99.3

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La soubrette androïde frappe à la porte de la salle de cinéma.

— Lady Orsbalt, le Docteur Dobble est ici.

La duchesse nous abandonne aussitôt pour conduire le médecin de la famille auprès de Luna. Roxane profite du mouvement pour s'éclipser, sans laisser le temps à Adoria de se redresser pour la retenir.

— Je savais qu’on ne pouvait pas se fier à Dolorès ! clame Emmanuelle, les traits crispés par la colère.

— Ce n’est peut-être qu’une coïncidence, osé-je. Luna a lu dans son marc, tu te souviens ? Et elle a affirmé que nous pouvions lui faire confiance.

— Luna savait aussi qu’elle couchait avec l’assassin de Papa… ou bien l’arme du crime, selon comment on voit la chose.

Il est certain qu’à force de cumuler les cachotteries, Luna semble moins fiable, et ce malgré ses dons de diseuse de vérité. Pour autant, je refuse d’incriminer Dolorès sur des présupposés. De quoi l’accuserait-on, d’ailleurs, puisque l’identité de l’assassin a été dévoilée ?

Sher me connaît si bien qu’elle devine mes pensées

— C’est Dolorès qui a conduit les Hirata jusqu’à nous, affirme-t-elle.

— Elle les connaissait, tu penses ? s’étonne Adoria.

Moi aussi, je connais Sher. Elle a beau ne pas apprécier Dolorès, la vérité lui tient trop à cœur pour qu’elle invente des raisons de lui faire porter le chapeau. Si elle insiste, c’est qu’elle tient quelque chose.

— Réfléchissez. Dolorès a fait ses classes au Japon, la résidence principale des Hirata se trouve officiellement à Kyoto-shi. Ils auraient pu s’y croiser… Sans compter qu’Hiratek a toujours collaboré avec l’Armée de l’Union sur des projets d’armement. Dolorès a fait partie d’un commando pendant trois ans. Elle l’a sûrement croisé à plusieurs reprises. Pensez-vous qu’un soldat comme elle aurait hésité une seconde à vendre notre peau ?

— Mais pourquoi ?

— Parce que son village tout entier nous déteste. Ils ont compris depuis longtemps que nous n’étions pas humaines.

Une fois n’est pas coutume, Adoria se tient en retrait, pensive.

— Qu’est-ce que tu en dis, Ad’ ?

— C’est crédible. Mais en même temps… Si Awashima Hirata aimait assez Luna pour vouloir me sauver la peau, peut-être que Dolorès aussi a changé de camp. C’est quand même elle qui nous a mise en garde pour Roxie… Est-ce qu’une ennemie aurait fait ça ?

Emmanuelle a déjà eu le temps d'échafauder ses théories : mandatée pour garder un œil sur nous, Dolorès aurait convaincue Nolwenn de ne pas nous suivre à Elthior ; en apprenant la disparition de Roxane, elle nous aurait incité à la chercher pour la ramener dans le rang ; elle nous aurait aidé à faire disparaître le cadavre de Papa dans l’unique but de gagner notre confiance. C’est indéniable, toutes les actions de Dolorès paraissent s’inscrire dans cette logique. Pourtant mon cœur n’y croit pas une seconde.

— Tu oublies le plus important, Sher. Si Roxane était en mesure de la reconnaître, Dolorès n’aurait-elle pas plutôt eu intérêt à la laisser disparaître ?

— Tu noteras qu’elle-même n’a pas participé aux recherches et qu’elle n’est pas des nôtres aujourd’hui.

C’est faux. Dolorès était des nôtres, quand nous avons souhaité interroger Sancho. Elle ignorait, comme nous, qu’il ne se montrerait pas. La personne qui partage notre toit, nos repas et fait sourire ma sœur ne peut pas… elle n’est pas…

C’en est trop. Je me lève, prends Rosythia par la main et l’entraîne avec moi.

— Restez là, il faut que je parle à Roxie.


À Whistlestorm, Roxane occupe la chambre verte, une pièce où domine le bois des meubles anciens, des cadres muraux et où elle pense que ses “pouvoirs” causeront moins de dégâts. Dès qu’elles s’y sont installées cette nuit, Adoria a pris le soin de vider les lieux de tout ce qui s’y trouverait de métallique, puis de transformer le lit en vraie forteresse d’oreillers. Ma sœur s’est réfugiée derrière, trop accaparée à se ronger les ongles pour remarquer mon entrée.

— Comment tu te sens, Roxie ?

Un silence lourd de sens s’étend à toute la chambre. Même la pluie s’est tue. Rosythia et moi nous installons sur une marquise étroite au coussin abîmé. Je patiente, jambes croisées, dans l’espoir que Roxane voudra me parler tôt ou tard, mais les minutes s’égrainent et, à force d’y mordre compulsivement, il ne doit rien rester des ongles qu’elle aimait tant peindre.

— Tu sais, Rosythia et toi avez un point commun.

— Je ne suis pas un robot, se défend ma sœur. J’aurais aimé…

— C’est exact, enchaîne mon amie. Nous partageons pourtant des pièces signées d’un même fabricant : la compagnie Hiratek. Si j’en suis entièrement composée, du côté de Roxane, le seul greffon présent se trouve au niveau du lobe occipital. Il s’agit d’un amplificateur magnétique. Il n’a pourtant rien à voir avec ceux d’ordinaires utilisés pour des robots de collecte de déchets. Celui-ci est nettement plus sophistiqué et s’intègre parfaitement au système nerveux. Je n’ai pas connaissance qu’une prouesse de ce genre existe dans tout le catalogue Hiratek.

— Ça va, la freine Roxane, je sais que je suis… un genre de monstre hors-norme. Pas besoin d’enfoncer le clou.

— Tu veux rentrer avec moi à la villa ?

Ses pupilles cherchent désespérément un endroit où fuir, le cadre d’un dessin d’oiseaux ou les fenêtres où courent la pluie.

— Je ne sais pas. Ce serait trop dur, je crois.

Pendant quelques minutes, je mets de côté tous les rêves qui ont bercé cette journée, toutes les bonnes résolutions qui m’ont traversée sans me changer. J’insiste.

— Tu serais en sécurité. Je m’occuperais de toi, je te cuisinerai tout ce que tu voudras. Tu pourras retrouver ta chambre, profiter du solarium, te reposer et…

— Non, Cerise. Tu ne comprends pas. Cette chambre dont tu me parles, c’est celle d’une fille qui pensait que les boutons d’acnée et les peines de cœur seraient les plus gros de ses soucis. Tu sais pourquoi ? Parce qu’elle voulait absolument qu’on l’aime, qu’on l’estime, et elle était sûre qu’on se foutrait de sa gueule si elle avait un lampion sur le nez. Maintenant, je sais qu’un pore plein de pu n’empêchera jamais un type en rut de bander. Je sais ce que c’est d’avoir mal plus profond que la chair, de le sentir encore des heures après, et peut-être des années. J’aimerais être un putain de robot et qu’on me remette à l’état d’usine. Mais c’est pas possible. Je ne peux plus poster ma face sur Speccom sans me dire qu’un enfoiré va se branler dessus. Je ne peux plus regarder les gens dans les yeux, ni effleurer quelqu’un sans avoir mal.

Même face à la mort de Papa, je ne me suis pas sentie si impuissante.

— Qu’est-ce que tu comptes faire, Roxie ?

— J’sais pas. P’t-être bien finir ramasseuse d’ordures.

Où sont passés les rêves de gloire et de richesse avec lesquels elle nous harcelait autrefois ? Je ne veux pas croire que quelques mois aient suffi à tuer tout l’optimisme et la détermination qui faisaient d’elle Roxane : pétillante, éclatante. Sa peine est encore plus contagieuse que ne l’était sa soif de vivre.

— Peut-être qu’Hazel peut t’aider à trouver quelque chose qui te plaise.

— Peut-être.

Ma suggestion à le goût d’une capitulation. Jamais je n’aurais cru espérer qu’une inconnue soutienne ma sœur mieux que moi. Quand on parle du loup, la duchesse frappe à la porte. Elle ouvre sans attendre qu’on l’y ait autorisée, suivie de près par sexagénaire au regard malin.

— Roxane, je souhaiterais te présenter le Docteur Dobble. Davantage qu’un médecin, j’ai su trouver en lui un ami, un allié. Aussi puis-je t’assurer qu’il ne te fera aucun mal. Si tu le permets, je l’ai chargé de te retirer ton implant. L’opération ne durera que quelques minutes.

— Inutile, je m’en suis déjà chargée.

Sous nos yeux ahuris, Roxane dévoile, au creux de sa main, le dispositif microscopique. Le Docteur s’avance néanmoins pour inspecter son cou, désinfecter la plaie et la cautériser d’un coup de laser. Tout cela sans chercher à savoir comment elle s’est débrouillée.

Le Docteur parti, Hazel adresse à ma sœur un sourire plein de fierté. Elle cueille la minuscule bombe dans la main de Roxane et la glisse le plus naturellement du monde dans le petit pilulier qu’elle garde dans la poche de son peignoir.

— Désirez-vous voir Luna ?

— Partez devant, nous chasse Roxane d’un ton las.


— Tu penses trouver de quoi lui changer les idées ? demandé-je à Hazel en remontant le couloir.

— J’imagine que les préparatifs de la garden party pourraient la distraire un peu. En plus d’être douée de ses mains, Roxane fait montre d’une créativité et d’un sens du style indéniable. Si les circonstances n’avaient pas été si dramatiques, les vêtements qu’elle a cousus au Temple auraient pu être des pièces de défilé… Mais, si je dois être honnête, Cerise, certaines blessures ne cicatrisent jamais tout à fait. Roxane aura besoin de plus qu’un simple passe-temps pour retrouver goût à la vie.

La duchesse me tient la porte et nous pénétrons dans la chambre de Luna au moment où la voix tremblante de Yelena entonne dans le haut-parleur l’une des chansons les plus glaçantes d’AKA Poliss.


C'était une nuit d'été. L'homme en noir s'est penché

Au-dessus du berceau pour chasser les cauchemars

Puis quand l'heure a sonné a largué les amarres

Emportant sous son bras les souvenirs arrachés.


L'oiseau blanc qui survole

Les flancs de ses collines,

Ose un détour frivole

Dessous sa crinoline.

La lune est pleine ce soir

Et le loup sans vergogne

A fini la besogne

Derrière la balançoire.

Il pleut des pics amers

Au creux de ses fossettes.

Sa candeur éphémère

Elle disparaît à sept...


Un. Deux Trois...


— Tu ne veux pas la passer ? suggéré-je, en découvrant le corps de Luna, allongé et couvert de bandages.

Même ainsi alitée, ma sœur s’amuse toujours à jouer les monstres gothiques : le vampire devenu momie, son rire imperceptible figé sous les bandelettes. Hazel tend sa main gantée vers l’enceinte-phonogramme, puis arrête son geste.

— Je ne le peux pas, explique-t-elle. Luna a réclamé que je lui passe leur dernier album et m’a interdit d’en sauter un seul morceau. À croire qu’elle me veut du mal…

— En dehors des livres, c’est rare que Luna partage ses goûts. Je te verrais plutôt comme une privilégiée.

J’ai beau le penser, je ne lui fait pas remarquer à quel point elle l’est. Il n’y a qu’avec elle que Luna, à bout de force, est parvenue à maintenir un lien télépathique. Pas avec l’une de ses sœurs ; avec une tueuse en série encore plus obscure qu’elle. Voilà qui s’inscrit parfaitement dans la lignée de ses mystères et, bizarrement, m’incite plus à la tendresse qu’à la jalousie.

Hazel contourne le lit, soulève le baldaquin et se glisse, buste en avant, auprès de Luna. Elle approche sans la toucher son visage au plus près du sien, assez près pour respirer son souffle sans appuyer sur ses blessures.

— Parle-moi d’elle, alors.

Je m'assieds sur l’autre bord du lit. Des pansements imbibés de rouge qui entourent son visage, dépassent ses cheveux emmêlés, plus courts qu’avant. Je remarque qu’une parcelle de son crâne n’en est plus pourvue, j’y devine les reflets mauves de la peau calcinée.

— Ce que Luna aime le plus, c’est inspirer le doute. Je crois qu’elle cultive le glauque avec plus de plaisir qu’elle n’aimerait le faire croire. Elle aime les fleurs séchées, les jeux vidéo d’horreur et a des goûts musicaux très éclectiques. Elle s’est accoutumée à boire son thé sans sucre, mais c’est une vraie gourmande. Si tu lui proposais du chocolat ou de la pâte d’amande, elle serait bien incapable de décliner.

— Inspirer le doute, hein… J’aurais aimé la connaître plus tôt. Peut-être m’aurait-elle fait douter et peut-être que je n’aurais…

— Tu as promis à Emmanuelle que tu ne tuerais plus personne, tu te souviens ?

— Même si je le voulais, je ne pourrais pas à la fois commettre des meurtres et être à son chevet. D’une certaine façon, on peut dire que Luna sait obtenir ce qu’elle veut.

La porte s’ouvre dans un léger grincement. Adoria passe la tête, quémandant d’un air timide l’autorisation de nous rejoindre.

— J’aimerais essayer un truc, dit-elle.

Elle s’avance à ma hauteur, tend le visage au-dessus de celui de Luna et soulève son cache-œil. D’un clignement, elle fait couler le mucus noir qui l’horrifiait il y a encore quelques semaines. Hazel et moi comprenons d'instinct et, délicatement, nous commençons à défaire les bandes qui couvrent les joues de Luna.

Mon cœur tressaute devant ses cicatrices enflées et ses brûlures multiples. Son visage difforme. Si je dois écarter la main pour réprimer mes larmes, Adoria déploie plus de courage que moi. Recueillant une noisette de mucus au creux de son orbite, elle l’applique en douceur sur les plaies les plus sévères.

— Faustine aurait été plus efficace, mais ça devrait quand même aider.

En effet, la peau absorbe la pâte noire et les blessures les plus vives commencent à se résorber. Adoria semble déçue.

— Faust peut se trancher un membre et se régénérer… Pourquoi ça ne marche pas ?

— Nous n’avons pas vraiment les mêmes génomes. Contrairement à vous deux, Luna n’était pas taillée pour le combat.

En sortant de la chambre de Luna, je retrouve Rosythia qui se recharge sur l’une des bornes du couloir avec d’autres androïdes. Mon amie est de loin plus expressive que tous les robots domestiques du domaine. Hormis ses contraintes pratiques, elle ne leur ressemble presque plus. Aussitôt qu’elle me voit, elle me rejoint et s’inquiète de l’état de ma sœur.

Dans l’heure qui suit, Hazel profite d’une éclaircie pour nous faire visiter ses jardins. Emmanuelle se joint à nous pour cette promenade et, si son sentiment personnel pour Hazel l’oblige à traîner des pieds, je lis clairement en elle cette pointe d’excitation, chaque fois que nous passons par l’un des lieux emblématiques des garden parties de Whistlestorm : le kiosque de l’orchestre, les allées du labyrinthe, l'amphithéâtre des fontaines. Difficile d’imaginer que, d’ici à peine un mois, le temps sera au beau fixe et ces terrasses accueilleront les invités par centaines. À mes côtés, Rosythia prête presque plus attention que moi à la visite guidée. Habituée à mes parterres presque sauvages, elle s’étonne que ma serre soit plus “à l’anglaise” que les plate-bandes des vrais Anglais. Et, bien que le parc de son domaine donne souvent l’illusion d’une nature sauvage, jamais les couleurs des fleurs ne jurent et chaque arbre est taillé de sorte à ne pas éclipser le suivant. Oui, sous ses airs désinvoltes, Hazel Orsbalt aime l’ordre.

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