Chapitre 13

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J’ai envie de me claquer la tête contre la table mais je ne pense pas que cela plairait à Nora. Déjà, je ne sais même pas pourquoi on est chez elle. Pas que cela me gêne, on est quand même devenu amis depuis le début de nos recherches. Certes, je ressens toujours les mêmes impressions à son égard, la familiarité et finalement un certain confort, mais on s’entend plutôt bien. Il nous est même arrivé de faire des sorties tous ensemble au cinéma, donc rien qui n’ait un rapport avec la Léthé.

Mais, il n’empêche que je ne sais pas pourquoi on est chez elle.

Nora lit encore un des livres qu’elle a sur la Léthé mais nous, on ne fait rien de tout cela. On médite, je ne sais pas comment le dire autrement. On réfléchit à notre avenir tout en nous plaignant du baccalauréat qui va bientôt commencer. Sans parler de nos vœux que l’on doit valider dans deux semaines.

J’aimerais tellement que le mois de mars ne se termine jamais et que je n’ai pas à me soucier de mon avenir. Quel avenir de toute façon ? Si ça se trouve, le gouvernement va estimer que mon choix de carrière est une abomination et vont me le faire oublier dès la nouvelle année. Du coup, je me retrouverai sans travail. Sauf qu’ils détestent les chômeurs _ étrangement le chômage on en connait toujours la signification _ alors ils vont effacer mon existence de l’esprit de tous et je vais me retrouver …

C’est vrai ça, je me retrouverais où si tout le monde m’oubliait et si j’oubliais moi aussi tout le monde ? Est-ce que c’est déjà arrivé à quelqu’un ? Dans ce cas, ont-ils un lieu pour se réfugier ?

— C’est quoi cette tête effarée ? me demande Riley.

— Il se rend compte qu’il n’a pas d’avenir.

— Sympa, je marmonne. A se demander pourquoi t’es mon meilleur ami.

— Mais parce que je suis canon bébé !

Je lui fais une grimace. Je n’ai même pas envie de répliquer de façon plus mature.

— Alors ? reprend Riley.

— Vous pensez que certaines personnes sont tellement sans espoir qu’on les efface de l’esprit des gens et qu’on leur supprime toute leur vie de leur esprit ?

— Mais t’es parti chercher ça où ? C’est ton amnésie qui te fait penser à ça ? Riley, t’as des idées bizarres toi aussi ?

— Non … et pour répondre à ta question, je ne pense pas. Qu’est-ce qu’ils deviendraient après ça ?

— Justement, je n’en sais rien … C’est horrible à imaginer. Perdu dans un pays qu’on ne reconnait plus, entouré de personnes que l’on a aimé ou détesté mais qui ne nous inspirent plus rien, de la même manière que l’on n’est plus à leurs yeux. Et en plus, on a nulle part où survivre …

— Il y a les limbes.

On se retourne vers Nora qui lit toujours son livre sur la Léthé. Alors qu’on ne parle plus, elle referme le livre pour nous regarder avant de commencer à nous expliquer.

— J’ai découvert ça il y a quelque temps mais je ne sais pas si ça existe réellement. Il y a un endroit appelé les limbes. Ce serait une sorte de refuge pour les personnes qui ont été lésées par la Léthé. Ceux qui n’ont plus de souvenirs, plus d’argent, plus de maisons, plus de familles. Bref, plus rien du tout. C’est un endroit qui leur servirait à retrouver une vie décente à défaut de retrouver leurs anciennes vies.

— Et tu penses que ça existe ?

— Je sais pas James … mais je l’espère … qu’il y ait au moins une bonne chose de créée dans ce monde.

Je reste pensif. J’espère moi aussi que cet endroit existe même si idéalement, c’est la Léthé qui devrait être modifiée voire supprimée. Un endroit où il resterait quand même de l’espoir pour les personnes qui ont tout perdu.

— La Léthé est un fléau, conclut-elle.

— Si ça l’est autant, pourquoi tu t’y intéresses autant, lui pose Reece. C’est bien beau de nous dire tout ça, mais pourquoi tu fais ces recherches ? Qu’est-ce que ça t’apporte ? Est-ce que tu as quelque chose à cacher ou à réparer ?

Je vois Nora le fixer les yeux écarquillés. Elle ne s’attendait sûrement pas à un coup d’éclat de la part de Reece et moi non plus. Il est pourtant resté calme toute l’après midi qu’on a passé ici, faisant de temps en temps quelques remarques ou blagues pendant nos révisions pour le bac et nos recherches pour notre avenir. Mais là, il a éclaté. Comme s’il ne supportait pas de se trouver ici et surtout près de Nora.

Même si je comprends son ressentiment envers elle, je trouve dommage qu’ils ne puissent pas devenir amis. Nora et Reece se ressemblent pourtant. Ils ont cette même habitude de croiser les bras et de froncer les sourcils lorsque je dis quelque chose qui ne leur plait pas. Ils ont aussi cette manière de donner l’impression de nous sonder au plus profond de nous lorsqu’ils nous regardent dans les yeux. Lorsque je suis seul avec Nora, j’ai souvent le droit à quelques traits d’humour qui ne seraient pas pour déplaire à mon meilleur ami. Mais l’enfer personnel qu’il a vécu, et doit sûrement continuer à vivre, à cause de ses regards, ses cauchemars, est bien trop ancré en lui.

— Ce qu’il veut dire, c’est qu’on a jamais pris le temps de te demander pourquoi tu as commencé tes recherches, j’essaye de rattraper plus doucement.

Son regard se fixe à présent sur moi. Elle a l’air de réfléchir à une réponse.

— Le gouvernement est pourri jusqu’à la moelle. Contrairement à l’univers entier, je m’en suis rendue compte il y a pas mal de temps et j’ai commencé à faire des recherches. La Léthé est un abus de pouvoir des personnes les plus puissantes et les plus riches du pays. Elle a peut-être eu un but utopique au départ mais maintenant, ses objectifs sont corrompus par l’avidité et la soif de toujours plus de puissance. Alors si je peux en apprendre plus dessus et trouver un moyen de contrer ça, je le ferai.

Elle ment.

Enfin, elle ne dit pas toute la vérité, je le sens. Même si ce qu’elle a dit fait partie de la vérité, la raison principale pour laquelle elle fait tout cela est différente. Je ne sais pas comment je peux le savoir, mais au fond de moi j’en suis persuadé. Il y avait quelque chose dans sa manière de réfléchir avant de parler qui laisse penser qu’elle veut que la principale raison reste secrète. Reste à savoir si un jour on connaîtra la vérité. Je l’espère. Ne serait-ce que pour montrer qu’elle a assez confiance en nous pour se confier.

Reece a l’air de considérer la réponse d’un œil critique. Lui non plus ne sait pas en penser mais il laisse tomber pour le moment et retourne à ses révisions. Il sait déjà ce qu’il veut faire plus tard, il n’est pas aussi stressé que moi quant à son choix d’avenir. Le chemin est même déjà tout tracé puisqu’il souhaite être vétérinaire, ce qui est, lorsqu’on le connaît, une évidence. Nora, elle, a encore un an avant de passer son bac et donc de prendre des décisions pour son avenir. Riley par contre …

— Dit, Riley, je l’interromps.

Il se tourne vers moi et il suffit à peine d’une seconde pour que mon cœur loupe un battement. J’essaye de l’ignorer mais un malaise subsiste toujours pendant au moins cinq minutes après cela. Malgré tout, je suis habitué maintenant. Je n’ai toujours pas compris ce qu’il se passe, mais dès que je suis proche de Riley ou encore plus, lorsque je le regarde, mon corps se sent mal. Comme s’il me prévenait de quelque chose. Peut-être même qu’il m’avertit. Mais j’essaye de ne pas y penser pour le moment. J’ai envie de croire que Riley et moi avons été amis avant la Léthé et pas quelque chose de négatif comme mon corps semble le dire.

Il hausse un sourcil pour me faire comprendre qu’il attend que je continue alors que je suis simplement occupé à le fixer du regard. Je sursaute et lui réponds enfin.

— Tu sais ce que tu vas faire l’année prochaine ?

— Je vais travailler.

— Tu ne fais pas d’études supérieures ? je m’étonne. Pourtant, t’es bon élève !

— Ça ne veut rien dire. Je suis bon élève mais pour contenter mes parents et pour avoir mon bac, me fait-il remarquer. Ce n’est pas pour autant que j’ai envie de continuer les études après ça. Je préfère me trouver un travail et devenir indépendant le plus rapidement possible. Je n’ai pas envie de rester plus longtemps chez mes parents et encore moins pour choisir une voie qui me coûtera de l’argent et qui n’aura peut-être aucun débouché.

Je suis perplexe. Mais finalement, ça lui ressemble bien. Pas de chichi, il veut juste atteindre un objectif de la manière la plus directe possible. Si les études ne l’intéressent pas mais qu’il trouve un métier qui lui plaît, il a finalement bien raison de faire comme ça.

— Tu sais où tu vas travailler ?

— J’ai trouvé une place dans une entreprise dans laquelle j’ai fait un stage en troisième. Ils peuvent me former sur le tas et j’ai quand même la possibilité de monter en grade. Peut-être que je ferai des formations en interne pour ça. Mais on verra, dit-il avant de faire une pause. Tu ne sais toujours pas quoi faire ?

— Non, je réponds en soupirant. Je suis nul. Je ne vois même pas quelle école me prendrait !

— Et travailler ?

— Mes parents n'accepteront jamais. Et en plus, personne ne voudrait me prendre sans diplôme. Je n’ai vraiment aucune compétence.

— Tu es doué en langue étrangère, me contredit Reece.

— C’est vrai ! Même si tu ne sais pas d’où ça te vient, tu parles couramment anglais, coréen puis j’ai cru voir que tu te débrouillais bien en espagnol. En plus d’être polyglotte, il semblerait que tu ais une facilité pour apprendre les langues étrangères. Tu peux toujours te diriger dans cette branche-là !

C’est vrai que l’idée m’a déjà traversé l’esprit une ou deux fois. Mais j’ai peur que mes compétences se retrouvent rapidement limitées. Pourtant, je n’ai pas trente-six mille possibilités et il se trouve qu’en plus d’être polyglotte, j’ai découvert que j’aimais ça, les langues étrangères.

— Mais pour faire quoi ? je demande.

— Il y a pas mal de métiers différents. Cherche sur internet, je pense que tu trouveras des trucs.

Je sors directement mon téléphone et tape les mots « langues étrangères métiers » dans la barre de recherche. Je ne cherche pas plus loin que le premier lien sur lequel je clique et regarde ce qu’il me propose. Il y a pleins de métiers proposés.

Agent artistique. Non, je pense pas. M’occuper d’un artiste, très peu pour moi. J’aurais trop peur de me retrouver avec une personne arrogante. Puis je ne m’y connais rien en art quel qu’il soit.

Arbitre de sport. Ça non plus. Je suis du genre à fuir le sport que ce soit en vrai ou à la télévision. A moins que je sois arbitre de match de pétanque, mais là, je doute que parler anglais soit réellement nécessaire.

Travailler dans le tourisme … pourquoi pas ! Ça, ça me plait ! Soit en partant dans des pays, soit en étant guide. Bon, je ne m’y connais toujours pas en art mais j’aime beaucoup l’histoire _ quand le prof ne parle pas de la Léthé _ et ça peut être utile. Et je peux bien faire un effort et suivre des cours d’histoire de l’art si ça me garantit un avenir.

Je parle de mon idée aux autres qui se montrent enthousiastes. Je sais que je n’ai pas besoin de leur approbation pour faire des choix qui vont impacter mon avenir mais je dois avouer que voir qu’ils me suivent dans mon idée me rassure beaucoup. Ça me donne l’impression de ne pas partir sur un mauvais chemin et d’au contraire, prendre enfin le bon.

Tout le monde fait une pause dans ce qu’il fait pour m’aider à trouver des cursus et des écoles intéressantes pour mon projet. En vrai, ça me touche beaucoup. C’est comme si on était tous meilleurs amis et qu’on se préoccupait de moi. Reece est mon ancre. La seule chose qui est là chaque année et qui ne disparaît pas. Mais Nora et Riley forment tout doucement des sortes de piliers dans mon quotidien. Je pense que je m’attache trop à eux et au fait qu’on soit très présent dans la vie des uns les autres.

On y passe facilement une heure. J’opte pour plusieurs universités pas très loin qui ont des cursus d’histoire et histoires des arts où je pourrai aussi continuer les langues étrangères. Il ne me reste désormais qu’à inscrire tout ceci sur le site internet et avoir mon bac. Être enfin au clair sur mon avenir m’avait rassuré, je me sentais beaucoup mieux. Mais penser au diplôme de fin d‘année vient de créer une nouvelle vague de stress. Les battements de mon cœur s'accélèrent et je suis à deux doigts de la panique.

— Qu’est-ce qu’il t’arrive Darling ?

— Il va falloir que vous m’aidiez à réviser ! je leur dis alors. Je suis nul ! Il y a plus de chance _ si on peut appeler ça chance _ de louper mon bac que de l’avoir.

Reece lève les yeux au ciel. Je sais qu’il n’aime pas quand je me « dévalorise » mais pourtant, autant appeler un chat un chat ! Quand il s’agit d’études, jusqu’ici j’ai toujours été moyen. Je n’ai jamais réussi à me démarquer. Il y a parfois des soucis de compréhension mais souvent un gros problème pour me concentrer et un énorme manque d’envie d’étudier … jusqu’à ce que je me rende compte de l’importance de tout cela. D’autant plus qu’en réalité, j’aime apprendre, j’aime faire des recherches. Est-ce que j’ai eu trop de pression par ma famille ? Ou au contraire, pas assez ?

— Et si j’étais pas fait pour les études ?

Je commence à psychoter. Je suis au bord de l’implosion à cause de toutes ces pensées qui m'envahissent. Et si je n’avais pas mon bac ? Et si la fac était d’un trop haut niveau pour moi ? Et si je n’étais pas fait pour étudier ? Et si, tout simplement, je n’étais pas fait pour vivre une belle vie comme je le souhaite. Après tout, j’ai déjà des problèmes de mémoire, pourquoi il n’y aurait pas d’autres problèmes qui me tomberaient dessus ?

— Calme-toi ! chuchote quelqu’un à mon oreille.

Je sens les bras de Reece m’entourer. Il me sert assez fort contre lui pour m’aider à me calmer. C’est le seul moyen que l’on ait trouvé jusqu’à présent pour que j’aille mieux. Me sentir enserré de cette manière m’évite de me disperser. Physiquement et mentalement.

— Tu vas réussir. Tu as le potentiel pour ! Et on t’aidera.

— Je peux t’aider avec les maths, la physique et la chimie, me dit Riley avec un sourire compatissant. Tu te débrouilles bien en langue et t’es pas mauvais du tout en histoire, tu pourras toujours nous aider si tu le veux.

Oui. Moi aussi je peux leur être utile. Si on révise ensemble, je peux réussir et si je peux aider pour les révisions, alors je me sentirai sûrement moins minable de devoir compter sur leur aide pour réussir mon bac. J’hoche la tête pour lui dire que je suis d’accord. Je me sens beaucoup mieux. Plus confiant. Pas au point de tenter science po mais assez pour me dire que je vais pouvoir faire quelque chose de mon avenir, que mes capacités sont suffisantes pour cela.

Et pour une fois depuis le début de cette année, j’ai l’impression que demain ne sera pas forcément pire qu’hier.

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