Chapitre 1 : Une journée typique

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Le réveil était toujours difficile. Son sommeil, à l’inverse d’avoir un effet réparateur, semblait lui aspirer toute sa vitalité. Il se leva, un filet de bave coulant de ses lèvres, ses paupières, lourdes, le démangeaient horriblement. Et chaque matin, le même réveil l’attendait. À l’en voir se frotter les yeux, rouges sang, on en viendrait à croire que chaque nuit, alors qu’il attendait la visite du marchand de sable, c’était son taquin de frère, le marchand de sel, qui venait lui déverser un torrent de cauchemars, agitant ses nuits.

Le sol gelé d’une petite cabane en bord de mer faisait office de lit de fortune, il se réveillait le corps transi par le froid de sa nuit mouvementée, une douleur horrible le saisissait aux côtes dès sa première inspiration et venait engourdir ses membres.

Cette petite baraque avait été construite par les mains de son père et de ses grands frères. Ils l'avaient façonné avec le bois récolté à la sueur de leurs fronts, s’improvisant bûcherons, en coupant discrètement les arbres de la forêt de Pins qui entourait la plage. En réalité, tout ce terrain, y compris la forêt, était la propriété d'un certain Westshire mais ils n'avaient guère le choix de se servir des ressources à leur disposition afin d'avoir un endroit où s'abriter.

Notre petit bonhomme, lui, à peine plus haut que trois pommes, n’a aucun souvenir de cette époque. A sa naissance, il n’avait, malheureusement, plus que sa mère comme unique famille. Il ne connaissait que ce quotidien amer, qui se répétait inlassablement sur cette île, enfin, cet immense roc plutôt, perdu au beau milieu de l’océan.

Rocashire, était un endroit isolé du reste du monde. Il était littéralement encerclé par des courants impraticables, d’eaux noires et sinistres.
Les quelques personnes qui se risquaient à quitter la terre ferme, étaient les pêcheurs qui allaient réapprovisionner les stocks de poissons des maîtres de l’île. Ils risquaient leurs vies, mais cela permettait, au moins, de vivre décemment.

En dehors des quelques familles qui dirigeaient le pays d’une main de fer, les seuls métiers existant sur l’île étaient ceux liés à l’élevage, l’agriculture, le minage, la joaillerie, la pêche, le bûcheronnage, la forge, l’entretien et le divertissement. Tout en bas de l’échelle sociale, se trouvaient donc les femmes de ménage, les troubadours et autres métiers considéré comme ingrat, qui amusaient ou servaient la noblesse du pays. Les autres métiers demandaient de la technique et ce n’était pas à la portée du premier venu que de faire pousser des pommes de terre sur ce rocher. Autrement, il valait mieux naître dans la bonne famille.
Les dirigeants sont issus de familles pratiquant ces activités indispensables depuis des lustres, s’enrichissant au fur et à mesure, s’appropriant ainsi le pouvoir. Les stocks leur appartenant, l’entièreté des ressources transitent par ces derniers. Ainsi, ils possèdent le monopole sur les matières premières et ont la mainmise sur les flux financier de Rocashire et peuvent imposer le bon déroulé du quotidien de tout un chacun. Ils sont les maîtres incontestables des lieux.

Notre petit bonhomme, quant à lui, vit en aidant sa maman. Elle travaille pour la famille Westshire, la plus vieille famille de mineurs de l’île. Ils se sont enrichis le jour où l’un de leurs ancêtres, Alphonse Westshire, était tombé sur un énorme gisement d’or. Il avait soigneusement récolté tout ce brillant minerai et avait décidé de créer un système économique plus élaboré que le simple troc, jusqu’alors seul modèle d’échange reconnu. Selon-lui, améliorer la vie sur ce caillou, dépendait de l’évolution du commerce. Connaissant l'attachement des insulaires pour les métaux précieux et l'intérêt social de pouvoir les exhiber quand on en avait les moyens, il élabora donc son plan qui le hisserait au sommet de la hiérarchie Rocashirienne.
Il s’allia à la famille Hammer, pour forger ce métal inconnu sous la forme de petits morceau arrondi et plat, des pièces. Celles-ci étaient forgées avec le sceau des Westshire, un W dont l’extrémité droite rappelait le côté pointu d’une pioche. La famille Westshire, récupérant initialement des pierres précieuses, était déjà grand ami de la maison Arenéï, qui les taillaient pour en faire des bijoux. Alphonse voyait le potentiel de cette coalition et de ce système qu’il pouvait établir. Il commença par offrir un coffre à chacune des deux familles, rempli de ce nouveau symbole de richesse.
Bientôt, les autres familles s’intéressèrent à cette nouvelle monnaie d’échange. Ils commencèrent à lui échanger leurs richesses contre ces petites pièces à la mode et finirent par les utiliser entre eux, dans leurs transactions habituelles. Naturellement, ce système s’encra petit à petit dans le quotidien de tous, jusqu’à lui offrir pouvoir et richesse, asseyant sa domination et démarrant ainsi la dynastie des Westshire, qui dure encore jusqu’à ce jour. Son manoir se situe au sommet de Rocashire, au bord d’une falaise, qui donne sur la mer. Une mer qui se déchaînait sur les rochers en contrebas.

Le travail de Bahar, la mère, consistait à entretenir le manoir, elle n’était qu’une soubrette qui devait se plier aux ordres et être capable de participer à toutes les tâches qu’incombaient l’entretien du manoir. Tous les jours, elle devait partir de sa petite cabane, et traverser la forêt avant de devoir gravir la pente interminable jusqu’à la demeure des Westshire.
Elle emmenait son fils avec elle, qui s’occupait de dératiser le manoir. Les victimes les plus dodues pouvaient leur servir de repas, faisant ainsi des économies et leur évitant d'acheter des aliments d’une qualité aussi piètre que la vermine qui peuplait le manoir.
Quant à lui, peu importe qu’il mange ou non, il se plaignait toujours de ses maux de ventre. Il se réveillait avec cette sensation de ballonnement, comme s’il le marchand de sel avait passé la nuit à l'abreuver démesurément ou qu’une tempête le ravageait de l'intérieur. Il était si ballonné, qu’il sentait tous les tissus de son estomac étaient sur le point de rompre, il était tellement enflé qu'ils sentaient ses poumons se compresser, se levant le souffle coupé. Manger, bien que nécessaire, n’était finalement qu’un supplice au même titre que la famine le serait.

Pendant que Bahar s’attelait à préparer leur miséreux repas, le petit passait son temps libre à se balader sur la plage, dans le dos de sa mère. Elle détestait que son fils s’approche trop de la mer, il faut dire que beaucoup de légendes expliquaient la violence des courants entourant l’île, qui emprisonnaient littéralement les habitants du Roc. Certains parlent d’un sort qui aurait maudit l’île, d’autres pensent que l’esprit de la mer aurait déchaîné sa colère dans la région ou encore que des créatures marines gigantesques vivraient dans les environs et dont les mouvements inlassables provoqueraient ces flots chimériques. Dans tous les cas, et peu importe l’explication, il ne faisait pas bon flâner par-là.
Malgré tout, que pouvait-elle faire face à l’audace et l’intrépidité du jeune homme, qui chaque soir, appelé par l’océan, ne pouvait s’empêcher d’aller parcourir le littoral. C’était son rituel, un appel qui faisait bouillonner son sang. Il avait, avec le temps, déterminé un schéma à ses soirées. Au coucher du soleil, il courait toujours au même endroit. Les remous de la mer y ramenaient, à chaque reprise, ce qui semblait être la carcasse du même navire. Il s’amusait à visiter le squelette du bateau, à la recherche d’un trésor ou de traces de son origine. A force, il le connaissait sur le bout des doigts. Il ne se souvient même plus de la sensation qu’il eût lors de sa découverte, pas même le souvenir d’une nuit où il ne l’avait pas vu se reposer sur le sable de Rocashire.
Il avait étudié les moindres recoins de celui-ci, à ses yeux, il devait le connaître mieux que son propre charpentier. Il s’était approprié l’histoire de ce bateau. Lorsque le soleil était pleinement couché, il s’en allait un peu plus loin pour s’asseoir au bout du seul quai de l’île. Il s’asseyait toujours au bout de son long pont, là où même les bateaux de pêcheurs ne s’amarraient pas. Contemplant les flots qui, au fur et à mesure que la lune s’imposait dans le ciel noir, déferlaient de plus en plus violemment. Les vagues s’entrechoquaient de plus en plus haut, déchirant le silence de la nuit. Comme si la mer cherchait à crier qu’on lui rende le soleil, qui sait faire briller l’éclat de son eau, et qui devait l’apaiser de sa douce chaleur. Les jambes dans le vide, il contemplait l’horizon au travers de l’écume et de l’eau, qui jaillissaient devant lui, avant de terminer leurs courses sur les rochers de l’île, dans un énorme fracas. Il était admiratif du comportement changeant, presque vivant, de l’eau. Mais il guettait également, ce navire était le signe que quelqu’un avait voulu pénétrer Rocashire, ou d’en sortir. Il s’endormait sur le pont, risquant d’être emporté par la tempête, dont les courants étaient suffisamment forts pour emporter la carcasse dans leur étreinte, sans laisser ne serait-ce qu’une trace du navire éventré sur le sable, comme s’il ne s’était jamais échoué. Sa mère s’empressait de le récupérer, toujours animé d’une peur et d’une colère, qui finissait par s’apaiser quand elle le serrait dans ses bras, l’emportant endormi jusqu'à leur cabanon.

L’île imperturbable encaissait les flots sans jamais broncher. Le comble pour cette mer enragée, dont la puissance se déchaine contre ces rochers, est d’être l’unique berceuse capable de l’endormir, lui faisant oublier tous ses maux, s’apaisant ensuite dans l’étreinte de la sienne, de mère.

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