94.2

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J’ai un rêve, depuis toute jeune. Depuis que je suis revenue à moi. Il resurgit une nuit sur deux. Je suis là, au milieu du Désert, à découvert sur leur champ de tir. Les balles fusent, je les stoppe, la guerre s’arrête.

Il n'était même pas dix heures quand j'ai terminé de régler la paperasse, alors je suis retournée au réfectoire prendre un deuxième petit-déjeuner : gâteaux de riz et boulettes de poisson.

Les garde-au-chaud étaient presque vides et la grande salle déserte. Du moins je le pensais, avant que quelqu'un ne lance :

« Tu n'es pas du coin, je me trompe ? »

Et j'allais rétorquer que la Terre est ronde quand je me suis retournée sur lui, sur son sourire avenant, sur ses yeux francs, rivés sur mon plateau. Ce n'était pas ma peau qui lui laissait croire ça, mais mon menu matinal.

Je lui ai rendu son sourire, l'index porté contre mes lèvres, à l'endroit où une petite cicatrice décore les siennes.

« Ah, ça ? a-t-il ri. J'étais petit quand c'est arrivé. Je ne suis plus bagarreur comme avant.

— C'est bien. C'est un peu classe, mais faudrait pas trop t'abîmer. »

Il a rougi, comme si je le draguais. Ça ne m'avait pas vraiment traversé l'esprit et je me suis demandé s'il était mon genre. Sûrement que oui.

« Assieds-toi, l'ai-je invité en poussant la chaise d'en face du bout de ma semelle. Je m'appelle Tam.

— Moi c'est Ray.»

On a pas mal discuté. Ray a un frère jumeau, un château au Pays de Galles et un sacré niveau en cyber-sécurité.

« T'as déjà fait un truc illégal ? Genre hacker ? »

Il dit que non, mais je suis sûre qu'il pourrait, vu le genre de programmes qu'il développe sur son holosphère.

J'ai jamais trop aimé ça, les conversations. C'est dur de trouver la limite à ce que je peux révéler et j'ai toujours l'impression de ne pas pouvoir être moi. Pas vraiment. Mais avec Ray, il n'y a pas ce malaise. Je lui parle normalement des endroits où j'ai vécu et, comme s'il devinait où commencent mes zones d'ombre, il ne cherche pas à creuser.

Ray a pointé mon étuis.

« Tu tires depuis longtemps ?

— J’ai plus la date en tête, mais oui, ça fait un bail. Le truc que j’aime, avec les armes à feu, c’est que c’est pareil dans toutes les cultures. Viser, tirer, tuer. C’est plus universel que de manger ou dormir. »

Lui aussi est inscrit en tir de vitesse. Il dit qu’il galère, que ce n’est pas fait pour lui, mais il tient à savoir se défendre au cas où. À croire qu’il dit vrai, qu’il ne sait plus se bagarrer.

Ses dires se sont avérés un peu plus tard, dans le couloir de tirs. Pendant que j’enchaînais les balles dans le mille, Ray ne touchait la cible qu’une fois sur trois. Je me suis dit qu’un petit coup de pouce ne lui ferait pas de mal.

Ce n’est pas de la triche, tant que personne ne le sait.

J’ai attrapé sa balle au vol, par la pensée. Je n’ai presque pas modifié la trajectoire. Ce pouvoir doit rester secret et mes manœuvres discrètes. C’est ce que dit Maman. Ce minuscule mouvement, imperceptible à l’œil nu, a suffi à orienter la balle de Ray plus proche du centre. Pas trop proche. Rien de suspect.

Ça l’a rendu joyeux, comme un môme qui réussit ses premiers ricochets.

Ça m’a fait plaisir, sans qu’il le remarque.

Je ne m’étais jamais fait d’ami aussi vite, donc je comptais en profiter. À partir de ce matin-là, hormis pour nos cours, dans des classes séparées, on ne s’est quasi plus quittés. Je n’ai loupé aucun de ses matchs de tennis, il a suivi tous mes entraînements à la carabine. Nous avons veillé chaque soir, avec ou sans son frangin, dans la grande salle d’étude, à deviner des mimes, nous raconter des histoires glauques et à refaire le monde.

« Tu veux vraiment intégrer l’armée ? a-t-il demandé, une fois où nous n’étions que tous les deux.

— Je veux que la guerre s’arrête, alors oui.

— Tu peux me promettre de ne pas mourir ?

— Pourquoi ? Je te manquerai ? »

Il a hoché la tête sans prononcer un mot.

« Tu peux le dire, tu sais ! Moi, tu me manquerais à mort, s’il t’arrivait quelque chose. On se connaît peut-être pas depuis longtemps, mais une chose est sûre, Ray : t’es mon meilleur ami. »

Ça aurait dû lui faire plaisir, mais il n’a eu qu’un sourire crispé. Comme si l’amitié, quelque part, ça le blessait.

« J’ai dit quelque chose de travers ?

— Non Tammy, pas du tout. C’est juste que… la dernière personne qui m’a dit que j’étais son meilleur ami… je l’ai déçue. Je voudrais pas te faire le même coup.

— Qu’est-ce que tu lui as fait ?

— Je suis… tombé amoureux d’elle. »

J’ai pouffé de rire. Pas pour me moquer, mais parce que c’était bête.

« Et qu’est-ce que t’y peux, au juste ? C’est pas grave, y a pas mort d’homme.

— Pour elle c’était… une trahison, je crois.

— Ça tombe bien, je ne suis pas elle. »

Des fois je me dit que, depuis le temps, Cupidon a dû échanger son arc contre un flingue. Il y a des coups où il la joue à la roulette russe et où il n’y a qu’une balle. C’est pour ça qu’un chouette type comme Ray se retrouve avec la gâchette des sentiments enrayée, avec la peur que son amour puisse tuer quelqu’un. Ce que Ray ne sait pas, c’est que j’ai un talent : je sais dévier les balles.

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