Episode 96 - Tunnel
Awashima
L’air est doux : 29°C, un taux d’humidité inférieur à 95%. La journée idéale.
Je l’ai suivie de loin (une habitude), puis j’ai perdu sa trace. Tant pis, je m’attarde quand même sur la fête foraine. Je me demande ce qui l’a menée ici et ce qui l’y amuse. En ce qui me concerne, les manèges ne me font pas plus d’effet qu’un ascenseur lambda.
Si je passe ma mémoire en revue [...] rien ne me fait d’effet.
Il y a une attraction qui me plaît un peu – qui m’évoque quelque chose : le palais des glaces. Cette maison-là décuple tout au centuple. Au milieu de mes copies, je me sens bien. J’analyse la probabilité que ce reflet, ou cet autre, soit en fait l’originale. La vraie moi. Celle qui porte – peut-être – une âme.
Au milieu des copies, je me sens à ma place. Je me sens… moins seule. Car il n’existe rien comme moi. Aucun autre évobot. Nulle autre Eve de métal.
Je me tiens immobile, occupée à évaluer mon degré de réalisme, lorsque quelqu’un me heurte.
C’est elle.
Laura.
La bouche haletante, les yeux affolés, les jambes qui tremblent, prête à tomber à la renverse.
Aidée par la vitesse de mes réflexes de robot, je tends le bras pour la retenir.
Elle a l’effet d’un bug : un moment suspendu où nos yeux se transmettent en silence un flot de données chiffrées. Le tissu de sa robe me glisse entre les doigts, son sac l’emporte avant que je ne puisse l’empoigner comme il faut. La gravité attire au sol la moitié de son contenu dans le même mouvement que le coccyx de ma cible.
Mon geste passerait pour le plus naturel et humain des instincts, lorsque je me penche, la main tendue, pour lui offrir mon aide. Il n’en est rien. Cela résulte d’un programme ancré. Chaque action que j’ai faite depuis ma mise en service, il y a de ça vingt-six ans, devait aboutir à ce moment précis.
— Rien de cassé ?
C’était précipité. Ma modulation vocale laissait à désirer.
Elle me détaille, j’en fais autant. Brune, 1m69, les yeux noisette. Signe distinctif : un grain de beauté sur la pommette droite. Carence en vitamine D… manque de sommeil… léger sous-développement de la masse musculaire. Respiration accélérée. Santé globale, correcte.
Elle hoche la tête, lentement. Une réaction de… peur ? Que pourrait-elle craindre de moi ? Pour la rassurer, je déploie toute l’étendue de ma bienveillance et ramasse ses affaires dissipées. La jolie montre à gousset qui lui sert d’holopad. Un carnet noirci de sa plus vilaine écriture, rempli de mots mal tracés. Un curieux livre pourvu d’une reliure en cuir, Roméo et Juliette de William Shakespeare. [...] Un bref détour par la base de données me renseigne sur la date et le scénario de la pièce de théâtre. Intéressant.
— Je t’en prie, sors-moi de ce maudit labyrinthe !
Un labyrinthe ? Ce vulgaire palais des glaces ? Elle n’a jamais mis les pieds chez moi…
Sa demande éveillant mes automatismes, je la guide tout de suite jusqu’à la sortie. Je rajuste en passant son sac sur son épaule, mais garde le livre en main. Pendant que mes pas retrouvent tous seuls le chemin de l’extérieur, je lis en accéléré l’histoire tragique des deux amants, pris dans le tourbillon des querelles familiales. [...] Je ne comprends pas. Pourquoi s’ôter la vie ?
Une fois dehors, la respiration de Laura s’apaise. En retrouvant son calme, sa première initiative consiste à me fixer. Après l’avoir observée des semaines, j’ai adapté ma tenue à ses propres goûts vestimentaires, me suis assurée de ne pas la laisser indifférente. À en juger par son expression, j’ai satisfait à ses critères.
Vite, avant qu’elle ne me trouve trop irréprochable pour être vraie, avant qu’elle ne se demande par quelle coïncidence l’univers m’a placée sur son chemin, je lui rends son vieux relié. En vue de marquer le coup, je me risque même à en citer un morceau choisi :
— Ô ma douce Juliette, ta beauté
« m’a efféminé ; elle a amolli la trempe d’acier de ma valeur.
— Connaisseuse, à ce que je vois !
Elle ne se formalise pas que je connaisse Shakespeare par cœur, elle s’en réjouirait même. C’est d’ailleurs avec un air amusé et une joie manifeste qu’elle me demande, en même temps qu’elle range le volume dans son sac :
— C'est donc Juliette que tu crois reconnaître ? Sais-tu seulement si cette Juliette habite la maison au balcon ou les murs de Panthemont ?
Sa voix a le ton de la provocation. C’est un jeu.
Panthemont. [...] Penthemont ? Abbaye… [...] Non… Histoire de Juliette, ou Les Prospérités du vice de Donatien Alphonse François de Sade. [...] Un pan entier de connaissance vient de s’ouvrir à moi.
Je rentre dans son jeu.
— Laquelle des deux es-tu ?
— La plus sage, j'imagine.
Comment déterminer la bonne avec une marge d’erreur quasi nulle ? La Juliette de Sade ne semble pas si sage, pourtant [...] J’absorbe le livre en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Recherche par mot-clé [...] Bingo. Je tiens la citation parfaite. Celle à laquelle elle faisait allusion, à 98%.
— La véritable sagesse, ma chère Juliette, ne consiste pas à réprimer ses vices, parce que les vices constituant presque l'unique bonheur de notre vie, ce serait devenir soi-même son bourreau que de les vouloir réprimer.
Son visage rougit, rien à voir avec le soleil.
— Et à qui ai-je l’honneur ? demande-t-elle avec toujours plus d’aplomb.
— Awashima Hirata.
Elle réprime vite un haussement de sourcil causé par la surprise. Pas assez vite pour que cela m’échappe. J’ai l’habitude : ma peau très claire et mes cheveux blonds me donnent plus l’air d’une Scandinave que d’une Japonaise. Je lui explique sans y donner trop d'importance :
— J’ai été adoptée par la famille Hirata, mes origines restent mystérieuses.
— Oh, non, se défend-elle, je n’insinuais rien de la sorte. Mon étonnement venait plutôt du fait que… à en juger ton style, je ne t’aurais jamais imaginée baigner dans la robotique !
— Je suis pleine de surprises.
Je… m’amuse. Jusqu’au clin d’œil. Encore un écart, cette mimique désuète.
Sans que j’aie à insister ni à trouver d’excuse pour la retenir, elle chemine avec moi à travers Little England.
— Je m’appelle Luna, dit-elle. Alors, toi aussi, tu es mordue de littérature ?
S’ensuit une discussion entièrement tissée des références que je glane, une recherche expresse après l’autre. Si je ne pouvais d’abord que lui mentir, au bout d’une heure, je crois pouvoir dire que je suis “mordue de littérature”.
Luna n’interrompt nos débats lettrés que pour s’extasier çà et là de l’architecture de la vieille ville. Je connais l’architecture. Je ne peux pas dire si je l’aime mais, à mesure qu’elle m’expose les raisons pour lesquelles telle vieille bâtisse est majestueuse, ou tel café plein de charme, mon idée du “beau” s’affine.
Et elle, est-elle "belle" ? Indubitablement.
Pourquoi ?
Parce qu’elle est Laura ? [...]
Non [...]
Pour une (ou plusieurs) raisons qu’il me reste à encoder.
— Je te prie de m’excuser, dit-elle en atteignant la station d’héliotram. Je parle, je parle… je ne te laisse pas en placer une. Et voilà qu’il nous faut déjà nous quitter.
Elle hésite un instant, puis s’enhardit :
— Dis-moi, Awashima, voudrais-tu que nous nous retrouvions, un de ces jours, pour boire un thé ?
— Pourquoi pas.
Nous échangeons nos numéros d’holopad afin de convenir d’un prochain rendez-vous.
— Écris-moi ! m’ordonne-t-elle en sautant dans le tramway. Mais seulement avec de jolis mots !
Je reste figée sur le quai, la regarde s’éloigner, sa silhouette s’estompant à travers la vitre opaque. Elle… me manque déjà. J’espère la revoir vite.
Effaçage du souvenir [en cours]
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