Zoula, à Khmeïssa (lettre)

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Nalout, le 27 février 1899

Ma très chère sœur,

Le soir est venu et je trouve à nouveau le courage de t’écrire. Cette journée a été longue, passée à rouler les pensées dans ma tête en roulant la semoule pour les nikitouches du couscous de shabbat. Ici, même les Juives ne savent pas les faire, personne ne connaît la recette que tu m’as apprise. Les Tunisiennes sont de bonnes cuisinières. Mes nikitouches sont connues dans toute la ville, parfois même les Arabes viennent m’en acheter le vendredi.

Khmeïssa, ma sœur, je n’ose pas m’avouer toute ma pensée. Laisse-moi t’avouer toute ma pensée. Je crains de savoir où elle va, quand elle s’évapore tout à coup comme l’eau du ouadi en plein soleil. Personne ne le dit, mais tout le monde le pense : est-ce qu’elle monte à la vieille ville ? Est-ce qu’elle va rôder autour du ksar ? Quand une fille disparaît, tout le monde ici pense au ksar, et tout le monde se tait, d’un coup. Avant, c’est des questions et des questions et des questions, mais voilà que tout à coup, comme par miracle, plus personne ne sait rien, plus personne n’a rien vu, et toutes les commères se dispersent aussitôt comme un essaim de mouches qu’on chasse d’un coup de torchon. Je connais ce silence. Dieu préserve, Allah est grand. Moi, le ksar, jamais de ma vie je ne m’en suis approchée, c’est un repaire de mendiants, de soulards et de pauvresses, ourass benti. Mais les filles qui ont du vice sont attirées par le ksar, Dieu nous garde. Tu te souviens de cette histoire que notre mère nous racontait ? Je ne sais pas si tu peux te souvenir, cela fait plus de trente ans que tu as quitté la maison. Même le ksar, je ne sais pas si tu l’as déjà vu, en vrai, je ne me rappelle pas. Petites, on nous avait sévèrement interdit d’y aller. Moi je l’ai vu quelques fois. De loin, Dieu préserve.

À l’époque il était encore habité, il y avait même des familles qui y vivaient. La plèbe, une infection. Mais ça vivait, ce n’était pas cette ruine. Moi j’ai connu une vieille qui avait vécu au ksar, alors on pouvait y vivre avant, à la vérité, Dieu préserve. Mais on raconte qu’au fil des années la pluie a effondré toute la partie sud, celle qui donne sur la falaise, et peu à peu les gens ont eu peur. Ils y vivaient encore le jour, pour se mettre à l’abri du soleil, mais la nuit, ils avaient pris l’habitude de sortir dormir dans des tentes en contrebas, tant ils craignaient que le sol ne s’écroule sous eux pendant leur sommeil. Ce n’est jamais arrivé, mais le bruit a couru, la peur a gagné. Alors on voyait les familles entières dormir dehors, parfois à même la terre, et ce n’était plus une vie. C’est ce qu’on raconte. Ils sont partis les uns après les autres. Et puis le ksar est resté comme ça, silencieux, habité seulement parfois par des mendiants ou des bêtes.

Voilà l’histoire que maman m’a racontée, j’y viens. Je voudrais bien savoir si elle te l’a racontée à toi aussi. Elle ne t’a jamais traitée pareil. Elle t’a protégée, mais moi, elle ne m’a pas protégée, que Dieu la garde. Est-ce qu’elle t’a parlé du fantôme du ksar ? On raconte qu’un Arabe était mort là-bas, il y a longtemps, et qu’il y avait laissé son fantôme. C’était il y a… longtemps longtemps. Avant ta naissance et la mienne. Mais avant cette histoire de fantôme il y a une autre histoire déjà qu’il faut que je te raconte. Il y a toujours une histoire avant. Cet Arabe, de son vivant, avait séduit une femme mariée. Il était fou d’elle. Il l’avait détournée, et pervertie, le Sheitan ait son âme. Et ils avaient fait leurs affaires là où Dieu seul pouvait les voir, pendant des années, sans que personne ne se rende compte de rien. Mais tout finit par se savoir, et la vérité remonterait même du fin fond des océans, telle un noyé qui cherche son air au-delà de la mort et le trouve finalement. Dans ce cas, la vérité n’eut pas un long trajet à faire : ils se sont trahis tous seuls, car la femme est devenue grosse. Son mari a vu rouge, vu qu’elle ne le laissait plus la couvrir depuis des années, m’choum, le pauvre homme. Il a cherché des preuves. Il a trouvé. On les a découverts, on les a jugés, et on les a punis de mort tous les deux. C’est la loi des Arabes, tu sais comme ils sont, plus durs en justice que la corne du bouquetin. Mais comme elle portait la vie, on ne pouvait pas exécuter la sentence tout de suite. On l’a laissée accoucher. Elle a mis au monde une petite fille. Et puis on les a lapidés, elle et lui. L’enfant fut confiée à sa grand-mère, qui la voyait comme un déshonneur vivant. Elle a grandi sauvage et orpheline, sans éducation, ni père ni mère ni loi ni Dieu sur sa tête. Elle s’appelait Zina. On espérait que cette honteuse histoire se tasse et se perde dans le temps et l’oubli, même s’il faut plus que le temps d’une vie pour oublier ces choses-là.

Zina jeune fille était, dit-on, triste à voir. Elle allait sans but, une âme en peine. On raconte qu’elle traînait parfois le soir au pied des remparts de la vieille ville, avec l’air de chercher quelque chose, comme un chat affamé. Elle entrait dans les failles, elle creusait la roche avec ses ongles, elle y dessinait des formes. C’est ainsi qu’elle a trouvé peu à peu, toute seule, le chemin du ksar. Elle s’est mise à y monter, soir après soir. Pour y rêver, disait-elle, parce qu’elle avait besoin de solitude ou pour y pleurer sa mère morte. Mère morte, tu parles : elle avait rendez-vous ! Et tu devines avec qui ? Non, ma sœur, ton âme est trop pure pour que tu devines ce genre de choses, mais ce sont des choses qui arrivent pourtant, pure ou pas, âme ou pas, et comme disait notre mère, il vaut mieux les savoir que de les ignorer par devant et qu’elles nous reviennent par derrière, que Dieu pardonne. Elle avait rendez-vous avec le fantôme. Le fantôme de l’homme adultère, l’Arabe, khas ve khalila, que Sheitan ait son âme et maudisse son nom. Son propre père – ces mots, ma sœur, j’ose à peine les écrire, que Dieu me pardonne. On dit que depuis des années déjà il hantait le ksar et les grottes des collines à la recherche de son amante et de sa vie perdue, et qu’à cause de lui, toutes les filles étaient attirées par le ksar comme par un aimant. Toutes, même les filles de bonne famille. Est-ce qu’elles savaient pourquoi ? Est-ce qu’elles étaient possédées malgré elles ? Est-ce qu’elles s’étaient donné le mot ? Cela non, je ne peux pas le croire, il en est parmi nous qui sont pures. Mais je peux croire qu’elles étaient possédées par l’esprit du fantôme qui prenait la place de leur cerveau et leur disait quoi faire. Même les djnoûn n’ont pas ce pouvoir ma sœur. Les djnoûn savent s’attacher l’esprit d’une seule personne à la fois, pas de toutes les jeunes filles d’un village. Désormais, à toute heure du jour, on voyait des filles monter au ksar. Du jamais vu. Tout le monde fuit le ksar, un repaire de mauvaises pensées et de mauvaises actions depuis qu’on l’avait vidé du grain. Il ne faut pas laisser des maisons vides, il faut les détruire avant que ne s’y logent les âmes parasites, les démons et les rats. Je n’ose pas te dire ce qu’on raconte de ces filles et de ce fantôme, Dieu de Moshé. Je vais te dire.

On dit qu’il les couvrait toutes, les unes après les autres, et que pourtant... elles repartaient vierges, aussi vierge que le bébé qui sort du ventre de sa mère. Et c’est pour cela qu’elles revenaient, et qu’il les couvrait encore. Personne n’aurait pu dire qu’un homme les avait prises, jamais. Et c’est ainsi que les filles venaient chercher du plaisir sans conséquence auprès de l’amant sans corps. Et notre mère ajoutait : ne rit pas, ne te moque pas, baisse les yeux ! Si tu avais connu cette époque ma fille, tu aurais pu être l’une d’entre elle, car la force qui les attirait-là était irrésistible, on la ressentait même pendant son sommeil. Et Zina n’était qu’une fille, une fille comme les autres, après tout. Elle ne résista pas à l’appel. Son propre père, et elle ne le savait pas, que le scandale les étouffe ! On dit que Dieu les a punis d’un terrible miracle : Zina, qui n’était pas mariée, qui était seule au monde, qui n’avait jamais connu d’homme de chair, la malheureuse Zina a conçu. En quelques mois, elle est devenue grosse. C’était l’enfant du fantôme. De toutes les filles qui étaient venues connaître cet homme, elle seule avait reçu sa semence d’homme de chair. Quand la grossesse est apparue aux yeux de tous, le village a pris peur. On a parlé de sorcellerie. Le conseil des sages a jugé : on l’a jetée dehors, au pied des remparts, pour qu’elle parte à jamais, elle et son enfant maudit. On dit qu’elle a mis bas dans une tanière délaissée par les loups. Personne ne sait ce qu’ils sont devenus ensuite : elle et l’enfant ont disparu à jamais.

Ma sœur, je sais que ce ne sont que des histoires. Je ne suis pas folle, je sais faire la différence entre la vérité et les contes. Mais cette fois, j’ai peur pour nous. Qu’est-ce qu’elle a, ma fille, à aller chercher par là-bas ? Là-bas il n’y a que des Arabes et des troupeaux. Les Arabes d’ici, ils ne sont pas comme nous, ils ne respectent rien. Tu ne connais pas ces Arabes-là ma sœur, toi tu vis auprès de ceux des villes, qui ont de la religion, de bonnes manières et la crainte de Dieu. Mais ici, ce sont des hyènes. Chez eux, j’ai vu de tout petits garçons fumer le kif, le soir, presque devant leurs maisons, oui ma sœur, presque sous les yeux de leurs parents ! Je dis presque, mais en vérité je ne sais pas : on ne sait pas qui sont leurs parents, ils appartiennent à tout le monde. On dit que là-bas, les garçons partent la nuit chasser la femelle sur les collines et que les parents laissent faire. Ils n’ont pas de loi, que la loi de Moshé nous protège. Et voilà cette Maïma qui me fait le coup de traîner aux bords de la ville, à l’heure où le soleil écrase les hommes, où les yeux se ferment sur tout, sur le bien comme sur le mal ? Khmeïssa, ma sœur, crois-tu qu’elle va retrouver le fantôme ?

Je suis terrifiée, je n’ose en parler à personne, on me prendrait pour une folle. Il n’y a que les vieilles Arabes qui pourraient me dire mais je n’ose pas aller leur parler, j’ai peur de ce que je vais entendre, et surtout que les Juives apprennent que je me pose ce genre de questions. Il n’y a pas de ça chez nous, on n’en parle pas. La vie est déjà assez difficile comme ça, tu sais. Habib nous nourrit mal. Mon métier, mon métier, il dit, comme si c’était un métier, ça, tawaf ! Toujours parti, jamais là pour nous défendre, et quand il revient après deux mois passés au loin il veut me faire croire qu’il n’a pas bu tout l’argent gagné en chemin ? Non, je ne compte pas sur Habib, je dois défendre l’honneur de la famille toute seule.

Dis-le-moi, ma sœur, qu’il n’y a jamais eu rien de tel dans nos familles ? Une chose pareille. On ne peut pas la croire. On n’ose même pas y penser. Je voudrais parfois en parler à son frère, mais il la tuerait. Tu crois que je devrais en parler à son frère ? C’est le seul homme ici, mon fils Idan, mon cadeau. On a besoin d’un homme pour remettre les filles en place parfois. Mais c’est un garçon qui a le sang vif, il ne réfléchit pas. Dieu lui a donné la force mais peu de sagesse. Je ne vois pas comment il pourra rendre heureuse une femme. Mais entre nous ma sœur, a-t-on jamais vu un homme qui rende une femme heureuse ?

Parfois je me demande d’où elle me vient, celle-là, et si ce ne serait pas le sang de son père qui coule dans ses veines, et pas le mien. Tu sais, Habib donne le change avec son beau parler, et son beau turban, et ses affaires qui marchent, comme il dit, et son stock de grande valeur, comme il dit. Il fait celui qui a réussi, qui va vendre ses marchandises à travers tout le djebel, et jusqu’à la frontière algérienne à l’ouest, et jusqu’à la frontière égyptienne à l’est, celui qui a ses entrées chez les notables et les princesses arabes, à ce qu’il dit, mais moi je sais d’où il vient, Dieu me garde de dire du mal. Rien à voir avec nos familles. Ce sont des paysans, des rustres, qui n’ont jamais connu la ville, qui sont nés ici, au pied de la montagne, et qui retourneront mourir dans la montagne. Ils n’ont rien connu d’autre qu’un bled où ne mène aucune route et dont aucune route ne part, oui, ma sœur. C’est de là qu’il vient, ce père de mes enfants qu’on m’a donné en mariage. On ne choisit pas son sang. Ces gens-là n’ont ni noblesse, ni savoir-vivre, ils ne savent pas parler, ils ne savent même pas boire un thé correctement. Alors parfois le matin quand je la vois, elle, qui dort à moitié nue sur son matelas, sans drap et sans pudeur, je me dis, regarde-là, celle-là, mais qui l’a faite ? Moi ? Ai-je rien de commun avec elle, moi ? Non, elle est née de lui seul, avec ses chevilles épaisses, ses jambes musclées comme un homme, ses hanches comme une jument. Son corps, on dirait que rien ne peut l’habiller, il faut qu’il se montre, Dieu me garde, voilà les pensées qui me viennent quand je la vois dormir. Même devant son frère elle ne se cache pas ! J’aimerais mieux, khas ve khalila, j’aimerais mieux encore qu’elle soit déshonorée par un homme, khas ve khalila, ou par un Arabe, ou, entends-moi bien ma sœur, par un des nôtres… que par ce fantôme. Ma sœur, sur ces mots mon cœur se brise. Je dois te laisser.

Tu es mon aînée. Viens en aide à ta sœur. Je ne voulais pas me marier Khmeïssa, tu le sais, toi. Maintenant maman est morte. Viens-moi en aide.

Ta sœur qui t’aime,

Zoula

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