4.1 Beaucoup de questions, peu de réponses.
Alors que l’engin progresse lentement dans un vacarme croissant vers le milieu du fleuve, cette information claque en nos esprits comme un coup de tonnerre dans un ciel limpide. Deux eilifusiens retenus prisonniers à Taüsegna, ce sont probablement Sour et Niels. Mais il nous faut en être sûrs.
Ne supportant pas d’attendre la fin du trajet, je suis obligé de crier pour m’adresser au marchand :
- Qu’est-ce qui vous fait dire que ces deux captifs venaient d’Eilifius ?
- Simplement leur teint très pâle et leurs cheveux d’une blancheur absolue qui caractérisent bien les natifs de cet état.
- Vous pourriez leur donner un âge ?
- Je ne les ai vus que de façon furtive, mais je dirais un peu moins de cinquante ans pour l’ainé et trente-cinq pour l’autre.
Compte tenu des quinze ans qui nous séparent de mon premier voyage, les âges correspondent à ceux de Sour et de Niesl. Il est donc fort probable que ce soient eux que le commerçant à aperçus.
Le bruit, maintenant infernal, nous oblige à interrompre notre conversation. Plus nous avançons plus nous sommes assaillis par des bourrasques glacées et notre vaisseau suspendu commence à balloter de façon inquiétante. Il me semble qu’il pourrait se disloquer d’un instant à l’autre. Télémaque retrouve peu à peu le masque diaphane qu’il montrait durant la tempête subie lors de la traversée sur le Jernkud. Je comprends qu’il ait fallu nous arrimer sur nos sièges sinon nous aurions déjà été éjectés pour finir dissous dans le flot azur que nous survolons.
À l’avant la famille subit la tempête de façon directe et les parents sont courbés sur leurs enfants de façon à les retenir. Heureusement, une fois le milieu du fleuve franchi, la tempête se calme et nous commençons à retrouver l’espoir d’atteindre l’autre rive.
Après une quinzaine de minutes de franchissement, la plateforme s’immobilise enfin dans le sas d’accueil du côté bçomien. Chacun se sent épuisé et nous avons du mal à nous remettre de cette épreuve.
Ne souhaitant pas laisser partir nos compagnons de voyage sans récupérer plus d’informations, je les invite à partager une boisson raffermissante, ce qu’ils acceptent volontiers. Je laisse Lillálfur et Cintaï mener la conversation et rapidement il apparaît que nos informateurs ne nous en apprendront pas beaucoup plus sur le sort de nos deux amis, si ce sont bien eux …
Aux dires des marchands, Cintaï situe le lieu de la rencontre au sud-est de la capitale près d’une prison de sinistre réputation où sont emprisonnés les opposants politiques. Bien que nous soyons conscients de l’urgence de la situation, dans l’immédiat, nous n’avons aucun moyen d’action raisonnable.
Cintaï nous propose de nous rendre dans une cité proche où nous pourrons nous remettre des péripéties des derniers jours et établir une stratégie. Mais avant de nous mettre en route, il rencontre un groupe de ses amis opposants pour leur faire part de la situation et les inciter à recueillir des informations sur les deux prisonniers. À l’occasion, il récupère un véhicule pour rejoindre notre prochaine destination.
C’est donc sans regrets que nous quittons les rives du fleuve azur. Nous nous engageons dans un paysage de douces collines verdoyantes striées d’arbres élancés et tapissées de vignes courtes et de champs ondulant sous l’effet d’une brise légère. Ici où là de petits villages endormis sous la chaleur ponctuent l’horizon et des effluves tièdes d’épices séchées nous chatouillent les narines. Tout respire la sérénité et le calme marquant le contraste avec les décors arides du Negrmalam.
Après une heure et demie de trajet nous arrivons en vue d’une localité importante. De là où nous sommes, nous comptons une vingtaine de hautes tours coniques d’une dizaine d’étages. La coursive qui les enserre en montant doucement vers le sommet me rappelle les tours de Babel peinte par Bruegel.
- Voici Piotau IV, nous informe Cintaï.
- Piotau, comme le village du projet Utopia en Expéziad ? m’étonné-je.
- Exactement. Vous avez bien fait le rapprochement. En fait le projet Utopia a essaimé et plusieurs implantations ont été créées dans les différents états. Celle-ci est la quatrième, elle a été fondée il y a une dizaine d’années et compte près de quinze mille habitants. Je vous la ferai découvrir après que nous aurons pris un repos bien mérité.
Ici, pas de comité d’accueil pour nous saluer. Cintaï mène directement notre véhicule vers un des cônes devant lequel nous stoppons pour débarquer et nous pénétrons directement dans un vaste hall. Après une dizaine de mètres, nous franchissons une nouvelle porte et, à notre grande surprise, débouchons dans un vaste jardin, très lumineux, embaumé de parfums délicats et saturé de gazouillements d’oiseau.
- Bienvenue au QG des forces libres du Negrmalam, nous lance Cintaï alors que nous restons ébahis par le spectacle. Avec l’accord du Conseil nous occupons un bon quart de ce bâtiment où nous logeons mais aussi où nous préparons nos actions de terrain. Tout à l’heure, je vous montrerai notre PC opérationnel, cela devrait vous intéresser.
- Tout ceci est bien beau, mais je vous avouerai que je serai plus capable de l’apprécier après un bon repas, une bonne douche et un petit roupillon, rouscaille alors Télémaque, décidemment un peu grognon ces derniers temps.
- Tu as raison, Télémaque, lui répond notre hôte, nous allons réparer cela tout de suite et nous ferons ensuite le point sur nos affaires.
Je profite de me retrouver seul pour faire un point de situation : Nous savons que deux bçomiens sont détenus par la dictature negrmalamiene, mais nous n’avons aucune certitude que ce soit bien nos deux amis ; la chute de ce régime pourrait être provoquée par la révélation du scandale du village maudit de Ak’irdunia, où réside la dame en noir, mais pour cela, il faudrait pouvoir y retourner et en revenir. Cintaï et ses amis veulent abattre le pouvoir infame qui opprime leur peuple, mais en ont-ils les moyens ?
Voila beaucoup de questions qui, en l’état, restent sans réponses. Sans compter que je ne suis pas sûr que Télémaque accepte d’interrompre ce voyage sans avoir tenté de retrouver sa belle Polycaste dans la forêt pourpre.
A cet instant, il me semble que notre voyage risque de durer beaucoup plus longtemps que ce que pensais.

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