Chapitre IX

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Le réfectoire bourdonnait de voix, de rires étouffés, de chaises raclant le sol et de vaisselle qui tintait, orchestrant une cacophonie presque harmonieuse. À peine avais-je franchi le seuil que le tumulte me frappa de plein fouet. J’avais l’impression que le monde autour de moi n’avait jamais connu la fatigue, alors que moi… j’avais l’âme en loques.

Les premiers cours s’étaient enchaînés comme une tempête que je n’avais pas su prédire. Les formules m’étaient étrangères, les théories floues, les annotations rapides des autres étudiants trop nettes pour mon regard encore embué de doutes. J’étais restée assise au fond, à griffonner des fragments sans queue ni tête, feignant une concentration que je ne ressentais pas. Une heure, deux, trois — chaque cloche qui sonnait annonçait non pas une délivrance, mais un nouveau saut dans le vide.

Alors, lorsque je posai un pied dans la grande salle baignée d’une lumière magique — dorée et tiède —, mon corps avait déjà renoncé à lutter. Et pourtant, je me redressai. Je resserrai mes gants autour de mes poignets et m’avançai, droite, le regard haut, comme si j’étais exactement à ma place. Comme si mes jambes ne tremblaient pas.

Naïma me suivait de près, babillant à propos d’un devoir de métamorphose qu’elle n’avait absolument pas commencé.

— D’habitude, Lysander et Milo mangent avec nous, mais ils ont un entraînement aujourd’hui. Tu les verras sûrement ce soir, ils sont cools. Surtout Lys. C’est un peu la gardienne officieuse de la bande. Et Milo… disons qu’il est aussi bruyant que drôle. Tu verras.

Elle me fit un clin d’œil, et je sentis un bref soulagement m’effleurer, comme un vent léger entre deux orages. Elle me désigna une table près d’un vitrail représentant un dragon d’obsidienne, et nous nous y installâmes avec deux plateaux flottants, servis sans que nous ayons eu à prononcer le moindre mot. L’école lisait même nos appétits.

Je venais à peine d’entamer une bouchée que deux silhouettes se glissèrent à notre table comme des ombres.

— C’est donc elle, la sauvageonne sans éducation ? demanda une voix féminine, acide, portée par un sourire trop large pour être sincère.

Je levai les yeux.

Une jeune femme blonde, impeccable, posée, les bras croisés sur sa poitrine étroite, m’observait avec une curiosité mordante. À ses côtés, un garçon aux cheveux bruns lissés en arrière, un costume si sombre qu’il absorbait presque la lumière. Son regard était calme, mais il brillait d’une lueur carnassière, comme s’il goûtait déjà l’arrogance de la scène.

— Bianca Marwood, dit la jeune femme en inclinant légèrement la tête, comme si elle offrait un honneur. Et lui, c’est Soren. On aime savoir qui partage nos bancs.

Je déglutis lentement.

— Althéa, répondis-je. Et je sais parfaitement manger avec une fourchette, au cas où tu douterais de mon éducation.

Un silence tomba, sec. Bianca haussa les sourcils, presque amusée. Soren, lui, esquissa un sourire bref, et je n’aurais su dire s’il saluait ma répartie ou préparait la riposte.

— T’as du mordant. Tant mieux. T’en auras besoin, ici. Les brebis ne survivent pas longtemps.

— J’ai des dents, pas de laine, répliquai-je en croisant les bras.

Naïma leva les yeux au ciel.

— Bon sang, Bianca, t’es pas censée être au club de débat à midi ? Ou tu préfères terroriser les nouveaux ?

Bianca ignora la remarque, ses yeux fixés sur moi.

— Tu ne sais pas encore où tu as mis les pieds, Althéa. Mais tu apprendras. L’Académie a ses cercles. Et certains ne sont pas faits pour les intruses.

Je soutins son regard, même si mon cœur battait trop fort. Même si mes mains tremblaient sous la table. Même si tout en moi hurlait de fuir. Je refusais de me faire petite.

— Je ne suis pas une intruse. Juste une pièce qu’on n’avait pas prévue sur l’échiquier.

Bianca se pencha légèrement, un sourire prédateur aux lèvres.

— Tant que tu ne crois pas être la reine.

Puis, sans un mot de plus, elle se redressa, fit demi-tour et disparut avec Soren, leurs pas glissant comme des murmures sur le sol de pierre.

Je restai là, le souffle court, le cœur battant comme après un duel invisible.

Naïma se tourna vers moi, impressionnée.

— Tu viens de tenir tête à la reine du bal des garces. Je suis officiellement fan.

Je ne répondis pas. J’avais envie de rire, de trembler, de disparaître. À la place, je me contentai de boire une gorgée d’eau.

Je n’avais pas fui. Et même si ma peur me collait à la peau comme une seconde ombre… j’étais restée.

Le reste du repas s’était terminé dans un silence pesant, seulement troublé par les échos du réfectoire et les pensées qui tournaient dans ma tête comme des oiseaux pris au piège. Naïma, toujours sensible à mon humeur, avait troqué ses blagues pour un calme attentif, me lançant de temps à autre un regard en coin, comme si elle évaluait la charge de ma tempête intérieure.

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Le couloir menant aux tours principales s’étirait devant moi comme un long souffle d’échos et de pierres tièdes. Les vitraux filtraient une lumière pâle qui peignait le sol de couleurs brisées. Autour, des rires, des voix, des battements de pas, tout semblait à sa place. Tout, sauf moi.

Naïma discutait toujours à mes côtés, gesticulant un peu, m’expliquant qu’il y aurait un club d’illusions à essayer ou un groupe de chant “pour les gens qui aiment se ridiculiser dignement”. J’esquissai un sourire distrait. Mais mon esprit dérivait. Mes pensées s’accrochaient encore aux mots de Bianca, aux regards, aux notes que je n’avais pas su suivre. L’impression d’être un imposteur déguisé en élève.

Et puis…

— J’ai jamais vu quelqu’un être aussi paumé à un cours d’éthique magique. On aurait dit qu’elle essayait de lire à l’envers.

Je me figeai.

— Tu crois qu’ils acceptent les cas désespérés juste pour la diversité, maintenant ?

Ma nuque se raidit. Je me retournai lentement.

Adossé nonchalamment à une colonne, un garçon m’observait. Grand, musclé, l’air de ne jamais être fatigué. Des yeux sombres, perçants, encadrés de boucles courtes. Il ne souriait pas, mais tout en lui respirait la provocation tranquille.

Je ne le connaissais pas. Et pourtant…

Quelque chose en moi se crispa.

Un tiraillement. Un battement de cœur hors rythme.

Comme si un fil invisible venait de vibrer entre nous. Un fil ancien, tendu à l’extrême. Et, au creux de mon âme, un craquement minuscule. Un sceau, peut-être. Une fracture magique. Un serment oublié qui tremble.

Je sentis une douleur sourde au creux de ma poitrine. Un frisson me parcourut l’échine.

Mais je restai droite. Muete.

Il me regardait comme on regarde un insecte tombé dans la soupe.

Et pourtant… j’étais incapable de détourner les yeux.

— Pardon ? demandai-je, d’une voix plus calme que je ne l’aurais cru.

Il haussa un sourcil, faussement surpris.

— Oh, tu parles ? Je croyais que tu faisais juste semblant d’être humaine. Tu m’intrigues, t’as un regard genre… chat dans les phares.

Un rire s’échappa de sa gorge, bref, moqueur. Il tourna lentement autour de moi, comme pour jauger, tester.

— Sérieusement, t’as jamais entendu parler d’un manuel de magie ? Ou même… d’une école primaire ?

Je devins pâle. Puis rouge. Ma gorge se serra.

Naïma fit un pas en avant, mais je levai légèrement la main.

Je pouvais parler pour moi.

— Et toi, t’as déjà entendu parler de politesse ? Ou t’étais trop occupé à mâcher des pierres pour apprendre à t’en servir ?

Il marqua un silence.

Puis rit franchement.

— Elle mord, la nouvelle. C’est bien. Au moins, tu sais faire ça.

Je m’approchai d’un pas. Mon cœur battait à tout rompre. Mais quelque chose, dans ma poitrine, refusait de reculer.

— Tu ne me connais pas.

— Non. Mais j’ai vu ta tête en cours. T’étais complètement larguée. Une vraie œuvre d’art. T’envisages de faire ça tous les jours ? Parce que franchement, y a un club de jonglage pour les catastrophes volontaires.

— C’est fascinant comme tu parles sans interruption, dis-je, la voix basse. C’est une maladie ou juste un besoin constant de te sentir supérieur ?

Il haussa les épaules.

— Un peu des deux. Mais t’inquiète, tu vas t’y faire. Ou pas.

Il détourna les yeux, prêt à partir. Puis, comme s’il se souvenait de quelque chose, il ajouta :

— Ah, et… chelou ton aura. On dirait qu’elle se débat contre elle-même. Ça fait désordre.

Je restai figée, incapable de répondre.

Chelou.

Il n’avait pas tort. Il y avait… une faille.

Je le regardai s’éloigner, les mains dans les poches, son dos large avalé par la lumière filtrée du couloir. Et, juste un instant, je crus percevoir une odeur étrange dans l’air — comme du cèdre fumé et de l’ambre brûlante. Une empreinte invisible. La sienne.

Je ne savais pas qui il était.

Mais je savais déjà qu’il reviendrait.

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Nous avions quitté la grande salle sans croiser d’autres figures menaçantes, et j’avais suivi ma colocataire à travers les couloirs, plus lasse qu’effrayée. Les rumeurs allaient bon train, c’était certain. Et peut-être que je m’y étais moi-même jetée tête la première en tenant tête à Bianca. Mais je ne regrettais pas. Je n’avais plus envie de disparaître. Pas aujourd’hui.

— T’as survécu, marmonna Naïma en poussant la porte de notre appartement. C’est déjà un exploit. Tu veux qu’on fasse un truc débile avant les clubs de cet aprèm ? On peut colorer nos cheveux avec une potion temporaire. Ou faire griller des marshmallows à la fenêtre avec un sort d’ignition. Tu choisis.

Son énergie était contagieuse, même quand mon cœur pesait des tonnes.

— Juste… une minute pour respirer, répondis-je en laissant tomber mon sac sur le canapé.

Je retirai mes gants d’un geste mécanique, les posant avec soin sur la table basse. Mes doigts étaient engourdis, crispés. J’avais l’impression d’avoir passé la matinée à marcher sur des tessons de verre.

Naïma disparut dans ce qui nous servait de cuisine mais n’en était pas une, probablement en quête de chocolat chaud ou d’un sort qui ferait éclater du pop-corn. Je restai debout, plantée au milieu du salon, l’esprit vidé.

Et puis, on frappa à la porte.

Trois coups. Nets. Précis. Comme une injonction.

Je me figeai. Naïma aussi, dans la cuisine.

— T’attends quelqu’un ? demandai-je.

— À part une livraison de cookies… non.

Je jetai un regard à la porte. Un pressentiment s’insinua dans ma poitrine. Je n’aimais pas ce genre de silences tendus avant l’ouverture.

Je m’approchai, inspirai profondément, et ouvris.

Une silhouette attendait dans le couloir : une femme mince, droite comme une flèche, les cheveux d’un gris perle noués en chignon strict, vêtue d’une robe sombre brodée de fil argenté. L’uniforme impeccable de l’administration. Ses yeux étaient aussi froids que la pierre.

— Mademoiselle Thorne ? La directrice Norwen vous convoque dans son bureau immédiatement. Il s’agit d’une obligation, pas d’une demande.

Je me raidis.

— Est-ce que… j’ai fait quelque chose de mal ?

— Ce n’est pas à moi de vous répondre. Veuillez me suivre.

Naïma s’était rapprochée, ses yeux grands ouverts.

— Je t’attends ici ! cria-t-elle comme si j’allais partir en exil.

Je lui fis un petit signe, plus pour me donner du courage que pour la rassurer, puis je refermai la porte derrière moi et suivis l’ombre de la femme à travers les couloirs.

Le chemin jusqu’au bureau de la directrice sembla interminable. Les couloirs se succédaient, de plus en plus silencieux, de plus en plus vides. On aurait dit que l’école retenait son souffle.

La secrétaire me fit entrer sans un mot.

Le bureau de la directrice était vaste, lumineux malgré les rideaux partiellement tirés. Derrière ce bureau, Norwen.

Elle leva les yeux à mon entrée, croisa ses mains sur le bois.

— Asseyez-vous, Althéa.

J’obéis, droite comme un piquet, les mains crispées sur mes genoux.

— Je vais aller droit au but. Vous êtes une élève atypique. Votre arrivée tardive, votre absence de formation formelle, vos résultats aux premiers tests… Tout cela impose un ajustement.

Elle marqua une pause. Mon cœur battait si fort que j’en avais mal aux tempes.

— À partir de demain, vous suivrez un double cursus. Les cours théoriques avec votre tranche d’âge, et des modules fondamentaux avec les plus jeunes pour rattraper votre retard.

— Je… Je comprends.

— Vous devrez également passer les certifications, ajouta-t-elle. Un ensemble d’évaluations officielles qui valideront votre niveau de base dans chaque discipline. Vous aurez jusqu’à la fin du trimestre pour les réussir.

J’avalai ma salive.

— Et si je les échoue ?

— Vous ne les échouerez pas, répondit-elle simplement, d’un ton qui n’avait rien d’encourageant mais tout d’un ordre.

Elle se leva, marcha lentement jusqu’à la fenêtre. La lumière soulignait la finesse de son profil, la dureté de sa mâchoire.

— Vous avez été admise ici parce que certaines forces… ont insisté. Je suis prête à vous donner une chance. Une seule. Ne la gaspillez pas.

Je hochai la tête. Lentement. Presque imperceptiblement.

Elle se retourna vers moi.

— Des questions ?

— Non, Madame.

— Alors vous pouvez disposer.

Je me levai. Mon corps bougeait de lui-même, sans que mon esprit le suive.

En quittant son bureau, une phrase me revint, murmurée au fond de ma mémoire, comme un écho venu de mes rêves.

“L’Académie est un échiquier. Apprends à déplacer les pièces… ou deviens l’une d’elles.”

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