Episode 98 - L'utopie du pauvre

6 minutes de lecture

Shell

Je n’ai pas les pieds sur terre. Déjà petite, j’étais comme ça, à rêver trop fort. Ça avait le don d’agacer Théo ; mon frère me disait de faire profil bas, de l’imiter, d’être un bon petit soldat. Alors j’ai tout gardé pour moi. Que surtout rien ne se sache, sinon je serais punie. Si j’avais ouvert mon bec, si j’avais mis les mots sur les maux qui me criblent, si je les avais partagés, on m’aurait enfermée – comme lui. Qu’on me coupe les ailes et qu’on me mette en cage ? C’était hors de question !

Parfois, je voudrais juste être libre. Me libérer de cette douleur. S’il n’y avait qu’à se jeter par la fenêtre… Aussi haut que je puisse m’envoler, le seul endroit où je puisse m’échapper, c’est dans ma tête.

Tout mon corps hurle, au point du jour. Tout ce panache bruissant se rétracte dans un nouveau supplice. C’est encore pire en marche arrière. Et tout ce que je peux faire, c’est me raconter des histoires, ses doigts serrés entre mes dents.

Dans un monde dévasté, la princesse Cypraea protégeait corps et âme le joyau de la vie, cette pierre de légende dont elle tirait une force miraculeuse. En haut de l’immense tour de sable, le trésor et elle résistaient aux assauts répétés des créatures de l’ombre. Mais chaque nuit, la marée emportait dans ses flots les fondations du donjon, chaque jour le peuple accourait pour ajouter à la tour de nouveaux étages et, toujours, Cypraea grimpait les marches de la prison qui persistait à s’effondrer.

Une nuit pourtant, les créatures de l’ombre déferlèrent en masse, venues de la mer. Elles décimèrent tout le royaume environnant et, au petit matin, personne ne se présenta pour rebâtir la tour. Pendant que les autres créatures couraient et jappaient, déchaînées, le long des dunes et de la digue, seul un démon aux cornes puissantes s’était posté, immobile, devant la porte du donjon. Cypraea prit son courage à deux mains et vint à sa rencontre.

« Bonjour, ombre. Tu viens m’arracher le joyau de la vie ? »

« Ne penses-tu pas qu’il sera plus en sécurité avec moi ? Je cours plus vite que la mer ne monte, rien ne résiste à ma morsure et, si l’on me chasse à coup de pieux, je reparais à la vêprée suivante sans une égratignure. Cela ne fait-il pas de moi le plus digne des gardiens ? »

Les paroles du démon semblaient pleines de sagesse, mais Cypraea n’était pas certaine de vouloir lui faire confiance. Son peuple au grand complet l’avait élue pour porter le fardeau de cette pierre magique. Elle la protégeait au péril de sa vie et sa santé, au lieu de périclitait, se nourrissait jour après jour de cette force sans égale.

« Si je te cède le joyau, démon, je mourrai avant le crépuscule. Si je dois y laisser la vie, je dois au moins être sûre que tu ne feras pas mauvais usage de cette pierre. »

« Vous le savez, princesse, la parole d’un démon n’a aucune valeur. Que vous soyez morte ou vive m’importe peu, en vérité. Ce que je souhaite, c’est courir plus loin que ces eaux qui me gardent, plus haut que les sommets enneigés, plus longtemps que l’ombre de la nuit. Ce que je désire, c’est vivre en plein jour, passé l’heure des démons. »

La princesse connaissait peu de choses à la liberté, mais les paroles du démon l’émurent. Elles se demanda pourquoi les ombres n’avaient pas le droit de galoper en plein jour, pourquoi son peuple luttait contre elles depuis des millénaires. Jamais personne n’avait pris la peine de le lui expliquer. Elle ne savait pas, au juste, en quoi les créatures de l’ombre étaient mauvaises.

« De quoi se nourrissent vos semblables ? » demanda-t-elle, curieuse.

« De tout ce dont on peut se nourrir. Et vous, princesse ? »

« De la confiance que l’on place en moi. »

Le démon trouva cette réponse ridicule mais, luttant contre la fourberie propre à sa nature, il n’en dit rien.

« Les miens hurleraient d’effroi, s’ils savaient un démon gardien du joyau de la vie, mais les miens ne sont plus. J’aimerais tenir jusqu’à ce soir au moins et voir à quoi ressemble le jour une fois peint de tes ombres. »

La princesse Cypraea glissa entre les griffes du démon le joyau de la vie et il l’honora de son sourire le plus tranchant. Puis, alors qu’elle s’apprêtait à regagner les hauteurs de sa tour pour admirer les dernières heures de son monde, le démon s’avança vers l’intérieur du donjon.

« Que vous soyez morte ou vive m’importe peu, répéta-t-il. En ce cas, pourquoi ne resterions-nous pas ensemble ? Le joyau continuerait à vous insuffler la vie et vous verriez de vos propres yeux si je tiens mes engagements. Sur mon dos, vous seriez libre d’aller plus loin que cette mer qui avale vos maisons, plus haut que le ciel qui vous écrase, plus longtemps que jusqu’au soir. »

« Je ne sais pas si je pourrai… vivre auprès d’un démon, le voir se repaître des miens, dévorer le soleil. »

« Moi, j’ai toujours vécu en voyant ceux de ton espèce pourfendre l’ombre, torches à bout de bras. Est-ce que je détourne les yeux pour autant ? Le Jour en veut-il à la Nuit de le tuer chaque crépuscule ? La Nuit blame-t-elle le Jour qui la consume aube après aube ? Ensemble, toi et moi, nous serions comme une éclipse. »

La princesse Cypraea admira les cornes menaçantes du démon, courbées face à elle comme une échelle. Après une brève hésitation, elle grimpa sur son dos et, ensemble, ils filèrent plus loin que les eaux, plus haut que les montagnes, plus longtemps que le jour ou la nuit. Cypraea ne détourna jamais les yeux face aux festins du démon et, lui, la laissa fendre l’ombre, chaque soir, à la lueur d’une flamme.

Personne ne sait s’ils se comprirent vraiment mais, car ils se tenaient pour égaux, ils vécurent libres jusqu’à la fin des temps.

À peine revenue à moi, à mon dos qui me tiraille, à mes mains qui fourmillent, voilà que je l’entends cracher ses poumons. Je lâche sa main en sang. Une boue noire comme de la vase lui sort par la bouche, les narines.

Non sans mal, je l’ai portée jusque sur le toit de l’Académie. Il aura fallu toute la nuit et presque la matinée entière pour que Faustine retrouve sa contenance. Elle fait mine de s’essuyer en étalant, en fait, le noir tout le long de son bras blanc. Elle nous observe, moi, puis le soleil au zénith, avant de tourner la tête, éblouie.

Il n’y a plus sur son front la moindre trace d’une balle. Reste à savoir jusqu’où s’étend sa magie, jusqu’où son cerveau a pu se reformer et ce qu’il a conservé de qui elle était.

— De quoi te rappelles-tu, Faustine ?

— De tout, saloperie. Et j’vais te dire, merci, car j’ai enfin compris…

Elle s’avance, en équilibre le long de la gouttière ; folie que je n’imiterais pas, si je n’étais pourvue d’ailes. Le visage tendu aux caresses chaudes du ciel, le ton philosophique, elle déclare :

— La vie n'est qu'un instant dans l'éternité, un sursaut incontrôlable, aussi fugace qu'un pet.

— Et quoi ? Tu aurais plus de gaz que la moyenne ?

— C'est ça, mon ange.

Après quelques temps à jouer les équilibristes, j’ose enfin lui demander :

— Est-ce que tu comptes te venger ?

— Me venger ? rit-elle. Pourquoi ? Moi, quand je tue quelqu’un, je prends au moins la peine de le découper.

Contre toute attente, que je lui fasse exploser la cervelle a eu l’air de beaucoup l’amuser. Cela suffira-t-il à ce qu’elle se rende compte que Théo n’a rien d’une menace en l’air. Il existe. Il veut bel et bien sa peau.

La prochaine fois, je doute de pouvoir faire montre d’autant de clémence. Sinon, on me coupera les ailes, on me jettera en cage et je croupirai jusqu’à la fin de mes jours – comme lui. Mais cela, évidemment, je ne peux pas lui confier sans risquer d’exploser à mon tour. Sans ce maudit implant, j’aurais migré depuis belle lurette si loin qu’on ne m’aurait jamais rattrapée. Au lieu de quoi, je n’ai plus qu’un recours : compter sur un démon pour créer une percée là où tout m’est impasse.

— Faustine ?

— Me prends pas pour ta pote. Les amis, c’est pas mon truc.

— Je voulais juste te dire que, si tu veux mes ailes, tu devras me les prendre de force. Alors prépare-toi mieux. Je t’attendrai.

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0