Chapitre 10

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J’ai tout raconté à Reece.

Enfin, quand je dis tout, je parle de la familiarité qui se dégage de Nora lorsque je suis près d’elle et de la fébrilité que je ressens quand je suis avec Riley. Il ne comprend pas ce qu’il m’arrive et pense même que je suis tellement stressé que mon corps finit par déconner. Je ne suis pas loin de penser comme lui mais avec tout ce qu’il se passe depuis le début de l’année, je suis obligé de me poser des questions. Je pense que rien de tout ça n’est une simple coïncidence.

Concernant nos recherches, je lui ai raconté le super talent que je me suis découvert. Ça l’a laissé sur le cul. Je me suis senti fier pour le coup. Qui aurait cru que j’étais bilingue alors que je suis loin d’être le plus doué en langue vivante au lycée ? Je lui ai aussi parlé de notre soupçon comme quoi ce seraient bien des humains qui s’occuperaient de l’Alètheia et non des machines. Je ne sais pas s’il a trouvé ça rassurant. Il m’a sorti comme quoi un manque d’humanité venant d’une machine aurait paru plus normal et moins effrayant que venant d’un être humain. Et le pire c’est qu’il a raison. Imaginez que le métier de certaines personnes soit d’organiser la suppression des souvenirs de toute une population au risque de provoquer des décès, des ruptures, … c’est impensable.

J’ai aussi évoqué les soupçons qu’on a eu quant à l’Alètheia. Nominative et unique. De si petites choses contiendraient, non pas de quoi stimuler notre cerveau pour qu’il se souvienne de souvenirs précis, mais leurs souvenirs en eux même. Elle serait irremplaçable pour tous. Je n’imagine pas la catastrophe en cas de perte avant la Léthé.

Aujourd’hui, on est vendredi. On va suivre les cours, comme des personnes absolument normales, avant de foncer tous les quatre chez Nora. Reece a proposé _ à reculons certes _ qu’on aille chez lui mais la jeune fille a insisté pour qu’on aille chez elle afin qu’elle n’ait pas à se trimballer tous ses livres. Elle n’a pas tord mais pourtant, son empressement à vouloir qu’on vienne chez elle m’a paru bizarre. De toute façon, elle reste étrange même si je la connais un peu mieux qu’en début d’année.

Donc, aujourd’hui, je travaille. J’oublie tout ce qui a rapport avec la Léthé et j’essaye de m’assurer un avenir. Ou au moins l’obtention du bac, ne soyons pas trop optimiste. Le bac est déjà un bon objectif ! C’était déjà un de mes projets de l'année dernière. Je ne sais pas trop ce que j’ai foutu en cours mais je me souviens que j’avais envie d’avoir mon diplôme, c’est déjà ça. La motivation devrait au moins être là … enfin. Bref, aujourd’hui, on écoute les cours.

Reece me tape rapidement sur l’épaule pour me signaler qu’il part aux toilettes. Je suis presque tenté de l’y accompagner. Pas que nous ayons besoin d’être à deux pour y aller, mais au lycée, lorsque je laisse Reece tout seul, il lui arrive souvent des bricoles comme des mecs qui le provoquent parce qu’ils ont surpris leur copine le regarder ou alors un manque de papier toilette et l’absence total de mouchoirs dans le sac. Je ne sais pas quelle situation est la pire. Malgré tout, je pars quand même en salle de classe.

Riley y est déjà.

Il me fait un petit signe accompagné d’un grand sourire que j’essaye de lui rendre. Je dois avoir l’air crispé. J’aurais sûrement mieux fait d’accompagner Reece tout compte fait. J’en viens à bénir mon bureau placé à l’opposé du sien.

Je m’installe et sors mes cours. On commence par l’histoire. J’espère que le cours sera intéressant. J’ai dit que je voulais me concentrer, mais si c’est chiant à mourir, je suis mal barré.

Les cours n’ont jamais trop été mon truc. Apprendre bêtement des choses pour les recracher sur une feuille et les oublier deux minutes plus tard, je n’en vois pas l’intérêt. J’aime savoir de nouvelles choses, là n’est pas le problème, mais j’ai plutôt l’impression que l’éducation est un bourrage de crâne afin de diviser les jeunes. D’un côté ceux qui ont une bonne mémoire pour tout emmagasiner et de l’autre ceux qui n’arrivent pas à apprendre par cœur une quantité monstre d’informations. Je suis dans cette seconde catégorie. J’ai besoin de comprendre pour retenir. Si on m’explique les choses, c’est bon. Mais nous lancer à la figure des dates et des événements sans lien entre eux à part qu’ils appartiennent au même espace-temps, je ne vois pas ce que ça m’apportera. Après tout, je n'ai pas prévu de participer à une émission télé de culture générale.

C’est d’ailleurs à cause de tout ça que j’évite de trop penser à mon avenir. D’ici quatre mois, si tout va bien, je serai bachelier.

Et après ?

Après, je ne sais pas. Qu’est-ce que je dois faire ? Travailler ? Aller à l’université ? Je n’ai clairement pas envie de me retrouver dans des études durant une décennie, je n’ose même pas imaginer dans quel état je serais si c’était le cas. Et en même temps, je ne me vois pas aller travailler directement après mon diplôme. Je ne sais même pas où je travaillerais. Je n’ai pas vraiment envie de me retrouver dans un fast-food ou dans un supermarché. Pas que ce soit de sous-métiers ou quoi que ce soit. Mais je ne pense pas que j’en serais heureux. Quitte à travailler, autant que ce soit dans une branche qui me plaise. Le problème c’est … Qu'est-ce qui me plaît dans la vie ?

Bonne question. Je n’en sais rien.

Je n’ai pas vraiment de hobbies, pas de talents particuliers. Je suis le plus commun des ados de dix-sept ans. Je ne sais même pas si une filière me plairait plus qu’une autre. Le pire dans tout ça, c’est que je n’ai plus beaucoup de temps avant de valider mes vœux pour l’année prochaine. De toute façon, il faut que j’aie mon bac pour pouvoir espérer faire quelque chose après. Alors on se concentre et on bosse.

Ça tombe bien, le prof arrive … sauf que Reece n’est toujours pas revenu de sa pause pipi matinale et ça m’inquiète. Je commence à lever la main quand je le vois passer la porte juste à temps. Il s’installe à côté de moi et je vois directement que quelque chose le chagrine.

— Raconte, je lui chuchote.

— Une fille de première m’a abordé pour me faire une déclaration d’amour de quinze minutes. J’ai tout juste eu le temps d’aller aux toilettes mais pour ça il a fallu que je me mette à courir pour la semer !

Si ça avait été quelqu’un d’autre, j’aurais explosé de rire. Mais là, il s’agit de Reece et je sais que ce genre de chose lui pèse. Il n’a rien contre ces filles-là mais il n’a pourtant jamais accepté une seule déclaration. Il me dit à chaque fois qu’il a un blocage, sûrement un pète au casque, qui l’empêche de vouloir sortir avec une de ces personnes. Moi, je ne pense pas qu’il soit dérangé. Par contre un blocage … peut-être. Mais de quel genre ?

Je vais pour lui répondre lorsque le prof prend la parole. Je me contente alors de lui serrer rapidement le bras avant de tourner mon attention vers l’avant de la salle. Je ne sais même pas de quoi va parler le cours. Est-ce qu’on a fini le chapitre précédent ? Je ne m’en souviens plus. Ce jour-là, j’ai eu un début de migraine. Pas quelque chose d’horrible comme au début de l’année, mais assez pour briser ma concentration. J’ai vite fait photocopié le cours de Riley _ bien plus organisé que celui de Reece _ sans pour autant le relire. J’aurais peut-être dû.

— Bien, commence le prof. On commence désormais un nouveau chapitre. On va parler d’un phénomène qui aura bouleversé l’économie mondiale et bien plus encore. Je parle bien sûr de la mise en place de la Léthé !

Alors, quant au fait d’oublier tout ce qui est Léthé et Alètheia pour suivre le cours … je pense que c’est fichu. Au soupir de Reece, je sais que lui aussi aurait espéré s’en éloigner un peu le temps de la journée, surtout en sachant que la soirée serait dédiée à ce sujet.

Malgré ça, je suis quand même curieux de voir de quelle manière le prof va nous présenter tout ça et ce qu’on pourra en apprendre, même si je ne me fais pas trop d’espoir. Ça m’étonnerait qu’il nous explique son réel fonctionnement et nous apporte toutes les réponses à nos questions. Ce serait bien trop beau.

— Première partie. La Léthé, la solution à une après-guerre fragile. On va rapidement parler des conséquences de cette dernière guerre mondiale et de ce qui a poussé le gouvernement à mettre en place la Léthé.

Les deux heures de cours sont à la fois ennuyantes et horribles. Ennuyantes parce que des chiffres, pleins de chiffres, il n’y a rien de pire. Et horribles parce que justement ces bilans sont énormes. Il y a eu tellement de morts pendant cette dernière guerre. Tellement de morts que je comprends l’intérêt premier de la Léthé. C’est ce qu’elle est devenue qui me rebute. Son utilisation n’est plus entièrement tournée vers le désir d’un monde en paix. Elle est devenue beaucoup plus calculatrice.

Mais ça, les cours ne le diront pas. Déjà aujourd’hui, en plus de ce bilan de guerre, on a juste évoqué les premiers changements que la Léthé à provoquer, à savoir la baisse de la délinquance et surtout la suppression du désir de guerre mondiale ou civile. Malheureusement pour moi, on s’est arrêté ici. On commence à parler des premières années de la mise en place de l’oubli mais moi, c’est ce qu’il en est maintenant qui m’intéresse. A défaut de nous apprendre ce qu’est scientifiquement ou technologiquement la Léthé, il serait bien que le cours ne se transforme pas en propagande pro gouvernement en montrant que grâce à l’oubli, tout le monde est beau et gentil. Et surtout, tout le monde est heureux. Sans exception.

Et lorsque le cours de français de l'après-midi passe, je me rends compte que les cours évoquant notre société sont biaisés. Toute notre éducation est basée sur une ignoble farce destinée à nous faire adhérer à une tradition mise en place par le gouvernement à l’origine pour notre bien mais maintenue principalement pour que tout soit plus facile pour les plus riches et les plus puissants.

Ça me dégoûte.

Peut-être que c’est ce qui m’arrive qui me rend amer. Peut-être même que j’imagine tout cela et que la Léthé n’a pas changé d’objectif depuis le début. Mais pourtant, je ne peux pas m’empêcher d’en vouloir presque au monde entier pour cela et à chaque personne trop aveugle pour se rendre compte de la manière dont on est manipulé.

D’ailleurs … Est-ce que tout le monde est soumis à la Léthé ? Enfin, je veux dire Réellement soumis à l’oubli ? Est-ce que les membres du gouvernement et sûrement les hommes les plus riches du monde ont moyen de négocier pour récupérer l’intégralité de leurs souvenirs ? Ont-ils une réserve d’Alètheia au cas où ils perdraient un comprimé ? Sont-ils encore une fois, et comme toujours, privilégiés par rapport à nous le petit peuple ? Si c’est le cas, alors il y a forcément un moyen de garder mes souvenirs l’année prochaine. Et puis surtout, si c’était le cas, le monde serait bien triste, rempli d’hommes, certes riches, mais tellement autocentrés, mettant en avant leurs propres intérêts, quitte à perdre quelques personnes. Ce n’est pas grave après tout de perdre quelques pauvres.

Je suis fatiguée de tout ça. J’hésite à sécher le dernier cours. Mais on a rendez-vous chez Nora après, alors me voilà à subir un cours d’anglais pour lequel, étrangement, je me suis bien débrouillé. A croire que l’année dernière, je me suis donné à fond dans les langues étrangères. Je me demande si je parle une autre langue ? Même si le coréen c’est déjà plutôt cool, ce serait encore mieux si j’étais devenu un véritable polyglotte. Ça m’offrirait peut-être quelques perspectives d’avenir.

J’y penserai plus tard. En tout cas, ça me laisse des pistes à explorer et d’un côté, ça me rassure. Mon cas n’est peut-être pas si désespéré que ça.

Les cours sont enfin terminés. Avec Reece et Riley, on sort de la salle pour partir chez Nora. Il a été décidé très vite qu’on éviterait de rester tous les quatre ensembles au lycée. La présence de Nora parmi nous serait trop suspecte et on poserait beaucoup de questions. Les gars de la classe sont au courant _ dans une certaine mesure _ pour l’histoire de la Chouette. Si d’un coup il nous voyait côtoyer Nora, on ne pourrait plus passer inaperçu. Ça me désole pas mal de devoir l’ignorer quand on est ici mais on n’a pas vraiment le choix.

On rejoint donc Nora à mi-chemin entre l’école et sa maison. Sur le chemin, je sens Reece qui se crispe, les yeux rivés sur un groupe de filles que l’on croise. A en croire le regard énamouré qu’une d’entre elle adresse à mon meilleur ami, je suppose que c’est la première année qui l’a abordé quand il est parti aux toilettes. D’instinct, je me glisse entre lui et elle et je le sens se détendre un tout petit peu. Il sait que si elle s’approche, je pourrai faire barrage … enfin, un minimum.

Reece ne se détendra que lorsque le groupe de filles ne sera plus dans notre champ de vision. Il recommence à parler pour ne rien dire, ce qui est rassurant. Pourtant, plus on se rapproche de la maison de Nora, moins ses phrases se font longues.

Il commençait à se détendre un peu en la présence de Nora, mais avec l’incident du jour et la protestation assez virulente de Nora pour ne pas aller chez Reece, je pense qu’il est à fleur de peau. Il faut que je fasse plus attention à lui. Trop concentré par mes problèmes, je n’ai presque pas passé de simples soirées ou journées avec lui à faire ce qu’on faisait tout le temps. Jouer, regarder des films, se goinfrer de cochonneries.

On est vendredi, alors je propose doucement à Reece de venir passer le week-end à la maison. Mot d’ordre : détente. Et surtout, à aucun moment on ne doit évoquer la Léthé ou n’importe quel autre problème. On sera juste ensemble, comme au bon vieux temps avant que tout ça nous tombe dessus. Il accepte et je vois qu’il en a vraiment besoin. Moi aussi.

Alors on va aller faire ces recherches chez Nora, on va se concentrer, surtout moi, pour ne pas penser aux sentiments variés qui me submergent quand je suis avec tout le monde et on va rentrer chez moi pour passer un week-end d’une normalité affolante.

Un bon programme en perspective.

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