De l'art de se fourrer dans les ennuis jusqu'au cou... Ou comment une bonne paire de chaussures peut vous éviter de faire de mauvais choix de vie
Cheminant à petits pas prudents sur le chemin de terre qui sortait du village, La petite fille qui ne savait pas sourire réfléchissait et faisait le point sur sa situation. Il fallait bien l'admettre : elle avait clairement raté ses débuts d'aventurière.
Elle avait en fait un peu l'impression de s'être faite avoir. Bercée depuis sa plus tendre enfance par des histoires de jeunes garçons abandonnant famille et maison pour se lancer sur les océans à la recherche d'îles aux trésors ou de jeunes femmes pauvres et insignifiantes s’extrayant de leur condition difficile pour trouver l'amour, elle avait naïvement imaginé que ce serait facile, de suivre leur exemple. Ces héros affrontaient des monstres et des épreuves terribles mais jamais, jamais ils ne s'étalaient lamentablement dans une flaque de boue au milieu de badauds hilares ; ils subissaient des blessures parfois mortelles mais jamais, jamais ils ne se coupaient la plante des pieds sur des pierres acérées parce qu'ils avaient abandonné leurs chaussures ; ils pouvaient se perdre dans des contrées au climat apocalyptique mais jamais, jamais ils ne mouraient bêtement de froid dans leur stupide robe de princesse parce qu'ils n'avaient pas prévu une petite laine dans les premières pages de leur aventure.
C’était une princesse après tout, et même si elle n'en avait pas la figure, elle avait en tout cas un amour-propre tout ce qu'il y a de plus royal et supportait mal le coup terrible porté à sa dignité par les débuts calamiteux de sa nouvelle vie. Tout cela était tellement injuste. Dans les histoires, les princesses pouvaient subir les pires catastrophes tout en restant séduisantes, bien peignées, sans un faux pli et aussi fraîches qu'une rosée de printemps. Alors que La petite fille qui ne savait pas sourire, en moins d'une demi-journée, s'était retrouvée couverte de boue, avait une coiffure digne d'une méchante sorcière, des accrocs et des taches plein sa jolie robe et les pieds pleins d'ampoules et de crottin de cheval.
Elle commençait à se dire que les aventures étaient vraiment plus passionnantes quand on les vivait dans un fauteuil confortable au coin du feu*.
* Avec une tasse de thé au jasmin, un coussin moelleux derrière le cou et un chat ronronnant sur les genoux. En gros les aventures ne valaient d'être vécues que quand on était à la retraite**.
** Soit à 64 ans? 67? 70?! Plus tard!?! (choisissez en fonction de la dernière réforme “pour notre bien” passée d’ici à ce que ce texte soit un jour publié).
Néanmoins il y avait quelque chose à savoir sur La petite fille qui ne savait pas sourire. Oui, elle était tristounette et assez banale. Effectivement, elle manquait un peu de jugeote. Mais elle avait une qualité : quand elle avait pris une décision, rien ne pouvait la faire changer d'avis.
Elle s'était lancée dans une aventure ? Soit, elle allait vivre une aventure. Peut-être pas mythique, sans doute pas glamour mais tant pis, advienne que pourra, elle vivrait une histoire qui lui ressemblait. Il était temps de se ressaisir. Désormais elle allait réfléchir avant d'agir.
D'abord, il fallait redéfinir ses priorités. Premièrement, elle devait trouver un abri où se cacher. Ensuite, dégoter de la nourriture. Et enfin, évidemment, arborer une tenue plus discrète. Elle n'y avait pas pensé jusqu'à maintenant, mais il y avait urgence : ses parents n'allaient sans doute pas tarder à être avisés de sa disparition. Déjà, ses serviteurs allaient forcément se rendre compte qu'elle n'était plus dans son lit ; et puis, surtout, il y avait de fortes chances pour que quelqu'un au village ait compris que la godiche au diadème n'était autre que leur petite princesse tristounette et qu'il soit allé vendre la mèche au palais. Il fallait donc qu'elle disparaisse le plus tôt possible avant que la garde royale ne se mette à retourner le royaume pierre par pierre.
Sans oublier que la réception pour ses seize ans avait lieu ce soir et que tous ceux qui avaient ne serait-ce qu'un dixième de sang bleu y avaient été conviés dans le but à peine dissimulé de dégoter, au milieu des princes, ducs, barons, chevaliers et autres bourgeois du coin, un jeune homme qui se révélerait suffisamment sensible aux charmes de la princesse (ou suffisamment éméché par l'alcool coulant à flots) pour vouloir l'épouser. Ses parents avaient donc mis les petits plats dans les grands et invité le plus de prétendants possible histoire de mettre toutes les chances de leur côté.
Ils allaient certainement fouiller tout le royaume pour mettre la main sur elle avant le début de la soirée sous peine de perdre la face devant tous les invités.
Donc se cacher. C'était sa priorité numéro un, le plus important. Rien d'autre ne devait compter que se mettre à l'abri. Elle allait continuer à cheminer sur ce chemin cabossé qui martyrisait ses pauvres pieds nus jusqu'à ce qu'elle trouve un endroit convenable, et c'était ce qu'elle ferait dès qu'elle réussirait à bouger.
Parce que là, pour le moment, elle était bloquée, incapable de faire un pas de plus. Elle avait beau forcer sur ses jambes et essayer de contraindre ses muscles endoloris, rien ne bougeait. Perplexe, elle fit un rapide check-up de son état histoire de voir ce qui clochait.
La tête, hormis son habituel problème de tronche de six pieds de long, semblait fonctionner à peu près correctement. Ensuite, pas de douleur particulière dans le dos, des égratignures sur les mains et les bras mais rien de méchant. Plus bas, le ventre. Elle essayait d'y penser le moins possible mais son estomac commençait à la travailler sérieusement. Seule solution, se concentrer sur autre chose en espérant que la faim passerait d'elle-même. Après tout on disait bien « qui dort dîne » alors pourquoi pas « qui randonne déjeune » ? Passons donc.
Plus bas, les jambes. Là, ça commençait à se corser. Elle n'avait pas exactement le profil d'une sportive de haut niveau, même pas du dimanche après-midi entre l'heure du thé et celle des gâteaux secs, alors crapahuter sur les chemins de terre pendant des heures, autant vous dire que ce n'était pas son activité favorite. Les muscles de ses jambes fonctionnaient encore mais elle sentait qu'ils lui feraient payer dans les jours à venir ses excès d'exercice à grands coups de courbatures insupportables. Mais encore une fois, mieux valait ne pas y penser pour le moment, il serait toujours temps de s'en inquiéter par la suite.
D'autant que, si elle se trouvait un petit abri douillet*, elle comptait bien y rester cachée suffisamment longtemps pour récupérer de ses efforts et dormir sans interruption pendant au moins une semaine complète.
* Il est bien connu que quand on fugue on trouve comme abri de fortune une jolie petite chaumière au milieu d'une clairière, douillette et confortable, meublée avec goût, propre, avec de la nourriture dans les placards, des couvertures chaudes sur des lits accueillants, de jolies jardinières pleines de roses odorantes, un petit banc à l'ombre d'un cerisier, un puits adorable et un énorme buisson couvert en permanence de mûres bien sucrées. Enfin c'est comme ça que La petite fille qui ne savait pas sourire imaginait son abri à venir. Elle risquait d'être déçue ? Probablement, oui.
Mais comment trouver une cachette bien tranquille si elle ne pouvait même plus mettre un pied devant l'autre ? Parce que c'était bien cela qui clochait, finalement. Ses pieds. Après deux heures à arpenter pieds nus des chemins de terre pleins d'ornières, de pierres coupantes, déjections animales et autres joies des balades en campagne, ils n'étaient plus qu'un amas de chairs à vif, de cloques purulentes, de plaies sanguinolentes. Il faut dire que ça faisait seize ans que ses aristocratiques arpions ne foulaient rien d'autre que des tapis et moquettes tellement moelleux et épais que toute personne de moins d'un mètre vingt risquait de s'y enfoncer jusqu'aux oreilles. Ils n'étaient donc pas habitués à un tel traitement et protestaient énergiquement auprès de leur propriétaire qui souffrait tant qu'elle se sentait défaillir à l'idée de poursuivre sa route.
Ses pauvres petits petons de princesse remettaient donc en cause ses toutes nouvelles résolutions d'aventurière aventureuse. Désormais, plus urgent que trouver un abri, plus vital que dégoter de la nourriture, plus primordial que changer de tenue, il fallait donc avant tout qu'elle règle son principal problème. Elle n'avait plus de chaussures.
Heureusement pour elle, c'est à cet instant précis que tout s'arrangea.
C'est toujours comme ça dans les contes de fées: le héros se trouve au pied du mur, confronté à un obstacle apparemment infranchissable ou à un ennemi si fort que sa dernière heure semble bel et bien arrivée et tout d'un coup arrive une épée magique plantée dans un rocher, une marraine-bonne fée avec sa baguette magique ou un âne bavard séducteur de dragons. Enfin vous voyez bien ce que je veux dire*.
* L'ironie de la chose c'est que dans la vraie vie, lorsque vous vous trouvez face à un obstacle apparemment infranchissable, vous ne trouvez rien d'autre derrière qu'un autre problème encore plus terrible. Et d'un autre côté, est-ce que ce ne serait pas encore pire de tomber sur un âne qui souffre sans nul doute d'un trouble de la personnalité, une épée magique plantée si profondément dans son caillou que personne ne peut l'en retirer (où donc est l'intérêt de la chose ?) ou une espèce de vieille folle habillée comme une gamine de 5 ans à son spectacle d'école et qui sème des paillettes tout autour d’elle ?
Pour la petite fille qui ne savait pas sourire, cette amélioration notable de sa situation ne passa évidemment pas par la naissance d'un sourire sur son visage triste, ce qui serait tout de même tombé comme un cheveu sur la soupe dans sa situation; cela ne passa pas non plus par la rencontre impromptue avec un vendeur de chaussures de randonnée ultra confortables pour pieds d'aristocrate en goguette.
Mais cela passa par contre par la découverte fortuite mais non moins formidable d'un petit sentier s'enfonçant dans la forêt, recouvert d'herbe tendre et visiblement moelleuse, sans aucun obstacle à portée de regard. Ni plus ni moins qu'une route céleste mise là pour elle par un ange gardien zélé et préoccupé de son confort et de la poursuite de son aventure.
Il est évident que la princesse n'hésita même pas un centième de fraction de seconde entre la route déplorable qu'elle empruntait jusqu'alors et le cadeau du ciel qui s'offrait à elle. C'était trop beau pour être honnête et si elle avait réfléchi un peu avant de se décider, elle s'en serait certainement rendu compte. Mais à ce moment-là, elle avait perdu toute lucidité et tout contrôle d'elle-même. C'étaient ses pieds qui commandaient et eux se fichaient comme de leur première paire de chaussons qu'elle se fourre dans les ennuis.
C'est donc, bien sûr, ce qui arriva.
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