Chapitre 2 : une soirée

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Une fois encore je n’arrive pas à dormir. Au fond de ces nuits remplies d’insomnies, je me pose les plus cruelles questions. L’université m’étouffe, me permet de vivre sans réfléchir. Loin de la ville, le calme de la Nature empêche les nouvelles rencontres, les évènements spontanés. Les cours et les élèves se ressemblent, s’assemblent en une masse informe. Ce monstre d’hypocrisie me force à la solitude. Elle me rattrape, me cloue au lit, m’empêche de me lever pour attraper un verre d’eau. Les volets entrouverts laissent passer quelques rayons de lumière. Ma tête se cache sous la couette. Blotti contre mon oreiller, bientôt sans souffle, mon corps se colle au mur, froid et dur. Je cherche naïvement le sommeil. A chaque tentative, mes paupières s’ouvrent dans le noir et gâchent mes efforts. J’attrape mon téléphone pour voir l’heure. Il me reste dix minutes. Et déjà, ma gorge sèche en demande davantage, attends ce relâchement suprême des membres et de l’esprit. Les soirées se démultiplient à l’approche de l’été, deviennent le lieu de rencontre privilégié des étudiants. En première année, c’est comme ca que je me suis fait la plupart de mes amis. Au fil des verres ma timidité s’efface, mes angoisses deviennent un rire, au milieu de la foule je me sens à ma place. A la nuit tombée, chaque personne se transforme, permettant autant de nouvelles rencontres. J’ai l’impression de m’échapper quelques heures.

Je me lève, il est midi passé. J’enfile un t-shirt, un pantalon et pars déjeuner. Aymeric m’attend au fond du couloir, un sourire aux lèvres.

- Tu viens au Barbo ? C’est l’anniversaire de Thomas. Me lance-t-il.

- Mouais.

Dans le bar une dizaine de personnes encerclent Thomas. Il prend la pinte devant lui, la porte à ses lèvres, la boit d’une traite, machinalement. La foule se rue sur lui, l’enjoint à en prendre une autre, il cède. Mon ventre gargouille, je m’échappe pour aller déjeuner.

Une fois rassasié, mon corps se balade dans les couloirs, entre dans une salle de cours, se pose sur une chaise. Des gouttes de sueur commencent à perler sur mon front, mes yeux peinent à rester ouverts, les paroles du chargé de cours réveillent mes migraines. Deux heures plus tard, je suis libre. Il est dix-huit heures, l’heure de l’apéro.

Plus tard dans la soirée, j’aperçois Thomas en train de vomir.

- Ça va ? Tu veux un peu d’eau ?

- Non, t’inquiète, c’est tactique. On reprend un verre ? Je paie si tu veux.

- T’es sûr que ça va ?

- Oui oui, allez viens.

La clarté de sa diction force mon respect. J’évalue la différence entre son alcoolémie et la mienne. Elle est en dessous du seuil réglementaire, tout va bien. J’accepte l’invitation.

- De toute façon, on n’a pas cours demain matin.

On arrive dans une salle sombre, où resonne une musique techno, avec au fond un bar tenu par quelques élèves vêtus de noir. Le délabrement des murs, abimés par cinquante années de soirées, est masqué par les fresques en tout genre, symbole de toutes les promotions passées. Jean est pressé, il commande.

- Un carré de shots s’il-te plait…et tu peux en garder un pour toi. Dit-il en s’adressant au barman.

- Merci ! Dommage que tout le monde ne soit pas aussi généreux.

Les cul-secs ne laissent plus échapper de grimace. Je suis au point où tout mélange devient buvable, où boire ne fait plus grand chose. Les premiers verres sont les plus durs, ensuite, ils s’accumulent à une vitesse folle et prennent le goût de l’eau. Soudain, une envie pressante se fait sentir, augmente, devient insupportable : se vider la vessie.

Il faut que j’aille prendre l’air. Thomas ne se rend pas compte de mon départ. Je pisse sur le tronc au milieu de la pelouse et me pose sur le banc à côté.

Un temps incertain plus tard, un camion, gyrophares allumés, une civière, deux pompiers. Un corps, bleuâtre, convulsé, respiration saccadée, c’est Thomas. Il a fait un coma éthylique.

Cinq minutes plus tard, la musique reprend. Bientôt, d’autres élèves vomissent au pied de l’arbre sacré.

Le choc causé par ce corps inerte, fait brusquement tomber mon taux d’alcoolémie. Je me redresse et pénètre par curiosité dans la soirée. Sur la piste de danse, des corps en transe balancent leurs membres en l’air, les yeux mi-clos, le sourire aux lèvres.

Boire, fermer ses yeux, balancer sa tête sur le rythme de la musique, c’est s’élever au-dessus du sol, être passager d’un navire pris dans les flots, les bras tirent les cordages avec rage, démêlent les amarres, comme dans une danse désespérée, tentent de sauver ce corps prêt à chavirer. Profitant de l’intimité procurée par l’alcool, d’autres s’embrassent frénétiquement.

Ce tableau singulier, me rappelle une phrase que j’ai lue « Le présent sans le passé ni le futur, voilà ce qu’est la nuit. » La nuit est à la fête, ça me dégoute. Je m’en vais.

Ma décision est prise. Dans ma tête c’est beau, je vais partir, abandonner mes camarades à leur sort.

Vous devez me trouver hypocrite, vous avez raison. J’aime faire la fête, seulement mon esprit est ailleurs, indifférent malgré moi, ne ressent plus l’adrénaline de la nuit, la sueur sur le front en dansant, l’imprévisibilité des rencontres et des histoires. Les verres s’accumulent et je garde la même timidité maladive, l’alcool ne semble plus faire effet. L’excitation procurée par la boisson disparait presque aussitôt après. Il existe, pour moi, un seuil strict, en-deça duquel je reviens dans un état normal au bout d’un temps court, au-delà, tout devient flou.

En rentrant de soirée, je prépare ma valise, de quoi tenir dix jours. Il ne faut pas que j’emmène de téléphone. Des habits, des sous, des livres, rien d’autre.

Emporté par cet élan de liberté, j’ai envie de partir à l’autre bout du monde. J’achète un billet toutes directions ∶ l’avion survole plusieurs villes et on choisit où descendre.

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