Episode 99.1 - Potentille
Cerise
Peut-être que, tout ce temps, je n’ai fait que compenser.
J’ai exigé d’un robot fonctionnel qu’il cesse de se comporter en esclave, alors que moi-même, si je ne me rends pas utile, je ne me sens pas exister – ou plutôt, j’ai l’incurable sentiment de ne pas le mériter.
Mais que ferais-je si je ne m’occupais pas de la maison pendant que Nolwenn vaque à ses aventures quotidiennes ? Si je ne prévenais pas le moindre des besoins que dément Eugénie ? Si je n’entretenais pas le jardin qui, je ne suis pas sans l’ignorer, s’épanouierait avec ou sans moi ?
C’est simple, je végéterais. Je passerais les journées alanguie parmi les plantes, à verdir au soleil, et les nuits à respirer, tranquille, en ne fermant qu’un œil.
L’inavouable vérité, c’est que je n’ai jamais eu plus d’ambition que cela : être le témoin discret des petits bonheurs qui m’entourent, en partager les sourires et admirer jour après jour le plus beau des jardins. Pourtant, les autres s’activent ; mes sœurs prennent le large, poursuivent leurs rêves, répondent à leurs devoirs ou martèlent leurs convictions. Elles cherchent leur place, leurs limites, des réponses ; se fixent des objectifs, s’entourent d’amis ou tombent amoureuses. Ma routine, en comparaison, est aussi tumultueuse que celle d’une plante en pot. Je n’ai jamais eu aucun désir d’ailleurs, aucune soif de découverte. J’ai tout ce qu’il me faut chez moi, auprès de ma famille. Une famille dont je me suis échinée à préserver l’unité, ou son illusion sans doute.
Si nous étions des graines, les autres se seraient envolées déjà, portées par les vents, vers des terres plus fertiles. Elles étaient mon terreau, mes tuteurs, les feuilles qui m’offraient leur ombre : sans elles, je ne peux pas pousser.
— C’est amusant, dit Rosythia, interrompant le fil sombre de mes pensées.
— Quoi donc ? demandé-je en me retournant sur l’herbe, face à elle.
— Que ton unique passion soit le jardinage. Lorsque tu ne prends pas soin des autres, la seule activité que tu fais, supposément « pour toi », consiste aussi à prendre soin, pas des autres, mais des plantes.
— Est-ce vraiment un problème ? Tant que ça me fait du bien…
— Peut-être pas. Peut-être que j’analyse trop. Mais l’outil que j’étais tient une vérité pour acquise : personne n’est indispensable. Moi le robot, toi l’humaine, nous sommes faites pour disparaître tôt ou tard et de sorte que le monde continue de tourner après nous. Supporteras-tu cette réalité, Cerise ? Si l’idée de ne pas être indispensable te rend triste, alors c’est un problème.
Ses mots se coagulent, partout sur moi, comme l’une de ses lotions anti-moustiques. Ils me procurent le même inconfort, la même sensation de pores étouffés, et tout cela pour mon bien.
À peine redressée, je lève les yeux sur les branches du cerisier, déjà flétries.
— Il y a autre chose que j’aimerais faire.
Rosythia sort son regard curieux. Peut-être qu’elle est programmée mais, à sa place, n’importe qui aurait levé sur moi les mêmes yeux, affecté de se sentir concerné et m’aurait interrogée en silence. Programmés, nous le sommes tous. Elle, au moins, parle sans arrière-pensée.
— Quelque chose pour toi et personne d’autre, j’espère.
— Viens avec moi, tu te feras une idée.
Ensemble nous quittons la villa par le chemin du vieil arbre, contournons la colline, puis gravissons les marches escarpées, affaissées d’année en année, jusqu’au plateau de la falaise. En bas, on voit la crique, les crêtes des vagues se fracassent sur la paroi.
Ici ou dans son observatoire, Luna aimait vivre perchée – déjà chauve-souris. Ils me manquent, ces matins où, dans la brume de l’aube, elle descendait jusqu’à la serre, s'asseyait sur le banc de fer forgé plus joli que confortable, celui que seul le lierre tortueux trouvait aussi à son goût, et rythmait mon arrosage par la lecture d’un poème. Ses vers n’étaient pas toujours tristes, et ceux qui l’étaient prenaient parfois dans sa bouche une autre intonation ; cela dépendait de son humeur. Était-ce sa façon de me soutenir ou n’était-ce qu’un moyen de tromper la solitude ? Cela fait-il une différence ? Comme le reste, ces instants semblent à jamais perdus.
J’ai à peine eu le temps de la sentir perler que Rosythia essuie la larme au coin de mon œil.
— Cet endroit est chargé de précieux souvenirs ? demande-t-elle, face à l’horizon gris comme la tempête.
— Pas les miens. Je ne grimpais pas souvent ici, ou peut-être que j’avais peur de déranger…
Alors qu’au loin les trombes dansent sur la mer, longues toupies de nuages, et que le vent du littoral nous crache ses embruns aux visages, je crois comprendre ce que Luna aimait en ce lieu. Ce n’était ni son calme, ni l’isolement, mais le fait d’y être à la merci des éléments : fouettée en continu par les bourrasques, assourdie par leur souffle, flagellée jusqu’à ne plus s’entendre penser. Ce vide forcé fait un bien fou.
Aujourd’hui, je ne crains pas de troubler sa tranquillité, alors j’ouvre les bras et tend le cou, verte de joie. Je m’enracine sur ces hauteurs, m’y déploie en autant de bourgeons qui éclosent à fleur de peau, rose pâle et bleu étrange. Mes jambes deviennent écorce et je sens monter ma sève, plus vivace que jamais. Je pousse un cri sans mot, hurle à gorge déployée plus fort que le vent ne bourdonne et, avec lui, toutes les tensions s’envolent.
Rosythia en fait autant. Nos deux râles, le mien plus aigu, le sien grésillant, sont un hymne au ras-le-bol. Notre hymne, ce jour où l’on décide de ne plus être au service de quiconque. Une première pulsion.
Quand l’hymne se tait, Rosythia me détaille de son air sans jugement. Je baisse les yeux à mon tour. Mon chemisier est en lambeaux et, à la place, s’est tissé un bustier de lianes aux épines menaçantes.
— Ça fait du bien, concède mon amie.
— C’est décidé, Rosie. Je ne veux pas être une plante en pot, je veux être… une forêt.
Sur l’écorce, les bourrasques ont l’effet des caresses. Je me tourne vers celle qui, sous son armure de métal, ne doit pas en souffrir davantage.
— Si on partait d’ici ?
— Pour aller où ?
Là où Emmanuelle n’aurait jamais consenti à me suivre. Sur cette île dont le nom a suffi à semer des rêves plein mon esprit…
— Que sais-tu sur l’Île aux Fleurs ?
— Je… n’ai pas accès à ces données… Seulement aux mêmes infos sommaires que l’on trouve en ligne à propos de sa mangrove et de ses oiseaux sauvages. Mais il me semble qu’il en est fait mention dans le Grimoire des Melendez. Cela nous donne-t-il une bonne raison d’en poursuivre la traduction ?
— On dirait bien que oui.
Avant de devenir une jungle, sauvage et pleine de vie, il me faut regagner le salon, rouvrir les feuillets noircis en espagnol et tâcher d’y découvrir ce qui nous attend là-bas.
— Rappelle-toi, Rosythia, on ne fait pas ça pour Nolwenn. C’est notre voyage qu’on prépare. Après, si ça peut l’avancer…
Même l’androïde n’est pas dupe, mes habitudes sont plus tenaces que des racines de bambou. Grâce à elle, cependant, l’exercice n’a rien d’une corvée : plus le phrasé se rapproche de l’espagnol qu’elle connaît, mieux son module de traduction agit en instantané. Je n’ai qu’à activer la fonction dictée de mon pendentif holosphère pour consigner chacun de ses mots.
— 1852, première mission de colonisation de l’île dite “aux fleurs”. Un rapport de Tyrone Melendez, domicilié à Anakar.
« Sur ordre du Baron Pavoral, une flotte de 500 hommes fut dépêchée sur l’île de l’ouest ce lundi 5 janvier, afin d’y établir de nouvelles zones habitables et cultivables administrée par Anakar.
« Des suites de l’Assemblée annuelle de décembre 1951, il ressortit qu’aucun autre gouverneur local ne souhaitait disposer de l’île dite “aux fleurs”, ni ne s’opposait à son annexion par les Paroval. En outre, il semblait aux autorités d’Anakar qu’habitant l’île voisine des “terres vierges” et de surcroît la plus modeste en superficie, elles étaient les plus légitimes à la gestion dudit territoire. Aucune opposition ne fut émise. Par décret de l’archipel, à dater du 1er janvier de l’an de grâce 1852, l’Île aux Fleurs fait donc partie intégrante du territoire d’Anakar.
« Les 500 colons envoyés sur ladite île ont été choisis selon leur ascendance et leurs compétences. N’ignorant pas la menace des diables-blancs, le gouverneur a ordonné dans sa grande sagesse que soit bâtie en premier lieu une église, de sorte à repousser les démons indigènes. Huit prêtres du cloître San Leon ont été missionnés pour évangéliser ces tribus sous emprise du malin.
« On n’a pas connu à Agnakolpa de chantier plus renversant. En vue d’éradiquer le mal à la racine, il fallait à la maison de Dieu la plus noble des façades. Aussi le baron a fait appel à des architectes spécialistes de l’art gothique, lesquels se sont vus confier la charge de superviser la reconstruction à la voûte près de l'église San Miguel del Mar. De la nef au clocher, le bâtiment a été acheminé morceau par morceau jusqu’à Huesopuente, premier bourg anakaflorien. Sa construction devait durer moins d’un an.
« Je suis venu, accompagné de l’intendant du Baron, constater l’avancée des travaux à l’aube du sixième mois. Les murs extérieurs sont déjà érigés et les artisans sur place s’affairent à monter les vitraux. Du reste, Huesopuente est pour l’heure une ville modeste, faite de petites maisons, en bois pour la plupart. L’autre priorité des ouvriers a consisté en la construction du port qui, quoique sommaire, se trouve en mesure d’accueillir jusqu’au plus large monument de la flotte des McDuff.
« La visite de l’intendant n’a duré que trois jours, pendant lesquels il a dressé des constats et inventaires. J’ai décidé pour ma part d’allonger mon séjour sur l’île, désireux d’en fouler le premier les parcelles inexplorées. Il m’a fallu d’abord monter une équipe. Conscient que le gouverneur achètera à prix d’or n’importe quelle information à propos des “terres vierges”, j’ai embarqué avec mon mon cadet, Alfonso, qui, à tout juste quatorze ans, démontre déjà un talent certain pour le tracé des cartes. Sur place, j’ai embauché trois autres gaillards : un marin, un maçon et un jeune un peu gauche qui officiait à Huesopuente comme apprenti du croque-mort, tous taillés pour affronter la jungle.
« L’Île aux Fleurs jouit d’une végétation incomparable. La jungle y est plus dense que n’importe où dans l’archipel et nous y avons récolté les graines d’une vingtaine de plantes inconnues.
Les croquis d’Alfonso détaillent ces spécimens à faire pâlir d’envie, aujourd’hui encore, les plus fameux jardiniers. Moi-même, j’ignore quelles sont ces fleurs. L’une d’entre elles m'interpelle : aux pétales roses et bleus, éclose par dizaines sur la tige souple d’une plante grimpante. Je demande ce qui est indiqué dans la légende du dessin.
— Fleurs d’éther. Lorsqu’on la cueille, sa substance disparaît en moins de 24 heures. Elle ne peut être séchée, ni mise en pot. Les boutures de liane ainsi remises en terre se sont toutes figées en pierre noire, pareille à celle des volcans.
— Raconte-moi la suite de l’expédition.
— Tu risques d’être déçue, elle se conclut en un paragraphe. C’est l’écriture d’Alfonso…
« Après trois jours d’exploration, à moins de cinquante kilomètres de Huesopuente, mon frère Tyrone s’est retrouvé enchevêtré dans les lianes. Nous avons eu beau nous y mettre à trois, nous ne sommes pas parvenus à l’extirper de là. Paulo a tenté de couper les lianes et y a cassé sa hache. J’ai assisté impuissant à la disparition de Tyrone. Je l’ai entendu hurler de douleur jusqu’à l'asphyxie et ai vu sa chair se dissoudre dans le cocon de ces énormes tiges. Nos hommes ont dû m’arracher de force à cet endroit maudit et c’est dans le brouillard de l’opium qu’on m’a ramené à Anakar, où je ne peux plus quitter le logis, ni voir une fleur inoffensive, sans revivre l’Enfer de cette jungle.
Rosythia et moi partageons un silence circonspect, en feuilletant les pages et les pages d’esquisses où le malheureux Alfonso a répété sans relâche le supplice de son frère, dévoré par la jungle.
— Des plantes qui avalent les hommes… c’est donc ce à quoi le doyen du village faisait allusion.
Parmi tous les végétaux qui composent mon génome, il y a donc cette fleur d’éther, cette plante indestructible qui mange les hommes et les dissout. L’idée me fascine autant qu’elle me terrifie et je comprends, forte de cette nouvelle certitude, pourquoi le nom de l’Île aux Fleurs éveillait en moi une curiosité dérangeante. Une part de moi vit là-bas.
D’une façon ou d’une autre, Rosythia comprend ma stupeur et me rassure alors :
— Peut-être que l’expédition suivante nous en apprendra davantage.
Nous nous retroussons les manches pour attaquer les pages dactylographiées des années 1960. C’est alors que mon holosphère vibre, je décroche.
— Salut Risette, c’est Adoria.
— Ad’ ! Comment ç…
— C’est compliqué. Il s’est passé pas mal de choses cette nuit. On a retrouvé Roxane. J’peux pas dire qu’elle va bien. Elle est… éteinte.
Le ton abattu de ma sœur souffle un vent de panique sur mes nerfs.
— Où est-ce qu’elle était ? Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?
— Dans un bordel de luxe, Cerise. J’te fais pas un dessin.
— Attends. est-ce qu’on l’a…
— Tout ce que tu peux imaginer. Mais c’est pas tout. Luna a… eu un accident. Pour l’instant, elle est sous sédatif. Hazel n’a pas voulu m’en dire plus avant que vous soyez là. Il faut venir à Whistlestorm. Tout de suite.
— Je préviens Eugénie.
Du moins, j’aimerais prévenir Eugénie. Elle a verrouillé le laboratoire et mis en veilleuse tous les moyens de la joindre. Pendant que Rosythia prépare l’embarcation pour la traversée, je me mets en quête de Nolwenn et Dolorès. Là encore, sans succès. Malgré la pluie qui dure, elles se sont éclipsées dans la jungle. À bien y réfléchir, il vaudrait sans doute mieux ne pas mêler la petite amie de ma sœur à cette nouvelle réunion : Emmanuelle ne lui accorde aucune confiance et me le reprocherait sûrement.
— On dirait qu’il n’y aura que toi et moi à bord, Rosythia ! m’exclamé-je en grimpant sur le bateau. Ce n’est pas plus mal, ça fera un bon entraînement avant notre grande excursion.
Je partage à l’androïde les coordonnées du port privé transmises par Adoria. Au lieu de traverser la ville, nous débarquerons directement sur la propriété des Orsbalt. Rosythia prend la barre et, dès le démarrage, la houle bouscule la coque. Je me retiens de justesse à la taille, impassible, de la fille de métal puis, dès qu’une accalmie le permet, j’enfile un gilet de sauvetage.
— Roxane, Luna, j’arrive.
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