ce cloaque nous aide à tenir le coup, même si je sens l’énervement monter chez mon compagnon.
L’obscurité a déjà envahi notre cabine depuis un moment avant qu’enfin le convoi s’arrête. Dans le tohu-bohu créé par les cris, les insultes et le raffut lié à l’installation du campement, nous ressentons que le voyage a aussi beaucoup affecté l’escouade qui nous accompagne. Nous prenons conscience que si nous venions à être capturés le sort qui nous attendrait ne serait pas des plus plaisants. Par ailleurs, nous ne connaissons pas non plus la configuration de la caravane lors de cette étape. Il est possible que la porte soit dirigée vers le campement des hommes, auquel cas il nous faudra redoubler de prudence. Face à toutes ces interrogations la nervosité et l’inquiétude nous taraude. Pour les calmer, nous rassemblons notre pauvre barda et mangeons en silence quelques provisions.
Un peu plus tard, des hurlements nous parviennent, probablement du fait d’une bagarre impliquant plusieurs personnes. Nous imaginons que les individus affectés à une pareille besognes ne doivent pas être des anges et que ces échauffourées doivent être fréquentes. Mais peu de temps après, le silence s’empare enfin des lieux.
Nous laissons encore passer quelques dizaines de minutes et décidons de passer à l’action. Je m’approche de la porte et m’appuie sur elle. Dans un premier temps, rien ne bouge. Je réitère l’opération sans plus de résultat. Les secousses du voyage auraient-elles faussé notre installation ? L’angoisse monte un peu entre nous. Avec l’aide de Télémaque, je fais une nouvelle tentative et, Euréka, cette fois la porte bouge.
Je l’entrouvre et aperçois aussitôt une petite lune juste dans l’axe de l’ouverture. Le temps pour mes yeux de s’accoutumer à cette lumière et je constate que de ce côté-là, rien ne s’oppose à notre fuite. Mais il me faut maintenant ouvrir suffisamment la porte pour nous permettre de sortir. C’est donc avec une prudence infinie que je la fais pivoter jusqu’à pouvoir sortir ma tête. Comme la seconde lune sort de derrière les nuages, la lumière des deux astres éclaire un peu trop la scène à mon goût.
Je constate que le convoi est constitué de plusieurs plateformes indépendantes disséminées sans logique sur le terrain, mais formant vaguement une ellipse aplatie. Au centre trône une large cabine de laquelle émane une faible lumière. Je suppose qu’il doit s’agir de leur hébergement. Etant assez éloignée, je ne pense pas qu’elle soit une menace pour nous. Dans un premier temps, je ne vois personne et n’ai donc pas l’impression que le camp soit gardé. Regardant plus attentivement, je distingue quelques silhouettes allongées à même le sol, en plein sommeil.
Je pousse un peu plus le battant mais rapidement, je sens une résistance et aussitôt un borborygme se fait entendre. Je constate alors avec horreur qu’un homme est vautré là au pied de notre cellule. Il remue légèrement en rallant mais ne se réveille pas vraiment.
Télémaque qui l’a vu aussi s’empare de la poignée et se dirige vers lui.
- Que fais-tu ? As-tu perdu la tête ? lui demandé-je en chuchotant.
- Un bon coup sur la cabosse et celui-là ne nous gênera plus, me répond-t-il.
- D’accord, mais alors tu peux être sûr que dès les premières lueurs du jour, tout le groupe se mettra à notre recherche. Et n’oublie pas que nous avons promis à la dame en noire de faire en sorte que notre fuite passe totalement inaperçue.
- Et alors, comment veux-tu faire ?
- Doucement, tout doucement, nous le laissons cuver tranquillement et partons sans faire de bruit.
- Ok, faisons comme cela, mais je l’aurais volontiers un peu amoché, de toute façon il n’aurait pas été plus laid !
Nous finissons donc de rassembler nos affaires et de retirer les bandes adhésives de l’ouverture et sommes prêts à partir sans laisser de traces.
C’est à cet instant que Télémaque laisse la poignée de la porte lui échapper des mains. Celle-ci tombe juste à côté de la tête du malfrat mais heureusement, le choc est amorti par la poussière.
L’homme réagit néanmoins et sans se réveiller se retourne, séquestrant la poignée sous lui. Immédiatement, nos souffles se coupent et nos esprits bouillonnent à la recherche d’une solution. Mais par bonheur, cette position ne doit pas lui paraître confortable car il reprend sa position initiale, libérant la précieuse manette. Télémaque s’en empare et sans le moindre bruit referme le compartiment totalement vide.
Nous découvrons alors que le paysage autour de nous est conforme aux annonces du lieutenant Klibs. Nous nous trouvons au centre d’une étroite plateforme entourée de multiples protubérances, de toutes tailles, constituées d’une roche qui semble très dure et de couleurs variant de l’ocre au noir profond. Leurs arrêtes semblent être extrêmement tranchantes. Mais, nous n’avons pas le choix, c’est dans cet enfer saillant et aiguisé que nous devrons attendre le jour et le départ de la caravane.
C’est donc à pas de loup que nous nous éloignons de notre prison pour atteindre rapidement la bordure du plateau. Heureusement la clarté diffusée par les deux lunes nous aide à rechercher une faille dans le capharnaüm minéral et nous finissons par trouver un couloir à peu près praticable où nous pouvons nous glisser pour attendre sans être vus des gardiens.
Une fois installés, j’essaie de joindre mon contact eilifuisiens, mais cette tentative reste vaine.
Un grand sentiment de solitude s’abat sur nous.
Annotations
Versions