iii.

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Installé sur sa chaise, Petit Fantôme s’empressa de répertorier intérieurement les missions encore inaccomplies. Remplir sa gourde, fait. Poser son pyjama sur le radiateur pour être bien chaud au moment de l’enfiler, fait. Relire tout le chapitre de la mimesis selon Platon, fait. Mais à refaire. Au cas où. Changer ses draps, pas fait. Petit Fantôme fut percé par un pic de stress face à la montagne de corvées à boucler. Il lui faudrait du courage, aujourd’hui. Demain également. Et après-demain. Et les autres journées. Car Petit Fantôme devait reproduire ces tâches quotidiennement. Et d’autres, qui se suppléaient. Processus éternel, ou, du moins, dont on ne pouvait deviner la fin. La vie. Réitérer un, deux, trois, quatre fois les mêmes gestes. Ou plus.

Petit Fantôme était épié, il en était convaincu. Petit Fantôme pour ces guetteurs culottés-fourre-le-nez-partout était devenu Petit Personnage. Petit Personnage-Petit Fantôme comprit que c’était à son tour de passer. Il savait qu’à l’instant même où il se posterait debout face à ses camarades, accusateurs et juges, son coeur, son corps vacillerait. Le professeur prononça son nom. Notre héros sursauta. Commanda à ses jambes pantelantes de se diriger vers l’abattoir. Se confronta à la classe. Il lui présenta son exposé. Parla. Parla ce qui lui semblait être une éternité. Les mots qu’il vomissait le vidaient de lui-même. Plus il les crachait, plus il s’épuisait. Il s’absentait peu à peu de son corps creux. Étranger. Il était un étranger pour lui, désormais. Pour tarir la panique qui grimpait. Trop vite. Trop fort. Trop tard. Petit Fantôme craqua.

Plus aucun mot ne décollait de ses lèvres. Il était là, la bouche ouverte, l’air hagard et crétin. Abandonné par sa langue. Face à vingt-quatre paires de lasers qui le transperçaient. Petit Fantôme ainsi criblé, sa vulnérabilité prise en flagrant délit, bondit vers la porte. Il laissa dans la salle ses affaires ainsi qu’une classe clouée.

Cette fois-ci, Petit Fantôme avait échoué. Il s’était perdu, lorsque le langage l’avait délaissé. Il avait muselé l’indicible en lui. Lui. Comme tout déserteur, Petit Fantôme erra. Il refusait d’habiter le moindre lieu. Alors, il déambulait dans les couloirs de son établissement. Par moments, certaines personnes arrêtaient leur regard sur lui. Une seconde. Sauf que Petit Fantôme ressemblait à un vieux tabouret en branle qui menace de s’écrouler. Ce tabouret sur lequel personne ne veut s’asseoir. Ou ne le peut. Petit Fantôme était aussi susceptible de s’effondrer que ce tabouret. Un coup d'œil de trop pouvait le réduire en miettes. Alors, il ne fallait pas le regarder. Non, il ne le fallait pas. Il ne fallait pas non plus lui adresser la parole. Il fallait faire comme s’il n’existait pas, comme si Petit Fantôme était Petit Fantôme. À sa place, il n’y avait personne. Petit Fantôme n’était personne.

Il fit le vœu à ce jour que personne ne puisse rien déceler du personnage derrière son visage. Derrière, il n’y n’avait aucune histoire à raconter. Il n’y avait rien.

Mais, entre nous, on peut se l’avouer ; au fond, au fin fond de Petit Fantôme-Petit Personnage, résidait le désir d’être reconnu. Malgré son air brisé, le rêve d’être saisi dans sa plus grande nudité, mais cette fois-ci par un regard qui enveloppe, brillait encore. Il rêvait d’un regard qui pare. Un regard dans lequel il pourrait se réfugier.

Petit Fantôme décida de prendre l’air et déverrouilla la porte du cabinet à l’intérieur duquel il s’était enfermé, à l’abri des regards. En se lavant les mains avec du savon parfumé à la vanille artificielle, il évita soigneusement de croiser le miroir. Il avait peur de se voir. Lui, le non-personnage. S’il se rencontrait dessus sans faire exprès, alors, alors, non, il ne risquerait pas d’y songer. Pensée, arrête-toi. N’imagine pas le gouffre en toi. Tu as deux yeux, pas deux cavités. Tu as des lèvres, pas un cadenas. Non. Trop tard. Petit Fantôme fuit à nouveau. Petit Fantôme se fuyait. Il se carapata des toilettes silencieuses et, une fois dehors, il réalisa qu’il ne savait pas quoi faire. Où aller. Quand ce qu’on cherche à éviter est logé en soi. Quand le danger, c’est soi-même.

Hormis ses rituels, Petit Fantôme n’avait rien pour s’occuper. D’habitude, il se rendait à ses cours magistraux. Prenait des notes. Regagnait l’appartement familial. Dînait. Tout cela seul, car ses horaires ne coïncidaient pas avec ceux de sa famille — c’était le motif qu’il fournissait à sa mère quand elle l’interrogeait un peu trop longuement, la véritable raison : il était terrorisé par le regard de son beau-père, ou plutôt, de ce qu’il y discernait car, à l’intérieur, il avait une fois repéré quelque chose comme de la désapprobation, voire du mépris, et alors, alors, Petit Fantôme avait compris qu’il devrait partir de chez-lui, alors chez eux, qu’il n’avait plus de maison, et alors, alors — Petit Fantôme repoussa cette idée avec hargne. Trop tard.

Et alors, il serait perdu.

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