Chapitre 09

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J’ai cherché dans mes affaires. J’ai regardé dans celles de mes parents. Je suis même allé jusqu’à penser aller voir dans les affaires de mon frère avant de me souvenir qu’il s’agissait juste d’un ado de seize ans et qu’il valait mieux ne pas toucher à ses affaires. Je n’ai rien trouvé. Rien de bizarre, que ce soit dans les objets présents ou ceux qui pourraient être absents.

Bref.

Pour faire plus court, je n’ai absolument rien trouvé chez moi qui pourrait nous aider dans nos recherches et ça fait déjà plus d’un mois que ça dure. Le mois de février touche presque à sa fin et la seule bonne chose qui est arrivée est que je ne me gèle moins le cul le midi lorsque je mange dehors avec les garçons. A part ça, même les livres que Nora a dans sa bibliothèque ne nous ont servi à rien. La plupart ne sont que fictions destinées à faire rêver les gens et surtout leur faire voir les « bons » côtés des choses. Malgré tout, je ne pense pas que redécouvrir chaque année le goût de notre plat préféré puisse être un motif suffisant pour instaurer la Léthé.

Le pire dans tout ça, c’est que du côté de Reece et de Riley, c’est la même chose. Il n’y a rien d’anormal chez eux. Les personnes ou les choses qui s’occupent d’effacer les souvenirs physiques font de l’excellent travail. Un peu trop d’ailleurs.

Mais aujourd’hui, ça devrait changer. On doit à nouveau se rejoindre chez Nora qui a reçu de nouveaux livres qui seraient, d’après elle, plus sérieux et sûrement de meilleures sources pour trouver des informations. Malheureusement, Reece n’a pas pu venir. Un imprévu familial qu’il espère régler assez rapidement pour pouvoir venir chez moi ce soir pour un topo de l’après-midi.

Me voilà donc en train de marcher en direction de la maison de Nora, avec elle d’un côté et Riley de l’autre. Autant dire que je ne suis pas hyper à l’aise. Pas que je ne les apprécie pas. Si je devais être sincère, je dirais que je les considère presque comme des amis maintenant. Après ces semaines à se raconter nos vies, je pense que ces deux-là sont les personnes me connaissant le mieux à l’exception de Reece et de Jude.

En parlant de Jude, j’espère qu’il va mieux. Il avait des nausées ce matin et n’est pas allé en cours.

Bon, je m’égare. Je pensais à … Riley et Nora. Nouveaux amis. C’est ça. Je les apprécie beaucoup. J’ai appris à connaître Nora et même si elle continue à beaucoup regarder Reece, j’ai découvert en elle une personnalité très … innocente. Elle s’émerveille de beaucoup de choses et surtout des nouvelles connaissances qu’elle acquiert. Et pour ça, elle en est la cheffe. Elle a une mémoire immense et absolument impressionnante.

Riley est sûrement l’une des meilleures personnes que j’ai pu rencontrer depuis Reece. Il est drôle avec un côté pince sans rire qui me prend toujours au dépourvu. Il est lui aussi intelligent et toujours aussi bien organisé. Et, très important, il est bon cuisinier et généreux. Je ne compte plus le nombre de plats qu’il nous a rapporté de chez lui pour nous accompagner dans nos lectures.

Pourtant, malgré tout ça, je reste mal à l’aise en leur présence.

Nora, même en la connaissant mieux, reste beaucoup trop secrète, surtout lorsqu'elle fixe son regard sur Reece sans cligner des yeux. Puis, lorsqu’elle m’attrape le bras ou la main ou lorsque je la regarde plus attentivement, il y a toujours cette sensation de familiarité. Je ne sais pas d’où elle vient. Et ça me perturbe de plus en plus. Pourtant, je n’ai pas l’impression de l’avoir oublié elle aussi … c’est … étrange.

Quant à Riley. Je ne sais pas … là aussi c’est bizarre mais lorsqu’il est là, je me sens simplement bizarre. Des fois, je me retrouve à l’observer sans savoir pourquoi. Et chaque chose qu’il fait me rend fébrile. Mon corps doit sûrement essayer de se souvenir, c’est pour ça qu’il agit étrangement, mais ça me rend mal-à-l’aise en sa présence et je n’arrive pas à y remédier. Pourtant, il n’y a aucune raison pour que je le sois.

Familiarité et fébrilité.

C’est donc ce que je ressens actuellement alors que l’on marche jusque chez Nora. Il y a quand même mieux comme sensation quand on est avec des personnes qu’on apprécie. A se demander si c’est réellement le cas. Peut-être qu’ils sont de mèches et me retournent le cerveau ?

N’importe quoi … je n’aurais pas dû regarder ce film bizarre hier.

On finit par arriver à destination et sans perdre une minute, Nora apporte une pile de livres que je n'avais encore jamais vus chez elle. Lorsqu’elle parlait des acquisitions qu’elle attendait, je m’attendais à deux trois livres …. Pas une quinzaine d’ouvrages tous aussi gros les uns que les autres. Ah non, il y en a un petit … je vais peut-être commencer par celui-là personnellement. Je tends la main pour l’attraper avant de recevoir une tape sur celle-ci.

— Je te déconseille celui-là, me dit Nora.

— Mais je veux pas un des pavés ! je geins.

— Ok, mais à tes risques et périls !

Victorieux, je referme mes doigts sur le précieux sésame et l’ouvre à la première page pour découvrir … une autre langue.

— Mais … c’est pas dans notre langue ! je fais remarquer.

— Bravo Sherlock ! Je t’avais prévenu.

— Mais tu peux lire ça ? lui demande Riley.

— Non. Je me suis faite avoir en le commandant. La description était en anglais. Je ne connais pas cette langue en plus.

— C’est de l’hangeul … l’alphabet coréen.

Nora et Riley se tournent vers moi, choqués. Ils ont de quoi l’être. Moi non plus, j’ai aucune idée de comment je peux savoir ça. Et il y a même pire dans tout ça.

— Je peux le lire … je ne sais pas comment, mais je comprends ce qui est écrit !

— Tu as appris à le lire ? me questionne Riley, intrigué.

— Non ! Enfin … j’en ai pas souvenir … Vous pensez que j’ai pu l’apprendre l’année dernière ?

Ils ne me répondent pas. Je les comprends. Y répondre nous donnerait encore trop de nouvelles questions. Parce que si j’ai appris le coréen l’année dernière, cela ne peut être que pour une bonne raison … pour lire un livre de ce genre. Mais combien de temps peut-on mettre pour apprendre et comprendre cette langue ? Pas une seule journée … pas une semaine non plus … même un mois semble bien trop court.

— On réfléchira à ça plus tard, je leur dis. Profitons de ce nouveau talent que je me découvre !

Oh oui, profitons ! Pour une fois que mon cerveau accomplit un miracle, on ne va pas cracher dessus et encore moins attendre que ce talent imprévu disparaisse. J’ouvre alors le livre et commence ma lecture.

C’est étrange. Je ne sais pas si je vais m’y faire. Une partie de mon cerveau estime que c’est une langue étrangère que je ne connais pas et ne comprends pas. Et l’autre déchiffre l’écriture sans problème et en comprend le sens. Un duel a lieu dans ma tête et je peine à suivre ce que je lis. Je secoue la tête en espérant réussir à me concentrer puis attaque à nouveau ma lecture.

Maintenant que je suis plongé dans ce livre, je le trouve passionnant. Il parle d’expériences de Léthé. Ce sont des témoignages. Des gens qui ont oublié leurs maladies, leurs addictions, leur vie, leur famille, etc. En soi, ce n’est pas forcément un livre qui va nous apporter grand-chose sur les origines de la Léthé et sa manière de fonctionner, mais lire la manière dont certaines personnes l’ont vécu et surtout ont surmonté les problèmes que ça a engendré … c’est rassurant. Je n’ai pas encore tout lu mais jusque-là, les personnes ont réussi à reprendre les soins de leurs maladies à temps, ils ont réussi à combattre des addictions dont les symptômes de manque se faisaient sentir progressivement pendant les premiers mois de l’année, etc.

Mais ça, c’est jusqu’à ce que j’arrive à la dernière partie du livre. Des témoignages encore. Mais de proches cette fois.

Des proches qui ont perdu un membre de leur famille à cause d’une maladie qui n’a pas été soignée, d’une addiction qui n’a pas été sevré. Des gens qui n’ont plus de nouvelles de certains parents qui les ont oubliés totalement et qui sont donc partis le plus loin possible pour refaire leur vie. Et parmi ces témoignages, il y a les sentiments qui vont avec.

Il y a l’incompréhension. Le déni. Ça ne peut pas être possible. C’est un cauchemar.

La colère aussi. Ce sentiment d’injustice. Pourquoi lui ? Pourquoi elle ?

Puis une forme de négociation. Pourquoi pas moi ? Pourquoi pas quelqu’un qui l’aurait mérité ? Est-ce qu’il y a un moyen de revenir en arrière et d’empêcher tout ça ?

Il y a la douleur. Celle qui broie le cœur, qui frappe le corps jusqu’à ce qu’on ait l’impression de ne jamais pouvoir se relever.

Elle est accompagnée de la tristesse. Celle qui assombrit l’esprit et fait croire que jamais on ne reverra la lumière. Que la vie ne vaut plus vraiment le coup d’être vécu. A quoi bon continuer encore ?

Puis l’acceptation … ou la résignation. La vie doit continuer malgré tout. Il faut se reconstruire … il faut honorer la personne perdue.

Et tout ça porte un nom. Un nom qui semble exister depuis la nuit des temps mais qui a été supprimé de notre vocabulaire. Le deuil.

Est-ce que je l’ai vécu pour ma grand-mère ? Ou est-ce qu’on m’en a privé ? Ai-je pu la pleurer ? Penser qu’elle n’avait rien mérité de tout cela au point d’en ressentir de la colère ? je n’en sais rien … et je m’en veux à cet instant précis. Elle est morte à cause de la Léthé mais est-ce qu’on l’a bien accompagnée à ce moment-là ? On a été présent ? On était là après ? La famille s’est réunie pour honorer sa mémoire et lui dire une dernière fois au revoir ?

Je n’en sais rien. J’ai tout oublié de cette période. A part qu’elle est morte.

Je sens les larmes me brûler les yeux. Plus les semaines passent, plus je me rends compte à quel point la Léthé gâche la vie des gens.

J’essuie de rage l’unique goutte sur ma joue avant de noter ce qui me semble intéressant dans ces témoignages. J’espère que les autres n’ont rien vu, je ne sais pas trop comment je pourrais leur expliquer pourquoi je me mets à chialer en lisant un livre.

Bon. Je reprends mes esprits et reviens à mes notes. J’ai fait une liste des différentes choses qui ont été oubliées après la Léthé. Certains cas sont assez étranges. Des familles entières oubliées sans aucune raison apparente par exemple. Des personnes parlent aussi des tentatives qu’elles ont fait pour essayer de retrouver la mémoire ou de la faire retrouver à quelqu’un. Aucun n’a réussi bien entendu, mais ça va nous permettre d’éliminer d’ores et déjà quelques idées potentielles.

J’ai terminé avec ce livre. Je ne sais pas combien de temps j’ai passé dessus mais une minute ou une heure, ça restera une lecture plutôt éprouvante. Malgré tout, ça ne nous avance pas plus que ça dans nos recherches. On peut éliminer certaines théories mais il en reste encore beaucoup trop pour que ce soit suffisant. J’espère que les autres ont eu plus de chance que moi.

— Alors ? je leur demande en terminant ma prise de notes. Des choses intéressantes ?

— Quelques pistes, me répond Riley. Je ne sais pas si tout seul ça nous servira énormément mais je pense que combinées, on pourra trouver quelque chose.

— Moi j’ai un truc là ! Écoutez : « À partir de la cinquante-et-unième semaine, les choses s’accélèrent. Les confessions changent d’oreilles et les petites mains s’activent afin que tout soit prêt pour le jour J. Extraction et condensation. Extraction et élimination. Ce qui est impur est ignoré. Ce qui mérite de rester est rendu sous la petite forme. Il ne reste qu’à tous d’assimiler à nouveau ce qu’il leur appartient. »

— C’est du charabia, je leur fais remarquer. On dirait une vieille prophétie d’un roman fantastique !

— Non, c’est … logique ? dit Nora incertaine. Le livre date du début de la Léthé.

— Peut-être que rien n'avait de nom à ce moment-là, propose Riley.

— Je pense aussi. Mais il est facile de réassocier certaines choses ! Le jour J est la Léthé par exemple.

— Et … la petite forme, l’Alètheia ? je demande.

Je vois Riley opiner tout près de moi. J’ai l’impression d’être tellement moins intelligent que ces deux-là que le voir valider une de mes hypothèses me rend presque intérieurement euphorique. J’essaye de réfléchir un peu plus sur ce qui a été dit. J’ai l’impression que ce paragraphe nous dévoile tout et en même temps, qu’il nous laisse plus dans le flou qu’autre chose.

— Vous comprenez autre chose ? je fais, résigné.

— Je pense que l’Alètheia est plus compliquée qu’on ne le pense, me répond Riley. Extraction et condensation … Si c’étaient les souvenirs qui étaient extraits et condensés en un médicament ?

— Ça voudrait dire que chaque Alètheia est unique … et nominative ?

— Mais du coup … ça voudrait dire que chacun notre tour nous allons à un endroit qui extrait les bons souvenirs, et élimine les « mauvais » à première vue, pour les condenser en un médicament ? D’où le fait que ça commence la cinquante-et-unième semaine de l’année ! je fais remarquer. Par contre, ça insinue que les personnes ou choses qui s’en occupent sont nombreuses pour respecter le délai, vous ne pensez pas ?

— C’est ce que je pense aussi, confirme Nora. Quant à qui ils sont … ça parle d’oreilles et de petites mains … A première vue, ce sont des êtres humains qui nous font ça.

— Autant que peut l’être une personne qui fait ça …, raille Riley. Mais, ça concorderait avec un détail du livre que j’ai commencé. Ça parle de la hausse de bénéfices, en fin d’année, chez certaines petites mains aux cœurs battants … Je suppose que ça signifie de personnes vivantes … avec un cœur battant … et de petites mains ?

Ça me donne mal à la tête. Je regarde l’heure et découvre que cela fait bien trois heures que nous penchons sur nos lectures. Je leur propose alors de nous arrêter ici pour aujourd’hui. Je me sens déjà moins efficace. Les cours de la journée plus ces heures de recherches m’ont lessivé. J’ai juste envie d’aller dans mon lit en oubliant de faire mes devoirs. Parce que forcément, j’en ai pour demain. A se demander comment je vais faire pour avoir mon bac à la fin de l’année.

Riley et moi attrapons nos affaires. Lui aussi a l’air épuisé et pourtant, il a l’air un peu plus serein que tout à l’heure, sûrement les quelques informations que nous avons trouvées et qui nous rapprochent un peu de notre but. C’est vrai qu’on est déjà plus proche de notre objectif qu’il y a trois heures. Je ne l’aurais jamais cru pourtant.

Nora part vérifier rapidement que personne ne se trouve sur le chemin de la sortie et nous fait signe que tout est bon. Nous sortons rapidement tout en la saluant puis nous arrêtons sur le trottoir. Je sors mon téléphone pour prévenir Reece qu’on a terminé et que je rentre chez moi. J’espère qu’il a réussi à régler son problème et qu’il me rejoindra. J’ai besoin de … normalité. Un truc qui ne me retournera pas le cerveau et tout le corps.

— Bon, ben rentre bien, je dis à Riley alors qu’on s’apprête à se séparer.

— Toi aussi. Repose-toi. On a bien bossé ce soir !

— Tu trouves ?

— Ouais ! Et, c’est qu’un début. On tient le bon bout ! m’assure-t-il avec un grand _ trop grand _ sourire. Bon, allez, à demain Jamie !

Je m’apprête à ouvrir la bouche avant de me figer.

Qu’est-ce que je voulais lui dire ? Lui répondre à demain à lui aussi ? Ou alors lui interdire de m’appeler Jamie comme je le fais à quiconque m’appelant comme ça. Sauf que … Je n'y arrive pas. Mon cerveau bloque.

Je lui fais un léger signe de main puis me retourne. Autant qu’il ne voit pas mon trouble. Parce que oui, je suis troublé. Il m’a troublé. Il m’a appelé Jamie et pour la première fois, mon corps et mon cerveau n’ont pas réagi violemment à ça. Au contraire, c’est comme s’ils retrouvaient une vieille habitude. Comme si ce n’était pas la première fois qu’il m’appelait ainsi.

Je frissonne.

Quelle relation avions-nous ? On devait être très amis pour que l’utilisation de ce surnom ne me dérange pas. Plus proche que je ne le suis avec Reece, bien que j’en fasse souvent abstraction avec lui. Mais c’est impossible. Personne ne peut être aussi proche de moi que lui … alors plus proche ? Impensable.

Mais c’est bizarre … vraiment. Pourquoi le fait qu’il m’appelle Jamie me paraît naturel ? Et pourquoi ça me chamboule autant ? C’est juste un surnom !

Je n’ai pas le temps de m’appesantir plus longtemps sur le sujet que mon téléphone se met à vibrer. Je l’allume et y vois un message de Reece qui m’annonce m’attendre chez moi. Et à cet instant, je n’ai jamais été aussi heureux d’aller le voir. J’accélère le pas, impatient de retrouver la seule figure stable de mon existence. Avec un peu de chance, il m’aidera à y voir plus clair.

Je l’espère !

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