Episode 95.1 - Styx
Luna
Devant moi, les murs de pierre aux crêtes noyées dans les nuages. Par-delà la brèche, le labyrinthe se dresse à perte de vue. Je le sais par ses courbes improbables et l’écho, mille fois répercuté, des mugissements en son centre.
Je suis Thésée en robe du soir, un fil à la patte ; Ariane dressée derrière moi, immobile. Je me tourne vers elle pour un regard d’adieu. Elle a les traits d’Awashima, sa pâleur inhumaine, son inertie dénuée d’affect. Même son sourire est vide.
Mon fil n’en est pas un, mais la prolongation rougeâtre, extensible à l’infini, de son nerf optique. Elle me tient par l’orbite.
Une fois mon Minotaure vaincu, voudrai-je seulement remonter jusqu’à elle ?
Je n’ai nulle envie d’avancer au combat, pourtant mes pas me portent, contre ma volonté, vers l’intérieur du labyrinthe. Main sur les murs, je chemine au hasard. La pierre tremble à chaque cri du monstre, plainte rauque et répétée, comme l’appel du désespoir. Ma gorge est sèche, mes yeux trempés. La peur me mord le ventre. Partout le néant me guette, il m’avale pas à pas. Je frémis d’y sombrer, toutefois je ne peux m’y soustraire. J’avance.
Quelle est donc cette raison qui me pousse ?
Indicible est le sentiment qui m’habite. Instinct profond, haine viscérale ou ultime espoir ? Tout s’empêtre dans mes mensonges. Ce dédale, je l’ai bâti de mes mots. De mes jeux hypocrites. De mon ego tordu.
Il l’est tout autant, ce monstre recroquevillé au cœur des méandres. Il se redresse, difforme. J’empoigne une arme qui n’existe pas et hurle de toute mon âme. Le fil-nerf me tire par la cheville, je lutte en sens inverse pour rester dans l’arène. Je dois…
Avec l'aide d'une jeune fille, grâce au fil qu'il enroula à nouveau,
… rester.
le fils d'Égée retrouva difficilement la porte que nul avant lui
… le confronter.
n'avait refranchie. Aussitôt il enleva la fille de Minos, fit voile vers Dia,
… le contempler.
et, cruel, abandonna sa compagne sur le rivage de l'île.
… et l’accepter, pleinement.
À l’instant même où je m’avance, paumes tendues en signe de paix, le sol s’affaisse en un puits sombre, aspire la créature et laisse émerger, là où elle se tenait, un œil de métal aussi large qu’une roue de carrosse. D’épaisses larmes en suintent, nous noient, le sol et moi, d’une infinie tristesse. Et, dans une ultime plainte, un tremblement terrible, le labyrinthe s’effondre.
Je me redresse dans ma sueur bouillante et le râle aigu d’un souffle court. À peine ai-je eu le temps de m’extirper du songe qu’Hazel m’a enveloppée de sa plus douce étreinte. Mes pleurs se mêlent à un rire incontrôlable – un rire jaune traîtrise.
Cela fait des heures qu’elle veille à mon chevet, tandis que se succèdent mes torrents de larmes et ce sommeil sans repos, criblé de visions forgées dans la tourmente.
— Je te jure que nous retrouverons ceux qui lui ont fait ça, murmure Hazel pour la deux-centième fois. Je veillerai à ce qu’ils payent. J’y veillerai personnellement s’il le f…
— Ça ne la ramènera pas.
Le ton est sec. Cultivant l’amertume, je refuse que l’on me console. J’ai besoin que grandisse la colère trop longtemps refoulée. J'exècre mon père, son assassin et tous les faux démiurges qui ont sacrifié nos existences.
D’un battement d’aile, je repousse Hazel. Sous l’apparence du brusque, mon geste est contenu. Je le sais, je ne peux laisser le deuil balayer les promesses échangées la nuit dernière. Que dire, en même temps, de cette autre qui hante mes rêves ?
— Je dois sortir, dis-je en m’extirpant des draps.
— Comment ? Mais Luna, Sweetheart, tu n’es pas en état. Tu…
— Avec ou sans ta permission, Zelos.
Je l’ai froissée. Dépit qu’elle chasse d’un excès de compassion, en ouvrant les rideaux, dos à moi.
— Je vais faire préparer mon fiacre, en ce cas. Je t’attendrai à l’intérieur.
— Hors de question, j’y vais seule.
— Alors tu te contenteras du tramway, ou tu voleras en plein jour.
Elle lit l’urgence en moi et en joue sans scrupule. Je ne l’aurais pas pensée si capricieuse et, loin de me décevoir, chaque défaut qu’elle dévoile me fait l’effet d’une friandise acide – me grise. Sans crainte de me braquer, elle agite à ma vue les clés de l’autofiacre.
— Je ne suis pas une option, Loony.
— Soit. Tu connais déjà l’adresse…
Nous n’échangeons que peu de mots pendant le trajet qui nous conduit jusqu’aux faubourgs. Hazel nous fait servir un thé qu’elle m’assure inoffensif. Elle ne pose nulle question, si sur Awashima, ni sur mes intentions. Davantage qu’il ne me rassure, son silence me presse de m’expliquer.
— Je pense tout ce que je t’ai dit cette nuit : il n’y a que toi au monde auprès de qui je me sens heureuse. Mais je ne peux pas simplement disparaître de la vie d’Awashima. Ni elle de la mienne, en vérité. Quelque chose nous lie. Il reste des mystères en moi qu’elle seule peut mettre en lumière. Et je ne peux pas mettre un terme à nos petits jeux sans être sûre d’avoir tout compris.
Hazel déglutit sa dernière gorgée de thé. J’ignore si elle ravale courageusement sa jalousie ou si, maintenant ses propres frasques révélées, elle nourrit trop de honte pour condamner les miennes.
L’autofiacre ralentit à l’approche de la demeure des Hirata.
— J’ai un cadeau pour toi, dit-elle alors.
Je glisse un œil curieux vers la banquette, de sous laquelle elle extirpe la poignée d’un parapluie.
— La maison des Hirata a certes une architecture étrange, mais je crois que j’y serai à l’abri de la pluie.
— Oh, mais celui-là ne protège pas de la pluie. N’en use que si tu es sûre de savoir viser.
— Je ne crois pas qu…
— J’insiste. Ça me rassure.
Quel besoin aurais-je d’une telle arme ? Quand bien même je ne l’imagine pas, j’accepte son présent, pourvu que cela calme ses inquiétudes. Ma mère a été froidement assassinée et j’envisage sans peine le sang d’encre d’Hazel. Sans doute suspecte-t-elle que je serai la prochaine. Toutefois la Mort n’a pas sonné aux portes de mes rêves, il n’y avait que le désordre, la confusion et toutes les réponses condensées dans le silence d’Awashima. Comment pourrais-je seulement apaiser les craintes d’Hazel, alors que toutes mes certitudes émanent du pur instinct, ne tiennent d’aucune preuve ? J’ai l’espoir qu’en son âme, à travers la mienne peut-être, elle le devine.
— Tu n’as pas à t’en faire.
— Bien au contraire, claque sa langue aigrie. Les Hirata exercent trop d’influence pour que je ne m’en inquiète pas. Tu n’as pas idée du rôle que cette famille a joué dans la Pacification, jusqu’à la création du Princeps.
— Peux-tu me dire ce que leurs robots et leurs prothèses ont à voir avec le Conseil d’Administration ? Quand bien même, le Princeps n’en est que l’arbitre.
— C'est une fable.
— Pardon ?
— Il n'existe aucun humain en ce monde qui puisse se targuer d'être le Princeps. Notre fameux arbitre mondial n'est rien de moins saugrenu qu'une formidable machine à statistiques, vouée à contenter le plus grand nombre, aux yeux de laquelle la majorité et le moindre mal priment toujours. Voilà, Loony, par quoi nous sommes gouvernés.
— Ne sois pas ridicule, Zelos. Quelqu'un s'en serait forcément rendu compte.
— À l'évidence. Les gouverneurs nantis dont ce pantin fait le jeu.
— Je ne peux pas croire que nul autre n'aurait décelé une telle supercherie.
— Quelqu'un a sans doute compris. Beaucoup l'ont supposé, peut-être. Mais qui s'en préoccupe ? Qui peut seulement avancer meilleure alternative ? Ainsi va le monde, en dehors de notre petite utopie victorienne. Au fond de toi, tu as conscience que tes dentelles sont tissées par des esclaves lobotomisés des villes-fabriques. Est-ce que pour autant tu renonces à en faire l’acquisition ? Ne préfères-tu pas t'en remettre au doute, espérer que les rumeurs sont infondées, croire en l'humanité ? C'est toujours plus facile, de se fier aux vertus fantasmées de la race humaine et détourner les yeux. Je ne cherche pas à te faire culpabiliser. La société est réglée selon ces paramètres. C’est la même chose partout. Le simulacre de paix dans lequel nous baignons existe seulement grâce à ces enfants perdus que l'on a convaincus qu'ils étaient des héros, avant de les catapulter sur un champ de bataille. Les agressions sexuelles sont officiellement éradiquées, puisqu'on a sacrifié une poignée de pauvres âmes, prostituées de force, ou par la force des choses, à l'appétit d'insoupçonnés pervers. La liste est encore longue. Je pourrais énumérer, encore et encore, jusqu'au bout de la nuit. Mais ce n'est ni nécessaire, ni satisfaisant, n'est-ce pas ?
— Tu sais toutes ces choses et elles te révoltent. Alors qu'est-ce que tu comptes faire pour y remédier ?
— C'est plutôt culotté de me demander ça. C'est commode, j'imagine, de rejeter toutes les responsabilités sur les épaules d'une héritière.
— Ce n'est pas... Je pensais simplement que tu avais... que tu pourrais... Je ne vois pas qui d'autre aurait les moyens d'agir, et surtout la conviction nécessaire.
— Tu me surestimes, Sweetheart. Que puis-je, moi, l'ingénue maladive que tous ses pairs tiennent à l'écart du pouvoir ? Si tu savais, combien prédisent que je trépasserai avant que mon père daigne me léguer son titre ! Quant à moi, je suis d'avis qu'un tel titre ne vaut rien, si l’on en hérite sans condition.
— Tu pourrais lui succéder, néanmoins. Nous savons toutes deux que tu n'es ni une ingénue, ni à l'article de la mort. Qu'est-ce que tu cherches à faire ? Endormir leur méfiance ?
— Je ne puis endormir ce qui ne s'est jamais animé. Si mon père n’a pas tenu à m’éduquer comme une politicienne, c'est justement pour éviter d'alimenter mes opinions, d'aiguiser ma vision. Lord Orsbalt jouit de son statut sans se soucier de ce qu'il adviendra de moi. S'il venait à mourir, j'hériterai immédiatement et très injustement de son titre. Oui. Mais, inexpérimentée comme je le suis, ses pairs feraient de moi leur marionnette. Ils me mettraient dos au mur et m'imposeraient de maintenir le statu quo.
— Enfin, nous savons aussi que tu ne te laisserais pas manipuler et que jamais, ô grand jamais, je ne permettrai à quiconque te mettre dos au mur. Sans compter que tu as déjà opéré un petit ménage dans leurs rangs, si je ne m'abuse...
— Hélas, les pires d'entre eux ne sont pas tous guidés par leurs lubies sexuelles. Si seulement c'était le cas, j'aurais depuis longtemps changé la face du monde, à la seule force de mon périnée.
— Et d'un soupçon de venin.
Nos sourires se façonnent en miroir. J’insuffle au sien tout mon amour, mon entière confiance et mille promesses pour l’avenir dans un ultime baiser, avant de descendre de calèche. D’Hazel, seul le parapluie m’accompagne dans l’antre de celle qui, aujourd’hui, me connaîtra sans bâillon.
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