Quelques mots pour commencer, histoire de savoir où l'on met les pieds
La petite fille qui ne savait pas sourire aurait pu être l'héroïne d'un grand texte littéraire appelé à devenir un classique, une histoire triste et poignante qui aurait laissé sa trace dans les cœurs et les esprits pendant des générations. Elle aurait même pu recevoir des prix cette histoire, et les commentateurs éclairés des revues à la mode se seraient arraché les cheveux sur le « pourquoi du comment », sur la « substantifique moelle » du texte et sur l'universalité du thème parce qu'à la fin, une bonne fois pour toute, est-ce qu'on n'est pas tous, au fond de nous, cette fameuse petite fille qui ne savait pas sourire ?
La petite fille qui ne savait pas sourire aurait pu être l'héroïne d'un thriller haletant et, même si elle ne rêvait pas d'un bidon d'essence et d'une allumette, elle avait tout de la victime qu'on voulait protéger. Et puis à la fin, il faudrait bien comprendre pourquoi elle ne savait pas sourire, cette petite fille ? Traumatisée par le meurtre affreux de ses parents ? Victime de mauvais traitements ? Témoin d'un crime mafieux et condamnée au silence ?
L'enquêteur bourru et alcoolique, en disgrâce avec sa hiérarchie, proche de la retraite aussi, parce qu'il fallait qu'il soit ainsi, donc l'enquêteur qui au fond avait un cœur d'or et l'envie d'aider cette étrange petite fille, allait embarquer dans une histoire qui le dépasserait rapidement, l'obligeant à se retourner sur son passé, ses failles, et peut-être à dépasser tout cela pour enfin retrouver le goût de vivre. Tout cela en résolvant l'affaire bien sûr, et qui sait, peut-être qu'en la sauvant elle, il échapperait à ses propre démons ? Ils finiraient par former une famille, l'enquêteur bourru et ancien alcoolique à la retraite et La petite fille qui ne savait pas sourire.
La petite fille qui ne savait pas sourire aurait aussi pu être le personnage principal d'une histoire romantique, légère comme une bulle de savon, savoureuse comme un dessert au chocolat partagé au comptoir d'un bistrot de quartier, à l'heure des regards échangés en coin, des joues rosies par la timidité et le désir, et des promesses de bonheur et d'amour partagé. Il y aurait eu un garçon réservé, maladroit et sensible qui aurait réussi à lui faire aimer la vie, à se faire aimer aussi et à faire fondre le cœur de La petite fille qui ne savait pas sourire.
La petite fille qui ne savait pas sourire aurait même pu devenir l'héroïne d'une de ces romances sordides qui pullulent, censées donner des émotions aux lectrices qui s'ennuient dans leur vie de tous les jours, comme si les mésaventures d'une oie blanche s’encanaillant avec un séducteur sadomasochiste devaient leur ouvrir des horizons de plaisirs jusqu'alors réservés à d'autres.
Mais passons, après tout, si La petite fille qui ne savait pas sourire s'était égarée dans ce genre d'histoire, déjà elle ne serait pas une petite fille, on ne veut pas de problème, et elle aurait toutes les raisons de ne pas sourire. Y aurait-il une issue pour elle, une fin heureuse ou serait-elle condamnée à subir les pires outrages jusqu'à la fin de l'histoire ? Peu importe en fait, La jeune fille qui ne savait pas sourire deviendrait une icône, on écrirait une suite, puis deux, il y aurait des films et peut-être même une série télé. Et finalement, plus personne ne saurait pourquoi elle ne souriait jamais et ça n’intéresserait personne, seuls les passages scabreux seraient retenus et commentés. Quelle tristesse que le destin de La jeune fille qui ne savait pas sourire.
Heureusement pour elle, La petite fille qui ne savait pas sourire ne serait pas l'héroïne d'une dark romance, d'un thriller ou d'une bluette sentimentale, ni même d'un grand roman appelé à rester dans l'histoire. Parce que depuis le début, La petite fille qui ne savait pas sourire est un personnage de conte.
Pourquoi ça ? Et pourquoi pas en fait ? Elle a tout ce qu'il faut pour être la parfaite héroïne de conte de fées.
La petite fille qui ne savait pas sourire, outre ce petit détail déjà plein de promesses, et bien elle a de grands yeux éteints, un air triste, des cheveux plats, en somme un physique plus que banal. Elle n’est ni blonde, ni belle, ni lumineuse comme une Raiponce ou une Aurore. Elle n’est pas non plus laide, ni vulgaire ou méchante comme les demi-sœurs de Cendrillon. Non, elle est quelconque et de manière générale assez passe-partout. Même son prénom est tout sauf original. La preuve c'est que personne ne s'en souvient, même pas l’autrice de cette histoire. Pour tout le monde, et pour vous aussi, ce sera donc juste La petite fille qui ne savait pas sourire.
Du coup je vous sens perplexe : pourquoi aie-je précisé quelques lignes plus tôt qu'elle avait ce qu'il fallait pour être une parfaite héroïne de conte ? A priori, c'est plutôt tout l'inverse. Quoique... Comment s'appelle-t-elle déjà ? La petite fille qui ne savait pas sourire ? Pas qui ne « pouvait pas » en fait, ou qui ne « voulait pas ». Juste qui ne « savait pas ». C'est mystérieux et ça, c'est capital pour un bon personnage de conte de fées.
Bon là je vous entends déjà râler : « D'accord, admettons que c'est un peu mystérieux, c'est vrai que c'est bizarre mais bon, à la fin: c'est qui cette fille ? » Vous exigez des réponses ? Soit, le lecteur est roi donc passons immédiatement à la présentation de notre héroïne*.
* NDLA: C'est vous qui l'aurez voulu.
La petite fille qui ne savait pas sourire menait une vie normale... de conte de fées. Ses parents étaient roi et reine d'un petit royaume prospère et heureux, pas non plus trop puissant ni trop riche. Disons que les gens y vivaient gentiment, ils ne manquaient de rien mais ils n'avaient rien de trop non plus. La paix régnait et tout était tranquille.
La famille royale vivait comme il se doit dans le château qui dominait la ville, un joli petit pied-à-terre pour amateurs de vieilles pierres et de fer forgé, tourelles et autres meurtrières, têtes d'élans empaillés et trônes décorés à la feuille d'or. Un « petit nid douillet au charme atypique », comme aurait pu dire un certain agent immobilier.
Une chose était sûre, La petite fille qui ne savait pas sourire ne manquait de rien. Elle avait des parents aimants, des précepteurs attentifs, des domestiques aux petits soins et tout ce qu'elle pouvait désirer, jouets, animaux, sucreries et autres, je ne vais pas non plus faire une liste exhaustive, vous avez déjà lu des contes, vous visualisez. Elle n'avait pas de rivière de chocolat ni d'Oompa loompa à son service mais, dans l'ensemble, c'était tout ce dont un enfant rêverait.
Mais malgré cette abondance, elle ne souriait pas. Je ne dis pas qu'elle ne souriait « pas souvent » ou « pas de bon cœur ». Non, elle ne souriait jamais. Never. Nunca. Nie. Jamais.
Ses parents n'avaient pas ce genre de problème. Du sourire poli à belle-maman à celui, compatissant, au serf venu se plaindre de la sécheresse et “ma bonne dame avant on avait de vraies saisons”; du sourire contrit du roi surpris à admirer le décolleté d’une servante à celui, jusqu'aux oreilles, lorsque Madame recevait une nouvelle robe en pelage d'animal en voie d’extinction; du sourire nostalgique devant les portraits de leur jeunesse fanée à celui, franc, lorsque le roi lançait un bon mot*.
*NDLA: Il faut noter que le roi avait beaucoup d'humour, ce qui n'est pas fréquent dans ce type de milieu où en général on naît avec le sang bleu mais avec un sens de la dérision approchant du néant. Vous avez déjà entendu la reine Elizabeth raconter une blague, vous ? C'est bien une preuve** !
** D'ailleurs vous connaissez la blague du Président français, de la reine d'Angleterre et de son cheval ?
En bref, durant leur vie et encore pour quelques temps, le roi et la reine avaient eu de nombreuses occasions de sourire et ne s'en étaient jamais privés. D'où leur stupéfaction, leur étonnement, leur inquiétude même au sujet de leur fille, la prunelle de leurs yeux, leur unique héritière.
Oui, leur inquiétude. Pas seulement parce que c'était bizarre. Pas juste parce que c'était énervant. Pas uniquement parce que c'était incompréhensible. Mais aussi parce que bon, il allait falloir la marier un jour, La petite fille qui ne savait pas sourire. Et qui voudrait épouser une fille, même princesse, qui tirait en permanence une tronche de six pieds de long ? Il fallait donc agir.
Depuis qu'ils avaient réalisé que quelque chose clochait, les parents de La petite fille qui ne savait pas sourire avaient tout essayé pour, au mieux guérir leur bébé, au pire juste comprendre. Les supplications n'avaient pas fonctionné, les ruses non plus. Les menaces n'avaient eu aucune efficacité de même que les cris. Tous les cadeaux du monde n'avaient guère provoqué plus qu'un cillement chez la princesse, les plaisanteries les plus tordantes n'avaient donné d'autre résultat qu'un léger rictus. Rien à faire, elle restait plus impassible qu'un rocher millénaire face à une pluie de printemps, plus inexpressive qu'un candidat de télé-réalité lâché au milieu du musée des Arts Premiers.
Elle était triste. À. Mourir.
Aux grands maux les grands remèdes, le roi et la reine avaient fait appel à la magie, blanche d'abord puis à la sorcellerie la plus maléfique mais toujours sans succès. Les mages les plus puissants du monde s'étaient succédés au château mais rien n'avait fonctionné, aucun sort ni potion n'avaient pu amener l'once d'un sourire sur le visage de la petite princesse.
Désespérés, ses parents avaient alors tenté le tout pour le tout et vendu leur âme au diable : pire que les plus terribles sorciers ils avaient fait appel au fléau de notre temps : le développement personnel. Et c'était cent influenceurs bonheur, coach de vie et chantre de l’optimisation du “moi-profond” qui avaient alors envahi les lieux et s'étaient affrontés autour de la jeune princesse à grands coups de théories fumeuses, régimes miracles et programmes détox-fitness-pilates-oracle en pleine conscience.
La fillette n'avait pas esquissé l'ombre d'un sourire tandis que le roi sombrait dans une profonde dépression liée au stress du pouvoir et que la reine avalait les anti-dépresseurs comme des tic-tac et obligeait désormais son peuple à éclater de rire toute les cinq minutes en enlaçant des troncs d'arbre pour remercier la nature d'exister.
Une franche réussite donc, qui laissa la famille royale plus désespérée que jamais tandis que la princesse qui grandissait commençait à se demander ce qu'elle faisait au milieu de ces gens pénibles qui voulaient l'obliger à sourire.
Il faut dire qu'elle, jusqu'à ses douze ans, ne s'était jamais trop posé de questions. Elle ne se forçait pas à ne pas sourire, simplement ça ne lui venait pas à l'esprit. Mais au fil des années, voyant l'inquiétude grandissante de ses parents et observant les gens autour d'elle, elle avait fini par s'interroger. Pourquoi ne souriait-elle jamais?
Elle avait fait des tentatives devant son miroir, mais rien à faire, ça ne venait pas, elle ne savait même pas comment s'y prendre.
Petit-à-petit, la culpabilité s'était installée : elle rendait sa famille malheureuse, elle n'était pas normale, elle avait un problème et, surtout elle avait peur : qui pourrait un jour aimer quelqu'un d'aussi triste qu'elle?
Alors que ses seize ans approchaient avec leur lot de sautes d'humeur, de manque de confiance en soi et de taux d'hormone qui jouait au yoyo, elle en était arrivée à cette conclusion terrible : l'adolescence est la pire période de la vie.
Non, ce n'est pas ça, même si ça reste quand même assez vrai*.
* Et encore, dans les contes, les princesses n'ont pas d'acné juvénile, de cheveux gras ni d'horribles appareils dentaires. Vous savez, ceux avec les élastiques?
La princesse en était finalement arrivée à cette terrible conclusion : elle avait été adoptée. Ah! Non, ça c'était encore l’un des symptômes de l'adolescence, cette horrible tourmenteuse de jeunes âmes au bord de la crise de nerfs.
Voilà, j'y suis.
Le matin de son seizième anniversaire, la princesse eut une révélation : sa différence brisait le cœur de ses parents, plongeait tout le royaume dans l'inquiétude et, pire que tout, allait la condamner à la solitude pour le restant de ses jours. Il n’y avait qu’une seule solution : la fuite.
C'est donc ainsi que La petite fille qui ne savait pas sourire prit la clé des champs, la poudre d'escampette et le chemin des écoliers en s'enfuyant à toutes jambes, se jetant ainsi à corps perdu dans ce qui serait à coup sûr une Grande Aventure.
…
…
Une Moyenne Aventure ?
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…
En tout cas, une aventure.
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