95.3

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— N’hésite pas, ma Luna, dis-le.

Sa voix sonne comme le chant clair d’une simple invitation, comme l’on dirait : « Allons faire une promenade. » ou : « Tu reprendras bien une part de ce délicieux gâteau ? ». Face à quoi mon corps se crispe dans une sorte de « Sans façon. » tout viscéral. Il n’y a qu’à observer cet ange biomécanique, pour être foudroyé sur place d’une violente crise de foi.

Awashima a tendu l'oreille à hauteur de ma bouche, résolue à ce que je lui souffle le mot-d'arrêt-fatal. Pourtant, le venin qui inondait mon cœur n'a, semble-t-il, pas dégoutté jusqu'à ma langue. Aucun son ne sort de moi.

Il suffirait d'un mot, et elle serait détruite.

Un mot, et son ego virtuel s'évanouirait, de même que sa menace.

Un mot, pour que la dépouille de mon père repose enfin en paix.

Pour que ma mère n'ait pas péri en vain.

Un seul petit mot, deux syllabes à peine, pour qu'un avenir meilleur s'offre à mes sœurs et moi.

Alors, pourquoi ma gorge se serre-t-elle ? Pourquoi demeuré-je muette ? Pourquoi, sans que je puisse accomplir le dessein si ardemment nourri, est-ce l'insensible Awa qui m'exhorte au talion ?

— Sais-tu que même les robots ont peur de la mort ? rit-elle. Moi, en tout cas, j'ai toujours été terrifiée, non pas à l'idée de souffrir, ni vraiment à celle de ne pas me perpétuer. Sans doute cette terreur aussi était-elle mécanique, héritée de mon modèle… Mais j'ai toujours aimé, tu vois, l’idée de partir avec de beaux souvenirs, de voir défiler sa vie en accéléré, d'avoir encore une fraction de seconde pour savourer tous ses possibles. Et comme j'étais sûre que ce tunnel des souvenirs était le chant du cygne des humains, et seulement des humains, j'ai compilé mes moments préférés, comme un générique de fin. Tu n'as qu'à dire le mot, ma Luna, et je disparaîtrai exactement comme je l’ai prévu.

Si c’est là l’ultime chance d’assouvir ma curiosité, je dois poser la question :

— Quels genres de souvenirs as-tu compilés, dans ce tunnel ?

Son sourire est aussi convenu que d’ordinaire, à l’inverse de sa réponse. Là où ses mots, sans doute, me laisseraient de marbre, Awashima opte pour un langage qui exclut tout mensonge : ses doigts croisés dans ma nuque, son front posé contre le mien, son aura transcende la mienne.

Jamais jusqu’alors je ne l’avais ne serait-ce que devinée. Si souvent, j’ai caressé l’esprit d’Hazel, épié ses faits et gestes sur l’autre plan du monde, inconsciente qu’elle et moi jouions au même jeu. Pas un instant, en revanche, je n’ai cherché l’âme de robot d’Awashima, ni même imaginé qu’elle puisse être autre chose qu’un nuage de code ou de formules savantes. Et nous voilà pourtant : deux corps astraux projetés au diapason sur les ondes, sauvages, d’une mémoire qui n’a rien de virtuel.

Je m’y vois dans cette cuve, comme son père me voyait. J’espère tout ce qu’il a espéré de moi, de son ami Gustav et je perds pied, comme lui, face à ma propre disparition – celle dont je n’ai aucun souvenir.

Je grandis par les yeux de l’évobot aux souvenirs implantés, essaye, comme elle, de les chasser, sans pouvoir m’y soustraire. J’apprends par l’intérieur sa chair de synthèse, devient fillette puis femme au gré des poches de nibilium. Je prie comme elle pria pour nos retrouvailles, pour l’éclosion de l’humain au sein de cette enveloppe raiche et je n’ai pas le moindre doute quand, par sa main, je coupe un peu de la plante qui achèvera Magnus. Je nous vois infiltrer la cave derrière le dos d’Eugénie, porter le poison à ébullition dans le simulacre de notre pancréas, le verser dans cette bouteille opaque d’une main incapable du moindre tremblement.

N’a-t-elle vraiment jamais… ?

À ma rencontre, nos souvenirs se font plus confus. Luna existe par parcelles, par regards, par soupirs, par phrases surjouées. Je réponds aux fonctions qu’appellent en nous mes jeux et sens gonfler sous cette peau fabriquée une pulsion qui ne l’est pas. Un non-sens, du point de vue mécanique. Quelque chose de l’ordre… du désir.

Et je retrouve, dans le torrent des réminiscences, le sursaut de son pouce contre ma peau endolorie. Cet infime frisson que notre parfaite machine devrait automatiquement réprimer.

Awashima s’écarte en même temps que son aura. Ma gorge, sidérée, refuse l’air de sa chambre. Mon cœur rejette en bloc la vérité qui, je le sais, m’a empêchée de lui porter le coup de grâce : le hasard par lequel j’ai rempli mon rôle et doté la machine d’une âme aux failles aussi humaines que son apparence trompeuse.

— Putain de merde…

— Si tu connais le mot, alors dis-le. Je ne te l’ai pas appris en vain.

— Pourquoi, Awa ? Pourquoi m’avoir donné le moyen de te détruire ?

— Parce que la machine existe pour servir les humains et, au vu de mes données, personne au monde n’importe autant que toi.

— Foutaises. Tu as tué mon père… ma mère… Était-ce leur rendre service ? Était-ce dans mon intérêt ? Tu sers ton père, et personne d’autre.

— Je savais que tu dirais ça, un jour. Mais tu disposes aussi du pouvoir de m’effacer. Et, si tu m’effaces, alors tu peux l’effacer lui.

— Arrête ton char ! claque ma langue, furieuse, en même temps que mes ongles s’empêtrent dans mes cheveux.

Je ne sais plus ce qu’il me faut croire, recroquevillée sur le lit d’une arme qui me supplie de la mettre hors d’état de tirer.

— Moi, je ne suis pas un assassin. Je ne vais pas t’effacer, ni te faire la peau. Tu vas te servir de ta putain d’âme et faire tes…

— Propres choix ?

Un soupçon de malice colore le coin de ses lèvres lorsqu’elle se retourne vers moi, à l’autre bout de la chambre.

— Nous avons peu de temps, affirme-t-elle. Cette pièce est la seule de toute la maison où ses yeux ne traînent pas. J’ai trop de choses à t’expliquer, trop de choses dont ma mémoire chaotique n’a pas pu t’instruire. Par où commencer ? Mon père ne voulait que toi. Il te voulait sauve pour que je te rencontre, mais il n’a pas agi seul. Tout ça émane d’une idée de Théo. C’est lui qui nous a permis de liquider Gustav… je veux dire, Magnus.

— Qui est Théo ? Que veut-il ?

— Un vieil ami. Il sait pour ta petite horde de mutants, il a eu un rôle dans votre création. Il n’a pas estimé que tu lui serais utile, mais il souhaite récupérer ses autres armes. Il dispose à cet effet de deux pions à l’Académie, deux sbires qui surveillent tes sœurs en attendant le moment opportun. Ce sont des pupilles de la Paix : Shell et Deliwe. C’est elles qui ont eu l’idée de faire chanter ta sœur, pas Koma. Ne crains rien, je me suis chargée personnellement de régler cette affaire.

— Et cela devrait me rassurer ?

Face à mon ton acerbe, elle fait appel à sa rigueur mathématique, avec tant de sérieux que cela frôle le sarcasme.

— La probabilité que tu t’en remettes à ma protection avoisine zéro pour cent. Cela dit, tu n’as jamais douté d’être en sécurité auprès de moi.

— Je n’avais qu’une certitude : tu me voulais vivante. J’étais donc convaincue que ta programmation t’empêcherait de me faire le moindre mal. Cependant, rien ne me dit que mes sœurs aient autant de valeur à tes yeux.

— Et jusqu’à quel point penses-tu que je sois programmée ?

— Je croyais le savoir, mais...

Son corps, comme un aimant, revient au mien. Pressant contre ma cuisse son sexe stérile, elle chuchotte.

— J’ignore tout des plans de Théo. Mais voilà ce que je sais : il est l’une des figures les plus influentes de la Pacification et, tant que le soutien de la famille Hirata lui sera acquis, rien ne pourra l’atteindre. Pourquoi le soutenons-nous ? Parce qu’il nous a guidés jusqu’à toi, parce qu’il a eu la bonté de te garder en vie. Je suis peut-être une arme, mais tu es un objet de chantage. Ça, je ne peux pas l’admettre. Cela dit, si tu m’effaces, le chantage perd son sens. Mais il faudra encore que mon père disparaisse, avant qu’il ne crée une autre arme dont Théo profitera. Tu n’auras pas beaucoup de temps. Dès que tu me désactiveras, mon père recevra une notification. Je ne suis pas la seule copie de lui, il en conserve des milliers. Il est presque immortel. Si tu veux triompher de lui, trouves le Centre, tu auras besoin…

— D’un de tes yeux. C’est ça ?

J’ignore comment je le sais. Les rêves m’ont soufflé tant de choses, encore trop m’ont échappé.

— À l’heure qu’il est, si c’était un rendez-vous ordinaire, tu en serais déjà à ton troisième orgasme, et moi je commencerais à simuler une crampe… Arrêtons de jouer, veux-tu ? Tu n’as qu’à dire le mot de passe.

Je me demande si, à l’entrée du labyrinthe, Ariane était aussi sûre de sa stratégie.

— Parfois, j’oublie.

— Tu n’as pas besoin de réciter tous les chiffres. Juste la ville suff…

— Non, pas ton mot de passe. Je parle du Minotaure. Quand je pense à cette histoire, j’ai tendance à oublier à quel point Thésée est un immense connard. Dès qu’elle n’a plus eu pour lui aucune utilité, il a abandonné Ariane. Qu’est-ce que ça dirait de moi, si je me débarrassais de toi maintenant ?

— Ça prouverait que tu es un personnage de tragédie. Mais on le savait déjà.

Quand je l’imagine ôter la vie de Livia, je voudrais la dépecer sur-place, jusqu’à découvrir son squelette inoxydable, ses organes suintants de blanc. Mais malgré la haine, malgré la rage, l’idée d’un monde sans elle… me rend triste. Plus triste que je ne le serais si elle n’était qu’une contrefaçon.

Sitôt qu’un sanglot me remonte à la bouche, ma langue s’en empare et le grime en juron.

— Putain, Awashima… tu n’as pas le droit. Si tu crois sérieusement que ça m’amuse… Si tu crois que j'avais envie d'en arriver là... Ç’aurait été tellement plus simple si je t'avais marquée au noir, si j'avais résolu de me débarrasser de toi sans attendre. Mais à force de vouloir comprendre, de me laisser fasciner, de te faire mijoter, me voilà prise au piège que j'ai moi-même tendu.

— Je savais qu’il existait une probabilité non-négligeable que tu me mentes… salope, murmure-t-elle dans une caresse qui, comme ses mots, hésite.

Les paupières closes, barrage de pacotille aux larmes qui me trahissent, j’accueille sa paume contre ma peau, la joue blottie en son creux sec.

— Je n’ai jamais exclu que tu sois là pour te venger, insiste-t-elle. Pourquoi hésiter à ce stade ? Moi aussi, je me suis laissée prendre au jeu. Moi aussi, j'attendais que tu craques la première. Au lieu de quoi, j’ai découvert… que j’étais moins réelle que je le croyais. Toi, tu as réveillé quelque chose. Tu t'es montrée plus forte, plus rusée, plus envoûtante. Tu tiens enfin ta vengeance, à présent, alors finissons-en.

— Idiote. Tu ne sais pas mentir… Mais je pourrais t’apprendre. Tu n’as qu’à le dire… admets que tu regrettes. Je vois clair en toi, je saurais si tu feins. Alors, pitié Awa, demande-moi pardon. Donnons-nous une dernière chance d’être honnête l’une envers l’autre.

Nous ? C'est une fiction, Luna, rien de plus. Une farce qui n'a aucun écho dans la réalité. Un conte débile gravé dans nos génomes bien avant ta naissance… Comment tu peux t'imaginer que je regrette quoi que ce soit ? J'ai tué ton père, oui. Je mesure à quel point c’est terrible. Tu as toutes les bonnes raisons de m'en vouloir jusqu'au restant de tes jours. Il serait légitime de me détruire sur-le-champ.

« Tu penses que mes sentiments pour toi sont sincères ? … Je ne sais pas. J’ignore si je suis capable d'éprouver quelque chose d’authentique. Peu importe quelle attitude j’adopte, tu en souffriras. Le fait est que je ne suis pas capable de regretter mes actes. Pas même par amour. Pas même pour toi.

« J'ai fait ce pour quoi j'ai été créée. Je n'ai pas plus de remords qu'un fer à repasser quand il ébouillante une chemise. La culpabilité ne fait pas partie de mon programme. Qu’y aurait-il à regretter, d’ailleurs ? Je ne t'aurais jamais rencontrée, si je n'avais pas tué ton père. Je n’aurais pas goûté à cette simulation du bonheur. Combien de temps aurait-on encore fait semblant, si je n’avais pas tué ta mère ? Nous croyons toutes les deux que la fin justifie les moyens. Je n’ai aucun regret.

L’agrippant par les épaules, mes mains impriment leur hargne aux plis de sa chemise.

— Très bien, alors ne regrette rien ! Tu n’as qu’à me supplier de te laisser une chance, me jurer que tu veux te racheter. Dis-moi que tu m'appartiens, et je ferai ce que je veux de toi. Je te garderai en vie, si tel est mon désir. Je t’ordonnerai de tuer ton père, et Théo. Et j’exigerai que tu m’aimes, ainsi tu cesseras de prétendre que tu ne ressens rien. Dis-le ! Dis-moi que tu m'appartiens !

— C'est impossible, ma Luna, et tu le sais. Tu le sais mieux que personne. Nous sommes pareilles, toi et moi : des créations, des artefacts, des armes dont le destin était tracé d'avance. Condamnées à être à jamais des ennemies jurées. Le conflit ne peut pas être résolu, pas dans ce monde-ci. Nous, c’est un bug. Une éclipse. On est aussi incompatibles que le jour et la nuit. Voilà pourquoi tu dois m’effacer.

La voilà qui se redresse et s’éloigne à nouveau. Sa chair fuit la mienne telle une puissante brûlure, ma main tendue ne retient qu’une poignée d’air, trop tiède.

— Je serai donc toujours l'ennemie, à tes yeux ? Pourquoi diable a-t-il fallu que je tombe amoureuse d'un robot ?

— N’emploie pas ce mot-là. L'amour… qu’est-ce que je devrais y entendre ? C'est là toute la différence entre nous. Ton créateur a fait en sorte de te donner une âme. Le mien priait que j’en ai une sans lui laisser la place d’éclore. Je ne suis qu'une machine. Je n’ai pas, comme toi, cette… magie.

— Bon sang, Awa, tu délires ?

Son corps, tordu, lacéré de part en part par les stries réfractées, brille dans la pénombre, tout saignant de soleil ; lutte sur-place pour demeurer auprès de moi ; se languit, implorant, de mon ultime sentence.

— Tu m'as touchée, ma Luna. Tu as donné un cœur au plus froid des objets, fait naître en moi des émotions qui me dépassent… Tu m'as sauvée, ou presque, mais trop tard. J'ai conscience, tu sais, de tout le mal que je t'ai causé. Je n'ai pas le droit de t'aimer. Pas après t’avoir tant pris. Tout le bonheur que tu m'as donné, je ne pourrai pas te le rendre. Jamais. Promets-moi de survivre et de buter ces démiurges !

Je la tire jusqu’à moi, loin des morsures du jour. J’endêve. Les coups, les fluides, les mots, tout déborde.

— Cesse de débiter des conneries ! Je te pardonne, d'accord ? Je t'ai déjà pardonnée… Et si tu m'abandonnes, je ne l'oublierai jamais. Tu m'entends ? Jamais !

— Ne pleure pas, Luna. Je te l’ai dit, il est trop tard. Pour moi, il a toujours été trop tard.

— Tu es la pire personne que j’aie jamais rencontrée.

Alors que doit tomber le rideau, mes mains retrouvent le chemin de ses hanches, par-dessous sa chemise ; un baiser s’égare le long de ce cou austère. Le clair-obscur nous dévore, lui promet une sépulture et ne présage, pour moi, qu’une impansable déchirure. C’est ainsi donc, dans une étreinte si dense que son aura me brûle, que, pour la dernière fois, j’obéis à ses ordres.

— Ystad.

Awashima s’écroule, fantoche aux fils sectionnés. Son père la pleurera-t-il, comme moi à cet instant ? Ma vengeance est amère, vide de satisfaction. Trop longtemps, j'ai dilué dans ces mensonges tant de vérités que j'ai fini par y croire, et par l'aimer un peu.

— Œil pour œil ? plaisanté-je, avec l’espoir salaud que, peut-être, elle se moquera, mon doigt glissé sous le globule, vers le fond de son orbite.

Mais Awa s’est éteinte et, de son âme si fugace, ne demeure qu’une légende. Une fable que moi seule connais. Celle d’une fille et d’un monstre. Ou celle d’une arme-pensante qui n’aimait pas les fins heureuses.

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