95.2

9 minutes de lecture

Devant moi, l'entrelacs des plantes d’acier sur le portail clos. L’interphone ne grésille pas, aujourd’hui. Immobile, je fixe l’œil de jais de sa caméra, sans daigner lever l’index sur le bouton d’appel. Elle m’ouvrira de toute façon, contrainte par l’intuition froide, qui, par deux fois déjà, l’a menée jusqu’à moi.

Mon cœur boue d’impatience. De désir. De colère. J’ignore si le sien se serrera en encaissant ma décision.

Quelle sera sa réponse ? Quelle face cachée révélera-t-elle, dans l’espoir de me retenir ? Si seulement cet espoir l’anime…

Sans me laisser le temps de sonder mes oracles, la grille s’entrouvre et la voix d’Awashima, plus claire que l’autre jour, m’invite à la rejoindre près des rosiers. Cette fois, je ne m’attarde pas sur la ronde de la tondeuse, ni sur l’obscurité qui habite la bâtisse, ni sur la vigne où la révolte des branches rebelles a été écrasée à grands coups de sécateur. Celui-là même dont le raclement aigu annonce la chute d’une fleur fanée. Les lames claquent, entre les doigts d’Awashima. La tige se rompt. Un frisson ébranle la surface du miroir d’eau, en même temps que mon échine. À peine m’a-t-elle souri, cette hôte qui me toise sans m’accueillir, l’amante élue par ma raison, devenue complice de tant d’expériences, que le chagrin tord mon visage, à présent liquéfié. L’arme à fleurs prestement lâchée, Awashima se presse jusqu’à moi, contre moi, et étouffe mes sanglots aux creux de ses paumes sèches. Mon visage s’apaise dans le froid tendre de ses mains.

Je ne pensais pas flancher. Pas à ce stade.

Quelque chose en elle m’émeut – quelque chose de nouveau. Elle n’est plus celle qui m’a soignée du poison d’Hazel, pas plus que celle qui m’a sauvée du palais des miroirs. Son froid est plus subtil, son égard moins forcé, sa retenue maladroite. Elle est identique et métamorphosée, tel un bourgeon éclos, une fleur flétrie puis changée en fruit fondant.

Sa caresse fond contre ma joue.

— Ne pleure pas. Une seule larme, et ce lac pourrait bien inonder l’atelier.

Si j’y croyais un seul instant, je plongerai dans le bassin et m’y laisserais fondre de tristesse.

— Qu’est-ce qui t’arrive, ma Luna ? Tu ne m’as même pas prévenue de ta visite.

— C’est… ma mère… Elle est morte.

— Toutes mes condoléances.

Pas la moindre émotion. Me serais-je trompée en fin de compte ? Voilà que je bredouille, cherchant en vain les mots qui entameront sa pitié. Moi, l’agneau docile, je tends ma blanche gorge aux crocs de ce loup du nom d’Espérance. Quelle chance qu’il ne morde pas ?

— Je ne peux pas prétendre que je la connaissais bien… mais…

— Elle a beaucoup de chance de t’avoir eue. Je ne crois pas que je verserai une larme, si mon père s’éteignait.

— Elle ne s’est pas éteinte, Awa. On l’a assassinée.

Son regard s’ombrage, l’éclat vert de ses iris comme happé par le vortex qui se gonfle en leur centre.

— Je suis désolée.

Comment pourrais-je la croire, après tant de visions ? La rancœur me somme de lui cracher au nez, pourtant, je ne lis sur ses lèvres aucun mensonge. Je les goûte par sûreté. Rien n’est plus franc qu’un baiser.

Sa main, dans ma nuque, m’attire plus en avant. Aussi ferme que de coutume, elle est toutefois plus douce, le geste rehaussé d’un rien de sensuel. Sa bouche exhale l’arôme ferreux du sang, ou de la rouille, avant même que mes dents n’en écorchent le rose.

N’a-t-elle jamais été qu’un chien, aussi fidèle qu’obéissant ? Ou fut-elle le renard que j’entrevis dans le marc du fond de ma tasse ?

— Viens, dit-elle en m’entrainant vers la maison, puis dans l’enfilade des pièces vides où nous épient les caméras obsidiennes.

Mon cœur ne demande qu’à éclater, mon bras qu’à lui résister. Je voudrais lui opposer que, si je lui ai rendu visite, c’était dans l’unique but de mettre un point final à notre relation. Libérée du bâillon, quel charme m’empêche encore de contredire ses ordres ?

Quelque part, j’ai aimé être sa chose. L’idée sotte de n’être qu’un objet, sans désir ni faute. L’idée qu’elle use de moi, me consume jusqu’à s’affirmer. Awashima fut une maîtresse irréprochable, je ne puis lui retirer ce mérite.

— Awa, si je suis venue aujourd’hui, c’est parce que…

— Non. Je sais ce que tu t’apprêtes à dire. Je sais aussi qu’elle t’attend dans votre petit carrosse de princesses. Alors, laisse-moi commencer.

Sans doute puis-je lui laisser au moins ce luxe. Nous nous asseyons entre ses draps rêches, fixons le blanc glacé des murs zébrés de lumière. En même temps que je l’écoute, je cherche du bout des yeux l’un de ceux de la maison, sans pouvoir encore déceler le reflet d’un semblable globe. Ce pourrait-il qu’Awashima dispose bel et bien d’un semblant d’intimité ?

— Écoute, Luna, j’ai bien conscience de n’avoir été qu’une distraction pour toi ; un lot de consolation peut-être. Mes doigts connaissent par cœur chaque grain de ta peau et, malgré cela, je n’ai jamais été capable de toucher ton cœur. J’ignore si tu l’attendais de moi. La vérité, c’est que… mon père négligeait trop les sentiments pour m’en apprendre l’importance. Il aura fallu que tu me mettes dos au mur… La vérité, c’est que je ne veux pas te perdre. C’est que je t’aime trop pour te laisser t’évaporer au bras d’Hazel Orsbalt. C’est vrai Luna, je t’aime : de tous mes sens, de toute mon âme. Alors peut-être que je ne te mérite pas. Peut-être que je suis trop rigide, trop impassible, pas assez fantasque. Et pourtant, qui aurait cru que je me plierai à tes lubies ? Que j’endosserai un jeu après l’autre le rôle de ta maîtresse ? Que j’y prendrai du plaisir ? Pas moi. Rien ne m’y avait préparée.

Ô Pandore, toi qui d’ordinaire mène la joute, aiguisant tes mots à coups de parfaites intonations, aujourd’hui ton timbre est aussi changeant qu’un vent de mer. Voilà que tu prononces des mots moins assurés, que les fins de phrases étouffées brossent tes hésitations puis que ta langue s’emballe dans une sorte d’urgence.

Rien de plus désespéré que d’enrober sa peine d’un ton accusateur.

— Tu as débarqué de nulle part et bousculé d’une pichenette tout ce que j’étais, s’emporte-t-elle. Je ne sais pas si tu mesures ce que je ressens… Moi, je t’avoue que je manque d’unités. Si l’amour était une science, je mettrai à jour un à un les mots à même de te faire mienne, mais voilà un code que je ne maîtrise pas.

Je l’écoute et reçois sa confession sans détourner les yeux. Mais le ressentiment disloque le sourire que j’aimerais lui offrir en réponse. Alors, un peu honteuse d’avoir parlé avec fougue, Awa recroqueville ses cuisses contre son ventre et lève les yeux vers les lueurs filtrant à travers la grille. Elle inspire, silencieuse. Quand elle revient à la charge, sa voix a retrouvé un peu de son piquant habituel.

— Hazel… Moi… Si j’étais mauvaise langue, je te targuerais de croqueuse d’héritières. Mais tu n’as que faire de nos empires ? Tu les mépriserais même. Aussi, dis-moi Luna, Hazel abdiquerait-elle pour toi ? Car moi, sans hésiter, je claquerai la porte de l’entreprise et te suivrai où tu voudras. Une seule parole de toi, et je renonce à tout ce qui fait de moi une Hirata.

Alors que tout devrait me convaincre de repousser son offre, je me surprends à chercher, peut-être par défi, quelle destination lui soumettre. Une île perdue entre deux mers ? Le Japon, berceau de sa lignée ? Une ville nord-atlantice que l’Hiver peint en blanc, un flocon à la fois ?

— Dis-moi, jusqu’où Hazel a-t-elle conscience de ton déguisement ? insiste la belle cruelle face à mon calme acerbe. Pour quelqu’un qui réprouve le matérialisme à la première occasion, tu portes ton lot de froufrous. S’en est-elle rendu compte ? S’en est-elle inquiétée ? Moi, je sais que ça fait partie de ton personnage. Moi, je sais que ce n’est qu’un alter, sous la peau duquel tu nargues le monde et dissimules tes vraies envies. Et à présent que je suis au courant, à quoi te sert encore le déguisement ?

— Tu veux que je l’enlève ?

Si notre histoire était ordinaire, je ne connaîtrais pas de dilemme, je ne taquinerais pas les cordes sensibles de l’amante que je venais éconduire. Néanmoins, je n’ai rien d’ordinaire.

Petite, j'ai pleuré avec Dea et aimé aveuglément Gwynplaine. À treize ans, malgré la désapprobation de mon père, je lisais un exemplaire volé de l’Ancien Testament. L'année suivante, je me délectais en silence des Liaisons Dangereuses. À seize ans, je découvrais le sadisme dégueulasse des Cent Vingt Journées de Sodome. J'ai relu la Bible par la suite, mais le texte n'était plus le même.

Je tire sur mon corsage, purement décoratif, et lui laisse le loisir de retrousser mon bustier. Souffle chaud sur mes clavicules, les lèvres d’Awa répètent :

— Tu n’as qu’un mot à dire.

Alors j’en choisi une, la première ville qui me vient, la lui glisse à l’oreille, puis me ravise.

— Yst… tanbul.

— Je te demande pardon ?

— Partons à Istanbul. Fais tes bagages, tout de suite.

Awashima s’est figée.

— Tu allais le dire, n’est-ce pas ?

— Dire quoi.

— Le mot. Tu étais sur le point de…

Je souris enfin, toutes dents dévoilées.

— Yssss… térique, comme réaction.

Dans le puits d’ombre de ses iris qui me dévorent, luit un sentiment que je n’aurais jamais cru y déceler : une peur aussi vive que primaire.

— Ne prends donc pas cet air surpris, persiflé-je jusqu’au rire, hautain, qui sera désormais ma seule ponctuation. Tu savais dès le départ que tu ne menais pas le jeu. L’aurais-tu oublié ? De là à croire que tu pouvais… te servir de moi à ta guise ? Me prendre jusqu’à ma dignité ? Et jusqu’à ma mère ? Je sais quel monstre tu es, Awa. Je l’ai su à l’instant où je t’ai vue.


La meilleure façon de duper autrui, c'est de savoir d'abord se mentir à soi-même.

Dès lors, si je voulais avoir une infime chance de l'atteindre un jour, il me fallait endormir tous les soupçons d'Awashima, la laisser me mener en bateau, n'opposer aucune lutte à ses assauts tempétueux et accueillir avec la joie la plus sincère son écume funeste.

J'ai su dès le premier regard exactement qui elle était.

Ce soir-là, tandis que Magnus se débattait en vain contre un poison dosé avec une précision robotique, je rencontrai les yeux luisants de l'infâme homicide à travers le carreau de ma fenêtre. Je m’évanouis, impuissante, la conscience aveuglée par les somnifères. Syncope qui s'avéra, en fin de compte, la clé de ma plus belle imposture.

Ma conscience ensommeillée, cette première rencontre demeura à mon esprit semblable à une rêverie et, redoublant de scepticisme, je cultivais le doute quant à sa véracité. Peut-être avais-je inventé en plein songe ces iris aveuglants, pareils à des lasers. Sans doute les avais-je imaginés, happée par le délire où j'entrevis, ensuite, la Mort grimée en poète.

Je serais parvenue à m’en persuader, et ce même en dépit des signes dont me harcelait mon subconscient, si seulement l’arme vivante du crime n’avait pas été programmée pour me traquer.

À la seconde où je la percutai, au sortir du palais des miroirs, je la reconnus. Je sus qui elle était, et que je ne l’avais pas rêvée. Instantanément, je me trouvai foudroyée sur place, terrifiée par le parfait battement de paupière avec lequel elle s’imaginait me cueillir, transpercée comme d’un éclair, tant la vue seule de celle par qui Magnus avait péri m’était intolérable. Les grenats de ses iris auraient suffi à me pétrifier, ébranlée comme je l’étais, si le plus absurde et périlleux des desseins n’avait pas, en même temps, germé dans mon esprit.

Mon univers tout entier aspiré par ce visage, l’hypocrisie personnifiée, je ne songeai plus qu’à une chose. La vengeance.

Puisque l’infâme homicide escomptait me prendre dans ses filets, je décidai de m’y abandonner sans résister. Je la laisserais avoir le dessus, la façonnerais à son insu. Je lui donnerais l’illusion de ce cœur qu’elle n’a pas et, le jour fatidique, le briserais en mille éclats.

Qu’importait le plan astral, j’étais assurée de triompher face à une machine sans âme. Aux gestes programmés et toujours prévisibles. Conditionnée à tel point que, lorsque je lui demandai son mot de passe, elle me confia sans le moindre doute, non pas seulement la clé de sa mise en veille, mais bien le mot-d’arrêt-fatal.

D’elle ou de ses algorithmes, qui m’a sous-estimée ? Cela n’a plus d’importance. Aujourd’hui, tout prend fin.

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0