3.9    Le fleuve Azur.

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Durant ces premières heures de voyage, nous avançons à bonne vitesse et sans incident notable. Je remarque qu’à la vue de notre véhicule, les autochtones tournent le dos et s’écartent craintivement.

  • Vous pouvez constater par vous-même l’effet qu’à la terreur exercée sur la population, nous lance Cintaï. Personne ne veut avoir à faire avec la milice et donc personne ne nous montre le moindre intérêt. Cela présente l’avantage de nous libérer la route, mais pour la population c’est extrêmement dur.
  • Pensez-vous que cette situation puisse évoluer, lui demandé-je ?
  • Apparemment non, et je vais vous choquer, mais je dirai tant mieux.
  • Comment cela, vous ne voulez pas que le régime tombe ?
  • Bien au contraire, ce n’est pas parce que la situation semble totalement bloquée qu’elle l’est réellement. En fait, l’oppression est trop forte et trop présente et la sensation d’être constamment sous surveillance amplifie la tension. Nos concitoyens n’en peuvent plus et le sentiment de n’avoir plus rien à perdre s’accroît de jours en jours. Il suffirait d’une bonne impulsion et tout éclaterait.
  • D’où pourrait venir cette étincelle ?
  • C’est là toute la question. Car il faut que celle-ci soit suffisamment puissante pour déclencher une lame de fond, mais il faut qu’elle soit crédible pour que les hommes et femmes de ce pays se sentent impliqués.
  • Avez-vous déjà imaginé ce qui pourrait allumer la mèche ?
  • Nous avons plusieurs pistes, mais à ce jour aucune n’est convaincante.
  • Je pense que Télémaque et moi pourrions vous aider, mais laissez-nous un peu de temps et je vous en reparlerai.

Je regarde Télémaque et crois lire dans son visage qu’il a compris ce à quoi je pensais. La révélation de l’existence du village de la dame en noir pourrait participer à déclencher le mouvement, mais il me faut déterminer le meilleur usage que nous pourrions faire de cette information avant d’en parler à Cintaï.

Le paysage chaotique a maintenant laissé la place à une plaine verdoyante qui autrefois avait dû être méthodiquement cultivée car, alors que les parcelles s’y lisent de façon évidente, les cultures y prospèrent de façon anarchique.

- Cette zone était le grenier de notre pays, mais aujourd’hui voyez dans quel était il se trouve, se plaint Cintaï. Nos paysans n’ont plus la force de les entretenir correctement et même eux commencent à manquer. Le peu qu’ils récoltent leur est confisqué par l’Etat. Alors qu’il y a seulement dix ans nous exportions vers les états voisins, noue sommes obligés maintenant d’acheter à l’extérieur de quoi nourrir la population.

Le jeune rebelle affiche une colère froide. Il est évident que rien ne saurait l’arrêter tant qu’il n’aura pas rendu la liberté aux siens.

La nuit nous surprend mais ne réussit pas à ralentir notre allure. Nos sauveteurs ayant prévu les repas, nul arrêt n’est marqué si ce n’est pour de courtes pauses sanitaires. Les deux lunes animent le ciel parfaitement pur et nous illuminent d’une douce lueur. Le calme règne dans la voiture, Télémaque et Cintaï sont déjà endormis alors que le lieutenant et Lillálfur se relaient aux commandes du véhicule. Doucement, sans faire de bruit, l’image de la dame en noir vient hanter mes pensées. L’instant pourrait presque être romantique si sa situation n’était pas si tragique. C’est avec cette image que je m’endors tranquillement.

Les premières lueurs de l’aube me réveillent et nous continuons notre course folle vers le nord. Nous longeons une vaste étendue d’eau bordée au loin par une ligne côtière partiellement voilée par une brume orange. L’onde est d’un bleu profond presque luminescent et nulle végétation n’apparaît sur les berges.

  • Avez-vous bien dormi ? me demande Jon. Je suppose que les dernières nuits n’ont pas été de tout repos et que vous aviez du sommeil en retard.
  • En effet, ce repos était nécessaire. Mais où sommes-nous ?
  • Nous avons bien avancé, actuellement nous longeons le golfe de Lautmatian[1], la côte que vous apercevez à l’horizon est celle de Bçome, mais il nous faut encore rouler un bon moment avant de pouvoir traverser.
  • Nous ne pouvons pas dire que nous ayons été perturbés par les contrôles durant ce trajet. Pensez-vous que nous n’aurons aucune difficulté à franchir la frontière ?
  • Comme l’a dit Cintaï, ce n’est pas la population qui est à craindre, mais les miliciens. Comme tout dictature cet état a renforcé les contrôles aux frontières, mais nous avons prévu cette épreuve. Vous n’êtes pas connu des services de police qui ignore votre présence et donc vous n’êtes pas recherchés. Nous vous avons donc préparé les papiers pour vous faire passer pour de paisibles commerçants. Mais bien évidemment, nous ne pourrons nous présenter aux contrôles avec ce véhicule et ces uniformes. Il nous fera donc finir à pied. Pour l’immédiat, nous allons faire une pause pour nous détendre.

Les fourmis qui me parcourent les jambes confirment que cet arrêt sera le bienvenu. Aussitôt le véhicule stoppé, je m’en extrais et me dirige vers l’étendue liquide. Je suis subjugué par sa teinte azur aux reflets métalliques et ressens le besoin de m’y engloutir pour effacer mes tensions.

Sans attendre les autres, je commence à dénouer mes chaussures lorsque j’entends Citaï m’interpeller d’un air inquiet :

  • Harold, que fais-tu ?
  • Je vais me baigner, c’est trop tentant lui réponds-je.
  • Non ! Surtout ne fais pas cela, tu n’en sortirais pas vivant, me répond-t-il en me rejoignant. Cette eau est saturée d’un mélange de minéraux volcaniques à base de silicium, d’oxygène et d’aluminium. C’est ce qui lui donne cette couleur si particulière. Mais c’est aussi ce qui la rend très corrosive, regarde !

Je le vois alors ramasser une branche cassée mais encore verdoyante et la jeter dans l’onde. Aussitôt celle-ci est enveloppée d’un bouillonnement vigoureux qui la dissout rapidement et en un peu plus d’une minute, elle disparait totalement digérée par le flot.

  • Ah oui ! Effectivement, tu as bien fait de me mettre en garde, Merci ! Sans ton intervention j’aurais probablement disparu tout entier et à jamais. Mais d’où vient ce phénomène ?
  • D’un énorme volcan, situé non loin des sources de ce fleuve. C’est lui qui déverse ses minéraux à la beauté envoutante mais mortelle dans les eaux et les rend totalement stériles.
  • C’est donc pour cela qu’il n’y a aucune vie autour de cet estuaire !
  • Exactement. Ici rien ne peut pousser et aucun animal ne vient s’abreuver.
  • Mais que devient cette eau ?
  • Elle se dilue progressivement du fait de l’apport des rivières en amont mais elle reste infranchissable jusqu’à la mer dans laquelle elle va se perdre.
  • Et comment va-t-on la traverser pour rejoindre Bçome ?
  • Tu vas le savoir sous peu, mais il est maintenant temps de reprendre la route, si nous voulons arriver sur place avant le lever du soleil demain.

[1] Lautan Kematian : mer de la mort

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