Chapitre 12

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Elle n’est partie qu’à la fin de la pause déjeuner. Une horreur. J’ai cru que j’allais mourir d’hypoglycémie et de faim. Pendant un moment, j’ai aussi pensé mourir à force de me retenir de rire. Entre Riley qui ne pouvait pas rester calme et qui se retenait de pouffer dès que nos regards se croisaient, et Reece qui semblait mourir d’inconfort et de chaud sous ce lit, ça a été les minutes les plus longues de ma vie. En plus, elle n’a fait que parler. Sincèrement, si je n’aimais pas Reece comme un membre de ma propre famille et que je ne le connaissais pas à sa juste valeur, j’aurais fini par le haïr avec tout ce que cette fille a raconté.

Qu’est-ce qu’il est beau ! Qu’est-ce qu’il est grand ! Et puis la couleur de sa peau est tellement belle ! Puis il lui sourit dès qu’elle passe _ c’est faux _ alors il y a forcément quelque chose qui se passe entre eux. Mais il est tellement timide et tellement demandé partout qu’il n’a pas pu lui répondre encore. Et bla. Et bla.

Par contre, ça a vraiment fatigué Reece mentalement. Lorsqu’on a pu se libérer, j’ai fini par lui demander s’il voulait qu’on sèche les cours et qu’on aille chez moi. Il a forcément accepté et nous voilà donc tous les deux sur la route de ma maison. Riley est retourné en cours. Il a dû comprendre que quelque chose n’allait pas parce qu’il nous a proposé de nous passer les cours qu’on allait manquer.

Le trajet se fait calmement, comme à chaque fois que l’un d’entre nous ne va pas bien. Une manière de le préparer à parler ou non une fois arrivé dans ma chambre.

Comme prévu, il n’y a personne chez moi. Cette fois-ci, c’est Reece qui monte directement dans la chambre pendant que je pars dans la cuisine, nous chercher quelque chose à manger. Je fais des sandwich poulet/mayonnaise et y ajoute beaucoup de cornichons. J’espère au moins que cette petite attention lui mettra du baume au cœur. Et pour m’assurer un bon résultat, j’attrape aussi dans le placard une tablette de chocolat noir.

Lorsque j’arrive dans la chambre, Reece est allongé sur mon lit, sous la couette et regarde le mur à côté de lui. Je pose le plateau sur mon bureau et pars le rejoindre. Je me retourne et colle mon dos contre le sien. Ça annonce ma présence et qu’il a le champ libre. Il peut parler, il peut pleurer, il peut insulter qui il veut, il sait que je suis présent mais que mon regard ne sera pas sur lui. Il sait que je ne le jugerai jamais mais je sais qu’il est plus simple de parler lorsqu’il n’y a pas de regard posé sur nous.

— J’y arrive pas tu sais ?

Je sursaute. Je ne m’attendais pas à ce qu'il se mette à parler aussi vite. Ce qu’il veut me dire doit lui peser bien plus que je le pensais.

— De quoi ? je réponds simplement.

— Ces filles au lycée. De ne jamais pouvoir répondre à leurs déclarations. Je peux pas les accepter.

— C’est pas grave. Tu n’es pas obligé de sortir avec elle si tu ne les aimes pas. En plus, la plupart des filles qui viennent te voir sont des folles furieuses. Je vois pas comment tu voudrais sortir avec elle. Même simplement pour tes … affaires.

— Non, tu ne comprends pas !

Je sens son corps se raidir avant qu’il ne se tourne et m’oblige à lui faire face. Il a l’air furieux et en même temps ses yeux sont remplis de tellement de douleur que je ne sais pas ce que je dois faire. Je sens qu’il n’a pas fini de parler et que le nœud du problème arrive alors j’ai peur de faire un faux mouvement, de dire une mauvaise parole. Alors, je le regarde simplement.

— J’en suis incapable ! J’ai beau me dire que ça ne risque rien de sortir avec une des filles qui m’abordent, je n’y arrive pas. Imaginer dire oui à une d’entre elles me donne envie de vomir. Et le reste … Les gars parlent de leurs coucheries avec autant de tact que lorsqu’ils vont acheter une baguette de pain. Mais moi, ça ne m’intéresse pas. Je ne peux pas m’imaginer faire quoi que ce soit avec une de ces filles. Et même avec n’importe quelle fille, lycée ou non. Et … c’est pas la seule chose.

Il prend une grande respiration. Toutes ses pensées le pèsent, je le vois. Il a vraiment besoin de dire toutes ces choses et je m’en veux de ne pas l’avoir fait parler plus tôt.

— Je ressens un vide, continue-t-il. Un creux au fond de mon cœur. Comme si ça m'empêchait d’aimer quelqu’un. Ou plutôt qui y contribue. Mais je ne sais pas de quoi il s’agit. Je suis simplement incapable de penser aimer quelqu’un au risque d’être malade lorsque j’essaye d’imaginer ce que ça pourrait donner, j’ai en même temps l’impression de trahir quelqu’un. Parfois j’ai l’impression que ce quelqu’un, c’est moi. Ce que je suis. Comme si je n’avais pas le droit d’aimer parce que ce n’était pas mon rôle. Et parfois, j’ai l’impression que ce quelqu’un est une autre personne, qu’elle est là, quelque part dans mon cœur mais qu’elle refuse de partir pour laisser la place à quelqu’un d’autre.

Ok. Je me sens nul. Depuis quand Reece est comme ça ? Et pourquoi je n’ai pas vu qu’il allait aussi mal ? Je savais que l’attention que les filles lui portent le gêne énormément, mais je n’avais pas pensé que tout ça le blessait autant. Et cette histoire de vide … je suis pourri comme ami.

— Je sais que tu t’en veux, finit-il par me dire alors que je cherche quoi lui répondre. C’est juste moi qui ne te l’ai jamais dit. J’arrivais pas à mettre des mots sur ce que je ressens. J’ai encore du mal mais là, ça va mieux. Je ne sais pas ce que j’ai, mais te l’avoir dit me rassure.

— Te rassure ? Mais j’ai même pas réussi à te dire quoi que ce soit alors que tu viens de t’ouvrir comme ça ! je lui fais remarquer.

— Mais tu ne m’as pas viré de ta chambre et encore moins de ta vie. C’est que même si je suis bizarre, tu peux vivre avec.

— Bien sûr que je peux vivre avec ! je crie presque. Reece ! T’es mon meilleur pote ! Mon frère. En dehors de ma famille, il n’y a personne d’aussi important que toi. C’est pas parce que tu me dis que pour l’instant tu ne peux pas ressentir de désir ou d’amour pour quiconque que je vais te renier. Moi tu veux savoir ? Aujourd’hui, je me suis rendu compte que si ça se trouvait, j’étais plus puceau mais que j’avais oublié ma première fois à cause de la Léthé ! Dis-moi, c’est quoi le pire ? Être puceau ou ne plus se souvenir de sa première fois ?

Reece se met à rire. C’est déjà bon signe. Je ne peux pas apporter de réponse à son problème mais je peux au moins être là pour lui et lui prouver chaque jour que ce n’est pas grave de se sentir différent même si cette différence n’a ni nom, ni apparence. Même si cette différence est ancrée au fond de son cœur sans qu’on sache ce qu’elle est. Il me prend dans ses bras et me chuchote un « merci bébé » à l’oreille. Il a l’air d’aller mieux. Ses yeux sont moins voilés et même si ses mains tremblent alors qu’elles s'agrippent pour me maintenir contre lui, il a l’air bien moins tendu.

Je le laisse me tenir dans ses bras comme une peluche pendant encore une bonne dizaine de minutes. Quand il fait ça, c’est souvent pour se laisser le temps de canaliser les émotions trop fortes qui débarquent en lui. Alors je le laisse faire et attends patiemment qu’il soit calmé. Généralement, après ça on joue à la console pour penser à autre chose. Mais là, un énorme bruit au rez-de-chaussée nous interrompt avant que j’ai le temps d’attraper une manette pour la passer à Reece.

Je me précipite en bas en espérant que ce ne soit pas un cambrioleur. Si c’est le cas, je n’ai pas opté pour la discrétion et je suis mal barré. Heureusement pour moi, il s’agit de Jude. Malheureusement pour moi, il a l’air d’être d’une humeur de chien. Je le vois balancer ses chaussures vers l’entrée et jeter son sac sur le sol avant de partir vers la cuisine. Je n’ai pas l’habitude de le voir comme ça alors je décide de le suivre.

— Hey Jude, je commence.

— Ah non, t’as pas intérêt à commencer où je te frappe !

Il se tourne en pointant un doigt menaçant vers moi. C’est là que je vois à quel point il tremble. Je ne sais pas ce qu’il lui arrive mais ça a l’air grave et ça commence à vraiment m’inquiéter.

— Qu’est-ce qu’il t’arrive ?

— Rien ! me dit-il d’un ton polaire.

— Jude.

Il soupire et je le vois fermer ses poings avant de retourner dans le salon et de s’installer sur le canapé.

— Tu sais Lilas ?

— Lilas ?

— La fille qui m’a avoué ses sentiments avant Nouvel An. Je suis sorti avec elle. Elle est jolie puis pas mal sympa alors je me suis dit pourquoi pas.

— Et ?

— Elle m’a quitté. Tout à l’heure, pendant le déjeuner. D’après elle, je suis juste un mec d’une humeur exécrable h24 qui n’est pas capable de s’occuper de sa copine.

— Dur.

— Sa réaction … et en plus, elle n’a même pas attendu qu’on soit tous les deux seuls. Elle a sorti ça devant ses potes et les miens, comme si elle voulait se donner en spectacle. Elle me fait passer pour quoi maintenant ? Genre, je suis jamais de bonne humeur ? Je m’occupe pas des personnes qui m’entourent ? Si elle était moins centrée sur elle-même et sur le m’as-tu vu, peut-être qu’elle aurait pu se concentrer sur ce qu’elle avait !

Je ne l’ai jamais vu aussi remonté. J’ai une sensation bizarre. Comme si mon frère avait beaucoup changé en très peu de temps. Est-ce que j’ai loupé quelque chose ? J’en sais rien … ça me fait un peu peur parfois de me dire que j’ai peut-être raté quelque chose de primordial pour mon frère.

Le problème, c’est que je ne sais pas quoi lui dire pour le calmer, pour le rassurer. Alors je le prends dans mes bras. Au début, je le sens essayer de se débattre avant de souffler et de poser son front sur mon épaule. Ses épaules se détendent doucement alors que je laisse ma main caresser ses cheveux. J’essaye de le rassurer. Des phrases sortent de ma bouche sans lien logique. Elles sont juste là pour que Jude aille mieux, pour qu’il sache que je suis là et ça a l’air de fonctionner.

On s’installe sur le canapé en silence jusqu’à ce qu’il pose sa main sur son ventre. Je le vois avoir des haut-le-cœur avant de fermer les yeux et de gémir piteusement.

— Ça va ? je lui demande.

— T’inquiète ! Je crois que j’ai mangé un truc pas frais ce midi et puis avec toute cette histoire, mon corps se plaint.

— Je vais te chercher du citrate de bétaïne, ça va soulager ton estomac. Bouge pas !

Je cours dans la salle de bain. Je sais qu’on a un tube de médocs quelque part. J’attrape un comprimé et fonce en cuisine pour le mettre dans un verre d’eau. J’espère que ça va l’aider. J’ai l’impression que l’état de santé de Jude n’est pas au top depuis le début de l’année. Il faudrait que j’en parle aux parents … Si j’arrive à les croiser plus d’une minute dans la journée.

J’apporte le verre à Jude qui le regarde suspicieusement.

— Bois !

Il ricane devant ma faible autorité avant de boire le médicaments cul-sec.

— C’est dégueu ! me dit-il en grimaçant.

— Je sais ! Mais c’est efficace ! Après seulement les choses iront mieux !

— Et les paroles de Hey Jude ? Ça fait partie du traitement Jamie ? me demande-t-il en insistant sur ce surnom que je déteste.

En réponse absolument mature, je lui tire la langue et m’affale sur le canapé. J’attrape rapidement mon téléphone pour demander à Reece s’il veut nous rejoindre en bas. Je lui explique en quelques mots que Jude n’est pas trop bien et que je préfère attendre un peu avant de remonter. Je précise que si lui veut rester dans la chambre, ça ne pose pas de problème.

Reece ne me répond pas, mais très vite, je le vois descendre les escaliers, emmitouflé dans ma couette et s’installer entre Jude et moi.

— Ça va pas Reece ?

— Tu n’imagines même pas, marmonne-t-il. Et toi, beau gosse ?

— Je t’en parle même pas ! lui répond Jude en levant les yeux au ciel. Problème de fille. Et toi ?

— Problème de fille.

Je les vois soupirer à l’unisson pendant que Reece ne propose à Jude de partager un morceau de ma couette avec lui. Pendant ce temps-là, je pars chercher un dvd qui pourrait leur plaire à tous les deux et de quoi manger. Je pense qu’on va oublier le lycée et tout ce qui s’y rapporte pendant plusieurs heures. Ils en ont besoin. J’en ai besoin. Cet après-midi, on est juste un trio d'ados sans problème qui ont voulu sécher les cours pour leur propre plaisir. C’est pas forcément bien, mais ça nous donnera l’illusion que tout va bien.

Ce ne sera pas définitif, ça ne durera même pas très longtemps mais ce sera déjà bien suffisant.

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