3.11 Les dernières heures au Negmalam
Après avoir passé un premier poste de contrôle tenu par deux fonctionnaires paresseux qui ne font que jeter un œil fatigué sur nos papiers, nous pénétrons dans la ville déjà quasiment endormie. La cité est constituée de petits bâtiments à un étage organisés par blocs carrés autour de patios assez peu avenants sous la lumière des astres nocturnes. Son centre est marqué par une vaste place rectangulaire dominée par une haute tour à base carrée s’élevant en vrille vers les cieux.
À l’opposé de ce campanile, nous sommes attirés par un édifice généreusement éclairé.
- Voici l’hôtel des négociants, nous indique Cintaï, nous devrions pouvoir y trouver le gite et le couvert.
- Alors ne tardons pas, lui répond Télémaque qui s’y engage d’un pas résolu et d’un air affamé.
L’intérieur de l’auberge montre des signes de décrépitude, cet établissement a dû connaitre des heures de gloire car une écharpe de mascarons orne sa façade et de belles cariatides accueillent le visiteur.
L’hôtelière nous fait néanmoins bon accueil.
- Bonsoir étrangers et bienvenue dans notre humble établissement, nous accueille-t-elle. Il me semble que vous devez arriver de loin car vous semblez bien fatigués.
- Effectivement, nous avons traversé le désert, mais avons dû finir à pied car notre véhicule nous a lâché à quelques miles d’ici, lui répond notre ami negmalamien,
- Eh bien, vous avez eu de la chance d’être quand même parvenus jusqu’ici. Il y a quelques jours, un autre équipage a connu la même mésaventure, mais sur ses quatre membres, un seul a eu l’énergie de nous rejoindre vivant. Les secours n’ont pu retrouver que les dépouilles des trois autres. Mais vous êtes là et c’est l’essentiel. Je vais vous servir un bon repas et vous attribuer de belles chambres, vous avez de la chance, il m’en reste trois, ainsi demain matin vous serez remis de vos émotions.
Les deux bçomiens s’installent dans la première chambre, Télémaque et moi dans la seconde et Cintaï dans la dernière. Après avoir déposé nos rares effets et fait une rapide toilette bienfaisante, nous nous retrouvons pour le diner.
La salle lors de sa belle époque devait avoir fière allure, le sol et les parties basses des murs sont en marbre blanc réhaussé de fines veines cérulées.
Les murs devaient accueillir de splendides fresques mais maintenant celles-ci se disloquent et s’effacent avec l’usure du temps. Le plafond d’un bois sombre ajoute encore à la noblesse du lieu.
- Et oui, intervient la tenancière, cet établissement était il y encore une dizaine d’années, l’un des plus réputés de la région. Mais avec la baisse du commerce et la crise en cours, nous n’avons plus les moyens de l’entretenir. Mais rassurez-vous, les lits sont bons et même avec pas grand-chose nous saurons réjouir vos papilles.
- J’y compte bien, rétorque Télémaque, mais manger c’est bien mais il faut aussi apaiser notre soif et celle-ci est profonde !
- Pas de problème, nous avons un petit nectar qui devrait vous enchanter.
Le repas est effectivement digne de gastronomes avertis et les breuvages qui l’accompagnent nous ravissent tout en faisant naitre en nous une légère euphorie qui nous amène à penser que la suite du voyage devrait être beaucoup plus gratifiante. C’est dans cet état d’esprit que nous rejoignons nos chambrées et que rapidement nous plongeons dans un sommeil profond.
Le soleil est à peine levé lorsque nous nous retrouvons pour le déjeuner. Télémaque et moi avons apprécié cette nuit enfin passée dans un vrai lit et un cadre confortable et nous nous sentons pleins d’énergie.
- Ne trainons pas trop, nous intime Cintaï. Au plus tôt nous serons passés en Bçome et au mieux nous nous porterons.
Cinq bonnes minutes plus tard, nous nous retrouvons à l’extérieur de l’auberge et marchons vers l’énorme araignée métallique qui domine la ville. Arrivé au bord du fleuve azur, nous constatons qu’à cet endroit il rétrécit fortement et distinguons nettement l’autre rive où s’élève le jumeau du monstre mécanique que nous avons rejoint. D’énormes câbles d’acier relient les deux ouvrages à grande hauteur. Cintaï se tourne alors vers nous :
- C’est cet engin qui va nous faire traverser, mais il va falloir d’abord franchir les contrôles de police. N’oubliez pas, vous êtes tous deux des commerçants venus de Opaterlupt pour négocier des arrivages de poissons.
- Pas de problème, répond mon ami immortel, nous saurons jouer notre rôle et nous resterons muets comme des carpes si on ne nous pose pas de question, rassure-toi, nous sommes de vrais loups de mer et en cas de besoin, nous saurons noyer le poisson, tout cela ne se terminera pas en queue de poisson !
- Ça y est, c’est bon tu as fini de taquiner le poisson, le calmé-je sans m’empêcher de rire. Maintenant il va falloir être sérieux !
- D’autant que voilà le premier contrôle, confirme Jon.
Effectivement, nous nous insérons dans une file de gens positionnée devant un poste de garde tenu par deux policiers à l’allure débonnaire. Ceux-ci jettent un coup d’œil nonchalant sur les papiers que les gens leur présentent. Leur motivation ne nous saute pas au visage et il est clair que, dès maintenant, ils attendent la fin de leur service.
En bons commerçants débonnaires, nous franchissons cette étape initiale sans encombre.
- Ne vous fiez pas à cette première vérification, avertir Cintaï, les suivantes seront plus rudes.
Effectivement, quelques dizaines de mètres plus loin, un autre barrage est installé, des cris violents s’en échappent. Nous approchant nous découvrons quatre gabelous aux visages patibulaires traitant sans ménagement les candidats au passage. Le chef de l’escouade incite ses subordonnés à coup d’injures et ceux-ci semblent vouloir se venger sur les voyageurs. Ses yeux emplis de méchanceté et soulignés par des sourcils épais, s’enfoncent profondément dans un visage long et tanné, surmonté d’une calvitie avancée autour une touffe éparse de cheveux longs et sales. Comme pour compenser un bouc d’un gris terne en forme de losange émerge de son menton. Son uniforme et ouvert sur sa poitrine et laisse deviner des tatouages de symboles sataniques. Tout son être exhale la haie et la frustration.
Plusieurs voyageurs ont déjà été détournés de l’accès au passeur et attendent l’air inquiet de connaître le sort que va leur réserver ce monstre. Je n’en mène pas large, mais mes compagnons semblent sereins, ce qui me rassure un peu.
Au moment où nous apprêtons à leur faire face, des détonations se font entendre sur notre gauche et une épaisse fumée se dégage d’un bâtiment à une cinquantaine de mètres.
Aussitôt les quatre cerbères abandonnent leurs postes pour se précipiter sur les lieux de l’incident.
- Vite, allons-y, nous lance Cintaï en se mettant à courir.
Nous lui enjoignons le pas, suivis de quelques autres individus.
Nous arrivons enfin aux pieds du monstre d’acier. Sa base est un enchevêtrement de poutres et de croix de saint André métalliques si touffu que nous avons du mal à y discerner les différents éléments. En s’élevant vers le ciel, la structure s’éclaircit et se termine par six piliers disposés en hexagone desquels s’échappent vers la rive opposée de longs câbles. Dans notre dos la fusillade continue mais cela ne semble pas affecter les employés de la machine qui continuent à vendre des titres de passage. Nous nous empressons d’en profiter pour acquérir nos sésames libérateurs.
Dépêchons nous, crie l’un de ceux-ci, nous n’allons pas tarder à mettre en route. Les marchandises, c’est par ici, les voyageurs par là, dans le monte personne.
Nous nous entassons à une douzaine dans la cabine qui aussitôt les grilles fermées s’élève dans un monstrueux boucan de ferraille. Trente seconde après, la plateforme s’immobilise et nous débouchons sur un pallier prolongé par un plateau garni de chaises usagées. Avant de m’y engager, à la suite de mes camarades, j’en profite pour m’approcher des rambardes et observer l’ensemble du système.
L’étage qui nous accueille est soutenu par une douzaine d’embossures rattachées à des roues coulissantes sur de puissants câbles horizontaux. Sous le plancher des élingues soutiennent un autre niveau sur lequel des manœuvres viennent fixer ballots et caisses de marchandises.
Rappelé à l’ordre par un membre d’équipage, je rejoins mes amis et aussitôt assis me fait quasiment ligoter par un employé.
- Ne t’inquiète pas, c’est tout à fait normal, précise Cintaï. Dans les premiers temps de fonctionnement de cette machine, les gens étaient libres de bouger, mais de puissants coups de vents, ou des crises d’angoisse de passagers ont provoqué des chutes dans le fleuve et les malheureux ont disparus engloutis dans l’onde mortelle. Depuis, les passagers sont entravés pour une vingtaine de minutes, le temps de la traversée.
A cet instant la plateforme s’ébranle et s’éloigne doucement du monstre d’acier en directions de Bçome. J’en profite pour questionner le jeune Negrmalamien sur l’incident du port :
- Cette fusillade, au moment où nous allions être contrôlés, qu’est-ce que c’était ?
- Comme tu t’en doutes, ce n’était pas un hasard. Hier soir j’ai retrouvé quelques amis qui nous attendaient. Ce sont eux qui ont organisé cette petite diversion en disposant des pétards et des fumigènes dans une barraque et quand ils nous ont vu approcher de la douane, ils ont procédé à leur mise à feu afin de nous ouvrir la voie.
- Eh bien bravo. Je vois que vous êtes bien organisés.
Nous sommes installés sur trois rangées de quatre sièges, Je suis à l’arrière entouré de Cintaï et de Lillálfur avec devant nous Télémaque et Jon. À l’exception d’une famille au premier rang, les autres passagers semblent bien être des commerçants.
Soudain, celui qui est à la gauche de Lillálfur se tourne vers lui :
- Vu votre grande taille et votre teint pâle, je suppose que vous êtes originaire d’ Eilífuis.
- Effectivement, lui répond celui-ci, je suis venu acheter du bois.
- Alors il faut que vous sachiez qu’étant à Taüsegna, j’ai croisé un étrange équipage. C’était un convoi de police et de façon fugace, mais j’en suis certain, j’ai pu distinguer dans un véhicule deux hommes, sans aucun doute des eilifusiens, à l’air abbatus et coiffés d’un étrange bandeau de tresses métalliques.
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