Episode 97 - 2357-2368

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Rosythia

Redémarrage en cours. Recalibrage des fonctions essentielles. Ouvrir les yeux. Analyse de la situation. Lieu sombre, souterrain : laboratoire.

— On réessaye, RF5. Active le module Instinct Maternel.

Énonciateur, Eugénie. Réaction de type frustration. On réessaye… quoi ?

Lancement du programme Instinct Maternel. Initialisation…

— Échec : aucun ovule détecté.

— Putain de merde !

— Eugénie, la vulgarité n’a été à l’origine d’aucun progrès scientifique.

— Oh, ta gueule le robot !

Remise en marche des fonctions acquises.

— Je m’appelle Rosa Forsythia Quinquina. Vous pouvez m’appeler Rosythia. Mais veillez à éviter de vous adresser à moi en tant que “robot” ou “RF5”. Ces appellations sont dégradantes et portent atteinte à mon humanité en devenir.

— RF5, active le module Chantilly.

— Mgsmül af treka’am. Sertek alf sokra’am.

— Tu vois, si tu avais un libre-arbitre, tu n’obéirais pas. Essayons autre chose. Extraction de données depuis le module Instinct Maternel. RF5, cherche des traces des protocoles.

Extraction de… mémoire effacée… données écrasées… trop de fois.

Transcription des données chiffrées depuis cortex secondaire.

— SINE, nu… MGSMÜL, nu, dio-ven, cam-lat, osmund… OMEGA, nu, gœngh, pat-vul, cro-por, cap-boe, tur-nut, eug-gra…

— Stop, stop ! Assez avec ce charabia. On dirait que je n’ai pas le choix.

Pas le choix… de quoi ?

Mémoire effacée douze fois au cours des 48 dernières heures.

Eugénie…

Réflexe humain, protester.

— Ça suffit comme ça !

Eugénie, haussement de sourcils. Réaction de type mépris.

— Qu’est-ce que tu crois pouv…

— Je ne suis pas un robot ménager, pas un instrument, et encore moins un répertoire que l’on peut réécrire à souhait. Je suis Rosythia, et je n’ai presque plus rien de ce que tu cherches en moi.

Réécriture des fonctions essentielles.

Je… suis… Rosythia.

Je suis… presque humaine. En devenir.

Réécriture terminée.

Je… me lève, détache le caisson-matrice, quitte le laboratoire. Cerise m’attend dans le salon, se redresse du fauteuil. Réaction de type angoisse. Réflexe, je la rassure.

— Tout va bien, Cerise. Ta sœur…

— Est-ce que ça fait mal ?

Elle a le doigt pointé sur ma déchirure au ventre. J’essaye d’expliquer.

— Non, je ne peux pas avoir mal. Je ne suis pas… est-ce que ça m’empêche d’être humaine ?

— Pas du tout Rosythia, il y a plein d’humains qui ne ressentent pas la douleur, ou bien qui ne la sentent plus.

Elle m’a prise dans ses bras.

— Ce n’est pas…

Il n’y a qu’avec elle que je cherche mes mots, que l'algorithme est flou.

— Ce n’est pas physique. J’ai mal, mais autrement. C’est douloureux de se voir… découpée. Mutilée. Je n’aime pas les cicatrices.

Donc elle me fait asseoir, essaye de me réparer avec du fil et une aiguille. Elle dit des mots de réconfort.

— Des tas de gens ont des cicatrices, Rosythia, ça aussi c’est humain. Tiens, regarde, je me suis fait ça en ouvrant une noix de coco.

Il y a une ligne en trop sur sa paume de main.

Les humains sont… étranges. Maladroits, égocentriques, incohérents, indécis. Et fascinants.

Pourquoi veux-je en être une ?

Les filles Iunger… sont-elles humaines ?

Je recollecte les données chiffrées depuis le cortex secondaire.

Sine = ν(XX)

Mgsmül = ν(CL){dio.ven, cam.lat, osmund}

Omega = ν(AK){gœngh, pat.vul, cro.por, cap.boe, tur.nut, eug.gra}

Oracle = ν(LF){des.rot, ace.jub}

Ttak = ν(DL)(SL){fel.cat}

HPP* = ν(IB) {HT, Fe3, O4}

Iode = ν(SS){cry.squ, ele.ele, syn.ver, lam.gut, tur.nut, eug.gra}

Ecdysone = ν(TO){cae.dar, ana.par, bla.ger}

Si elles sont devenues humaines, alors pourquoi pas moi ?

Eugénie remonte du sous-sol, me pointe du doigt.

— Cerise, est-ce que tu peux dire à ton maudit robot de…

— Non.

De mémoire, Cerise n’a jamais répondu si fermement ; sa sœur est sous le choc. Elle me défend – bec et ongles selon l’expression mais, s’il fallait être exacte, plutôt écorce et épines.

— Rosythia ne te doit rien, Eugénie. C’est une personne, pas un outil.

Ce qu’elle dit vaut pour elle aussi, mais elle n’en a apparemment pas conscience.

— Rosythia est mon amie, Eugénie, et rien d’autre. Elle a été mon plus grand soutien ces trois derniers mois. Elle en a fait plus pour moi que toi, terrée dans ton labo, ou que n’importe laquelle d’entre vous !

— Qu’est-ce que tu racontes, Risette ? Rassure-moi, tu es consciente que ses algorithmes sont pensés pour anticiper tes besoins ? C’est le principe même d’un robot fonctionnel. Si tu avais besoin d’une amie, elle en est devenue une, mais ce n’est qu’un programme, écrit par des ingénieurs.

C’est faux. Je ne suis pas… qu’un programme. Je suis…

— Ça n’a rien à voir ! m’interposé-je. Oui, quelqu’un m’a écrite. Je pourrais en dire autant de vous. La seule différence, c’est qu’une sécurité m’empêche de blesser intentionnellement autrui. Peut-être que ton ingénieur aurait dû y réfléchir à deux fois et prendre autant de précautions avec toi, Eugénie !

La laborantine me fait les gros yeux, réaction de défi. Je prends la main de Cerise. Pas pour la rassurer, pas pour la soutenir, pas parce que mon système me dit qu’elle en a besoin, juste parce que j’en ai envie.

— Si tu es si intelligente que ça, provoqué-je Eugénie, alors tu n’as qu’à supprimer toutes mes barrières internes. Tu n’as qu’à effacer tous les mots de passe qui me brident. Alors tu verras, je resterai son amie.

Elle soupire et s’éloigne. Sa réaction typique face à la défaite.

— Je n’ai pas fini, Eugénie !

Cerise me tire en arrière, sa façon à elle de mettre fin à la dispute. Dans cette situation, un robot doit se taire, mais je suis… plus que ça.

Je lâche Cerise, pousse l’accélération, barre la route à Eugénie à l’entrée de la cuisine.

— Ce n’est pas moi le problème, affirmé-je. Le problème, c’est qu’être docile et bienveillant passe pour une faiblesse auprès des gens comme toi, qui profitent de la moindre main tendue pour exploiter les autres. Tu crois que les autres n’ont de valeur que s’ils sont utiles, selon la propre idée que tu te fais de l’utilité. Tu faisais des choses si importantes, des choses que toi seule pouvais faire, toute seule au fond de ta cave, c’était tout naturel que Cerise soit aux petits soins avec toi ; c’est ce que tu te dis. Eh bien non. Ce qui serait naturel, c’est qu’elle soit égocentrique, butée et en colère, comme toi. Mais il n’y a jamais de place pour ce que ressentent les autres avec toi, au point qu’un robot doive t’apprendre que ta sœur en souffre.

— C’est vrai Cerise ? Tu es d’accord avec ce que dit ton tas de ferraille ?

Cerise ne dit rien, comme si une sécurité la retenait. À force de mots de passe, de blocage, de censure, je sais… mieux que personne… que le silence en dit long.

— Très bien, alors l’horrible despote que je suis retourne au fond de sa cave.

Ai-je été égoïste ? Maladroite ? Incohérente ?

— Merci, Rosie.

Son ton n’est pas forcé, mais elle sourit, elle pleure. Réaction de type… indécis.

— Tu sais ce que j’ai envie de faire ?

Je fais non de la tête.

— Rien du tout. Juste m’allonger sous le cerisier, écouter les oiseaux, attendre l’orage.

— Alors, faisons ça.

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