3.8 La disparition de Sour.
Je me tourne alors vers Lillálfur. C’est maintenant un beau jeune homme au port altier dont la ressemblance avec Sour est réellement étonnante. De sa mère, il a hérité d’un regard plein de retenue mais aussi de discernement. Bien qu’il soit encore jeune, il m’impressionne beaucoup. Je décide d’évoquer avec lui la raison première de notre venue :
- Bien que j’en avais forte envie, je ne pensais pas revenir un jour sur cette terre, lui déclaré-je. Mais, sans que je sache comment, j’ai ressenti l’appel lancé par ton père et il m’a semblé impossible de ne pas y répondre, aussi nous voici.
- J’en suis, encore une fois, très heureux me répond-t-il. Cela ne vous a pas été difficile de revenir de votre lointain pays ? me répond-t-il.
- Il m’a juste fallu faire preuve d’un peu de persuasion, mais avec l’aide active de Télémaque, cela a été possible. Je pense même qu’il était au moins aussi motivé que moi, n’est-ce pas Télémaque ?
- Eh bien c’est-à-dire, réplique mon ami immortel, que nous n’avons pas l’habitude de faire deux fois le même voyage. Mais Harold a été tellement persuasif que même une statue de bronze d’un dieu de l’Olympe n’aurait pas pu résister à son éloquence !
- C’est très bien ainsi, réagit le jeune eilifusien. Mais il va maintenant nous falloir retrouver mon père.
- Il est temps en effet de nous y mettre. Nous avons déjà perdu beaucoup trop de temps. Pouvez-vous m’expliquer, demandé-je au lieutenant comme à Lillálfur, ce qui est arrivé à mon ami Sour ?
Des explications données par mes deux interlocuteurs, il ressort que le Major a disparu dans le cadre d’une enquête qu’il menait suite à un constat de malversations et de sabotages dans les zones de production d’Eilifuis. Il s’est rapidement avéré qu’un groupe d’ultranationalistes avait mené ces actions avec l’appui des membres de l’ancienne oligarchie de Bçome ainsi que des agents du pouvoir de Négrmalam. Tous les protagonistes avaient été appréhendés à l’exception de ceux venus de cet état. Ils avaient cependant été repérés, et, en compagnie de son neuveu Niels, Sour s’était lancé à leur poursuite jusqu’en Bçome. Il avait été plusieurs fois sur le point de les arrêter, mais sans succès. Lors de son dernier contact il avait annoncé qu’ils pénétraient en territoire du Négrmalam et depuis quarante-cinq jours ils n’ont plus donné signe de vie.
Si je considère que cela doit faire une semaine que nous avons entamé notre voyage dans ce monde, cela veut dire que Sour a disparu environ trente-neuf jours avant mon arrivée. J’ai reçu ces premiers appels à l’aide environ cinq jours avant de me décider à me mettre en route. L’évidence me saute aux yeux, je retrouve de nouveau ce rapport un pour sept entre l’écoulement du temps ici et chez nous. Mais ceci n’apporte rien à l’enquête. En revanche il m’apparait que si Sour n’a pas communiqué avec les siens durant tout ce temps, il a continué à le faire avec moi qui suis pourtant d’un autre monde ! Décidemment, il y a des mystères que je ne comprends pas et que je ne comprendrai probablement jamais.
À ce stade, je ne vois pas par quel bout prendre l’enquête. Peut-être faut-il remonter plus avant. Je décide de questionner le lieutenant :
- Jon, vous m’avez indiqué que vous aviez rejoint le Major lorsque les deux malfrats ont été arrêtés dans l’incendie de la bibliothèque de Tanans. Pouvez-vous me dire comment s’est déroulée cette interpellation et ce qui s’est passé ensuite ?
- Bien sûr. Je n’étais pas encore arrivé au moment de la capture des deux assassins, mais d’après ce que m’a décrit le Major, cela s’est fait sans grande difficulté. Le bâtiment avait été encerclé par les étudiants et quand les fuyards en sont sortis, ils étaient au bord de l’asphyxie et se sont rendus sans résistance. Les jeunes les ont aussitôt remis aux mains du Major et des bçomiens car ils représentaient la seule autorité sur place. Je suis arrivé peu après et Sour m’en a confié la garde car il souhaitait partir à votre recherche dans les décombres encore fumants. Une fois à l’abri, nous avons commencé les interrogatoires et nous sommes rendus compte que si le plus virulent faisait bien partie de la police politique de Bçome, l’autre, le plus violent, venait de cet état. Conscient d’avoir perdu la partie avec l’effondrement du régime, le bçomien a parlé sans trop de contrainte. Mais l’autre s’est enfermé dans un mutisme total et nous n’avons rien pu en tirer.
- Quelles étaient les relations entre les deux ?
- En fait, il est apparu que les deux ne se connaissaient pas très bien et que le negrmalamien servait en quelque sorte de mentor au bçomien. Particulièrement violent, c’est lui qui aurait exécuté les victimes. Le trio avec le troisième homme arrêté à Zortéa avait été constitué à la hâte et manquait de cohésion. C’est sans doute ce qui explique les erreurs qui ont amené à leur capture.
- Ont-ils été jugés ?
- Oui pour les deux bçomiens, non pour le troisième. Nous avions prévu de les ramener tous les trois à Eilifius pour les présenter au tribunal afin qu’ils répondent du meurtre du jeune étudiant retrouvé dans la neige, mais les circonstances ne l’ont pas permis. Le lendemain soir, profitant de la confusion qui régnait encore sur le campus, un commando a attaqué le bâtiment où nous retenions les deux criminels. Deux jeunes qui les gardaient ont été froidement exécutés et les assassins ont libéré le negrmalamien, sans se soucier de l’autre. Ils ont ensuite disparu dans la nature sans laisser de traces.
- Il n’a pas été pourchassé ?
- Malheureusement, nous n’en avions pas les moyens. Nous avions établi un portrait-robot de l’individu, qui n’a pas été difficile à faire puisque celui-ci avait une tête étroite, toute en longueur, sans aucun cheveu. De plus, la partie droite de son visage semblait totalement figée, les lèvres, et son œil semblaient subir l’attraction du sol, lui donnant un air de corbeau terrifiant. Sa grande taille était accentuée par une maigreur prononcée. Il pouvait facilement passer pour un agent de la grande faucheuse.
- Cela correspond effectivement au souvenir que j’en ai bien que je n’aie pas eu l’occasion de le voir de très près. Et vous n’avez plus jamais eu de nouvelles de lui ?
- Officiellement non, mais certaines personnes ont affirmé l’avoir vu près de Eilifius ces dernières années.
- Effectivement, l’interrompt Lillálfur, moi-même, je pense l’avoir aperçu. Trois ans après le retour de mon père, les premiers incidents ont commencé. Tout d’abord, c’est une partie de nos cultures vivrières qui a été détruite par l’épandage d’un produit chimique. Quelques mois plus tard, la mine d’amosite que nous avions visitée ensemble s’est effondrée, quatre malheureux mineurs y ont trouvé la mort. Cela n’était jamais arrivé auparavant. L’enquête a rapidement établi qu’elle avait été sabotée. Peu de temps après, un incendie a démarré dans le hangar des bois. Heureusement il a pu être circonscrit rapidement sans faire ni victime, ni dégât significatif.
- Quel est le rapport avec cet indivu ? lui demandé-je.
- La plus grosse alerte fut la découverte, sur l’esplanade des cérémonies, d’une bombe qui aurait dû exploser lors de la célébration des aurores. Comme tu le sais cette plateforme est à l’extérieur de la ville et la surplombe un peu. J’avais alors vingt-deux ans et nous rentrions d’une patrouille en périphérie, en début de la dernière nuit du mois, donc la veille de la cérémonie, lorsque dans la nuit j’aperçus une longue silhouette quitter furtivement l’esplanade. Sans hésitation je me suis mis à la poursuite de cette apparition alors que mes collègues commençaient à fouiller les lieux et ont trouvé l'engin explosif. Dans l’obscurité je l’ai perdu rapidement, mais j’ai quand même eu le temps de voir que l’individu avait rabattu sa capuche et qu’il était maigre et chauve. La calvitie ne nous affectant pas, ce type était forcément un étranger.
- Alors tu as fait le rapport avec le tueur que ton père et moi avions pourchassé.
- Non, pas immédiatement. Mais Sour en entendant mon récit a immédiatement établi le lien. Il a ressorti le portrait-robot réalisé à l’époque et me l’a montré. Sans pouvoir être affirmatif, il m’a semblé que les deux hommes pouvaient bien être une seule et unique personne.
- Donc l’affaire que nous avons traitée ensemble et la disparition de ton père pourraient être liées ?
- Effectivement, surtout que lorsque les forces de l’ordre ont appréhendé les auteurs des sabotages, certains des malfaiteurs ont affirmé que c’était bien cet homme qui commandait leurs opérations.
Ainsi donc, il n’y a plus de doute possible, c’est en reprenant la poursuite de l’homme de main traqué lors de notre première visite que nous retrouverons le Major.
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