3.7 Réflexions sur la relativité du temps et sur la naissance d’une dictature.
Ne trainons pas, reprend le lieutenant Klibs, nous ne disposons que de très peu de temps. Harold, montez à l’avant à côté de moi si vous voulez bien.
Dès que nous sommes installés le lieutenant démarre.
- Je suis vraiment heureux de vous avoir retrouvés, annonce-t-il. Maintenant il va nous falloir sortir de ce pays au plus vite.
- Je comprends, mais comment se fait-il que vous disposiez d’un véhicule officiel lieutenant ? lui demandé-je.
- Je vais vous expliquer, mais vous pouvez m’appeler Jon ce sera plus simple.
- Parfait, Jon !
Le lieutenant nous informe alors que, lorsque je l’ai informé que nous nous étions échappés du convoi, lui et ses deux compagnons étaient en planque dans une maison éloignée, à la recherche d’informations sur le trajet de la caravane et ils n’avaient encore aucune solution logistique. Par un heureux concours de circonstances, un véhicule de la milice est alors venu se stationner à quelques pas de leur cache. Deux agents en sont sortis et se sont engouffrés dans leur immeuble, un troisième étant resté dans le véhicule.
D’abord, ils ont cru avoir été repérés, mais les miliciens sont montés à l’étage supérieur pour perquisitionner un appartement dont les occupants étaient absents. Considérant que c’étaient une occasion unique, ils conçurent un piège dans lequel ils attirèrent les deux barbouzes et les neutralisèrent. Il ne leur resta plus qu’à attendre que l’autre s’impatiente et monte aux nouvelles, ce qu’il ne manqua pas de faire et le fit tomber à son tour dans l’embuscade.
Il ne leur resta plus qu’à dépouiller les argousins de leurs costumes et à se les approprier. Heureusement les sbires étaient à peu près de mêmes calibres d’eux, à l’exception du plus grand qui avait bien quatre à cinq centimètres de moins que Lillálfur. Ce qui explique d’ailleurs que les manches et les pantalons du fils de Sour laissent voir poignets et chevilles.
Après avoir bâillonnés et immobilisés leurs victimes pour un bon moment, ils récupèrent la voiture et arrivèrent ici aussi vite que possible.
- Je ne pense pas que l’alarme sera donnée de sitôt, précisa le lieutenant, mais au plus tôt nous aurons quitté ce pays et au mieux nous nous porterons. La frontière avec Bçome est à deux jours de voyage d’ici si nous ne perdons pas de temps. Nous nous relaierons pour conduire et ne nous arrêterons que pour les ravitaillements. Je suis désolé, cela ne va pas être drôle, mais nous n’avons pas le choix.
- Pas de problème, après ce que nous venons de vivre, les conditions de ce voyage nous sembleront luxueuses.
- Et en bonne compagnie, le temps passe beaucoup plus vite, rajouta Télémaque.
- Merci pour la compagnie, nous venons de passer deux jours ensemble et c’est comme cela que tu me traites… lui réponds-je en riant.
- Mais non, bien sûr ce n’est pas ce que je voulais dire, rétorque-t-il en s’esclaffant.
- Décidemment, mon père a raison quand il dit que vous faites une sacrée paire, glisse alors Lillálfur.
Voir ce garçon devenu adulte alors que je l’avais quitté tout gamin il y a à peine deux ans me perturbe. Pour m’éclaircir les idées, je le questionne :
- Dis moi, Lillálfur, quel âge as-tu maintenant ?
- J’aurai vingt-six ans le mois prochain. J’espère bien pouvoir les fêter en présence de mon père, ajoute-t-il d’un ton grave.
- Nous nous y emploierons et ensemble nous le retrouverons, le réconforté-je.
Ainsi donc, les dires de Lillálfur, confortent ceux de Seercapah, il s’est écoulé, ici, une quinzaine d’année depuis ma première venue et moi, je n’ai vieilli que de deux ans. J’ai du mal à m’expliquer ce phénomène et m’en ouvre à Télémaque qui ne comprend pas non plus, mais m’explique-t-il, comme c’est la première fois qu’il accompagne un voyageur pour un second périple, il n’a aucune expertise à m’apporter.
Je m’intéresse ensuite à notre troisième compagnon. Souhaitant en savoir plus sur lui, je l’interroge à son tour :
- Monsieur Oyakhan, vous avez précisé que vous faites partie de l’opposition à la dictature qui opprime votre pays. Comment avez-vous pu échapper au système d’oppression et de contrôle mis en place par le pouvoir ?
- Tout d’abord, si vous le voulez bien appelez-moi Cintaï, ce sera plus simple. Pour répondre à votre question, sachez d’abord que j’ai grandi dans une famille très ancienne de ce pays, qui n’a jamais accepté ce régime. Nous avons toujours gardé beaucoup de recul par rapport à toute ces histoires de surveillance permanente et mon père a prouvé qu’elle n’est que le résultat d’une intense pression psychologique sur la population, mais qu’en fait le roi est nu. Les travaux de mon père commençaient à être connus et différentes personnes envisageaient de les divulguer, ce qui aurait sans aucun doute amené à une révolution. Mais le pouvoir en a eu vent par un traître et a fait irruption lors d’une de leurs rencontres. Ils ont raflé tous les participants et ont ensuite commencé à s’attaquer à leurs familles. Heureusement mon père avait prévu cette éventualité et nous avaient mis, ma mère et ses enfants, à l’abri en campagne en nous disant que s’il devait lui arriver quelque chose, il nous faudrait fuir immédiatement à l’étranger. Dès que nous avons été informés, nous avons donc pris la route de Bçome où nous avons trouvé refuge chez des amis.
- Et votre père qu’est-il devenu ?
- Nous avons appris qu’il avait été détenu et torturé pendant plusieurs mois et puis plus aucune nouvelle. Certains disent qu’il a été assassiné, mais on n’a jamais retrouvé son corps.
Pensant à ce que nous avait révélé la dame en noire, j’imagine qu’effectivement la dépouille du père de Cintaï a du être envoyé dans le l’horrible village d’où nous arrivons et ne sera donc jamais retrouvée. Je ne pense pas souhaitable d’informer notre malheureux ami de ces sinistres pratiques et préfère le relancer sur ces activités d’opposant.
- Comment ce pouvoir abjecte a-t-il pu se mettre en place ? lui demandé-je.
- Cela ne s’est pas fait d’un coup, bien sûr, le processus a été long. Il y a une trentaine d’années, bien avant ma naissance, notre nation avait une culture démocratique bien encrée et personne n’aurait pu imaginer ce qui allait arriver. À ce moment, un groupe de jeunes entrepreneurs sortis de nulle part a créé une première structure destinée, officiellement, à aider les citoyens dans leurs activités. Un jour à Kotaru, une ville du centre du pays, ils ont ouvert un centre où chacun pouvait venir rencontrer des spécialistes extrêmement pointus dans toutes les sciences, les arts, les procédures diverses ainsi que les actes de la vie. L’accès y était gratuit car les murs étaient couverts d’annonces publicitaires et celles-ci permettaient de faire vivre le centre. Petit à petit les gens se sont habitués, au moindre problème, ou pour la moindre question à se référer à ce centre. Devant ce succès, les fondateurs du système ont décidé de l’étendre à d’autres villes et, rapidement, tout le pays a été couvert par ces officines. Ils ont alors créé une compagnie destinée à couvrir ces activités et l’ont appelé INTART’ pour Institut Naturel de Transformations des Affaires en Ressources de Transition, ce qui ne veut absolument rien dire mais dénote parfaitement de l’absurdité de l’affaire.
- Et comment cet INTART a-t-il pu mener à la dictature ?
- Je vous l’ai dit, la population trouait cela tellement facile et pratique qu’elle en vint à faire systématiquement appel cette structure. Forcément, par paraisse intellectuelle, une bonne partie des gens perdit l’habitude de réfléchir par eux-mêmes. Et petit à petit, les concepteurs de ce projet monstrueux ont modifié quelques règles de fonctionnement. Si au début les réponses étaient pertinentes et surtout justes, ils ont introduit des biais qui ont orienté les résultats dans un sens qui leur a permis de raffermir leur empreinte sur la nation. Les gens ont été progressivement formatés pour devenir dociles et indolents. C’est ainsi que lors des dernières élections qui ont eu lieu dans ce pays, il y a déjà plus de vingt ans, le peuple a, de lui-même, donné le pouvoir à une oligarchie sans scrupules.
- C’est horrible. Cet institut, l’INTART sévit-il toujours ?
- Non car bien évidemment, les intérêts de l’oligarchie et ceux des entrepreneurs aux dents longues se sont avérés divergents. Les premiers mois ils ont travaillé ensemble, mais les jeunes se sont montrés trop gourmands et rapidement un conflit ouvert à éclaté entre les deux groupes. Le pouvoir disposant de la force a fini par éliminer les importuns. Mais avant cela, il lui a fallu trouver une solution pour maintenir le peuple dans l’ignorance et la soumission. C’est là qu’un scientifique fou a eu l’idée de cet ignoble temple censé faire croire à chacun qu’il était efficacement surveillé en permanence. Cette idée a plu au clan du président et a été mise en place sans trainer. Au début, seuls quelques dizaines d’organes y étaient exposés, mais maintenant c’en sont plusieurs milliers. Toujours est-il que moins de deux ans après l’inauguration de ce sanctuaire, l’ensemble des entrepreneurs a été anéanti et l’INTART a été dissout car il coutait trop cher. C’est donc l’oppression qui a remplacé la suggestion, mais au détriment du peuple.
- Personne ne s’est élevé pour combattre de système ?
- Si, dans un premier temps, la contestation a été forte, mais la répression a été sanglante. De plus, en seulement quelques années, la majorité du peuple a perdu la capacité de réfléchir sereinement car ils l’avaient délégué à l’INTART. L’instauration des visites obligatoires au temple a encore augmenté la suggestion mentale sur les individus et très peu de gens ont refusé cet engrenage vicieux.
- Et aujourd’hui, est-il envisageable que ce système soit renversé ?
- Il y a quelques mois, je vous aurais dit que cela me pensait impossible. Mais avec quelques amis en exil, comme moi, nous nous sommes réunis pour envisager des solutions et nous avons appris qu’ici même existaient des noyaux de résistance. Des anciens qui avaient considéré l’INTART avec recul ont gardé leur capacité de réfléchir par eux-mêmes et l’ont transmise à leurs enfants.
- Vous pensez pouvoir avec eux créer une force suffisamment solide pour abattre le monstre ?
- Oui, nous le croyons. Car en fait la faiblesse du pouvoir est de considérer que la pression sur le peuple, avec cette histoire de surveillance toujours et partout, est suffisante pour garantir l’inertie de la population. Et donc, voulant toujours plus profiter du système, ils ont réduit les budgets des forces de l’ordre et les ont rendus beaucoup moins efficace. Une preuve en est la facilité avec laquelle nous avons pu désarmer les trois miliciens et prendre leur voiture. En fait le géant est assis sur un banc de sable et nous pensons qu’une grosse vague pourrait suffire à le faire choir. C’est ce à quoi nous nous employons.
Avec ma culture classique, cette histoire me semble inconcevable comment un peuple peut-il s’abandonner ainsi au pouvoir d’une oligarchie sans scrupules ? Mais à bien y réfléchir, je me demande si cela serait vraiment impensable chez nous.
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