Chapitre 4 : la ville
L’avion atterrit brusquement. Au contact avec le sol, sa vitesse est encore trop élevée, et, pour ralentir l'appareil, les roues frottent contre la piste, rebondissent et touchent à nouveau plusieurs fois, secouant les passagers fermement accrochés à leurs sièges. Au milieu de ce désordre, je m’échappe de l’engin.
Sur le tapis des bagages, un seul sac se dresse fièrement. Je l’endosse et sors. Dehors, il y a une immense file de voitures jaunes et noirs, les chauffeurs adossées à leurs portières, fumant et bavardant. En rentrant de soirée, j’avais eu le temps de réserver une chambre de bonne. Je montre l’adresse à un chauffeur.
- Jsbc knoecqo cieniqoi ijio ocjiei okeopk ?
Je ne comprends pas ce qu’il dit. J’hoche la tête et monte dans son taxi.
Il est nuit. La voiture fonce, brûle les feux rouges, frôle les rares passants.
Le trajet est un enchaînement de montées et de descentes à travers des rues étroites, je commence à être malade. Le chauffeur s’arrête au coin d’une rue.
- Klkl kilpo jsuw ndkls.
Je fouille mes poches pour en sortir quelques X et les lui tend. Il n’est pas satisfait, sa moustache frétille. Il sort sa calculatrice pour me montrer le prix de la course…300 ! Je n’ai pas autant, lui fais comprendre avec mes bras. Il s’impatiente. J’essaie de le raisonner par télépathie.
Soudain, il redémarre l’engin, dévale la descente à toute allure. Il me kidnappe. Je commence à paniquer, lui tapote l’épaule, pointe la montre que j’ai sur le poignet. Il freine d’un coup sec, me fais signe de la lui donner. Il enfile, d’un geste lent, ses petites lunettes rondes, et examine minutieusement l’objet. Sans un mot, il ouvre ma portière, m’abandonne à la rue. En signe d’incompréhension, je fronce les sourcils, lève les épaules et pointe les deux paumes vers le ciel. Il comprend, enchaîne des mouvements rapides avec ses bras pour me montrer le chemin, droite, droite, gauche, droite, gauche, gauche puis gauche.
Le taxi s’éloigne à grande vitesse. La rue est déserte, silencieuse. J’accélère le pas, mes jambes sont raides, mes semelles se posent sur le sol et décollent aussitôt. En tournant à gauche j’aperçois deux silhouettes au milieu de l’allée, l’une élancée, l’autre, basse, ne lui arrivant pas au quart. Je ne connais qu’un seul chemin, continue d’avancer. En m’approchant, je distingue un homme, le visage émacié, la barbe hirsute, seulement vêtu d’un bout de tissu rapiécé couvrant son entrejambe. Il fouille une poubelle, en retire tout le plastique et le met dans un immense sac qu’il porte sur le dos. J’emprunte le trottoir d’en face, l’homme ne me voit pas. Son chien me fixe, assis à ses côtés. Il se redresse soudainement, commence à aboyer. Je cours me réfugier au prochain croisement. J’arrive quelques minutes plus tard devant l’immeuble. Je sonne, la porte est ouverte, je rentre, le gardien ronfle, allongé sur sa table, je lui tapote l’épaule, il se redresse d’un bond.
- Jkslsl jkju kl sksld lola jekek ?
Je lui tends mon passeport. Il se penche dans ses papiers et en ressors ma clé, l’appartement 1304.
Le lendemain, le décalage horaire me réveille à l’aube. Je reste dans mon lit, essaye de me rendormir, repoussant à plus tard le moment où je vais devoir affronter la ville. Il ne me reste plus que 264 X, si je converti tout, ça me donne assez pour au moins une semaine. Et après ? Il faut que je trouve un emploi, ou un stage rémunéré… au consulat ils ont sûrement des pistes.
Je cherche l’adresse dans l’annuaire et la montre au gardien. Elle est à dix minutes à pied.
J’arrive devant un étroit bâtiment blanc, coincé entre deux immeubles massifs.
- Bonjour, je suis bien au consulat de France ?
- Ilsxns wdn lkdsl ?
Le garde ne parle pas français, je lui montre mon passeport. Il acquiesce d’un hochement de tête et m’indique le sixième étage à l’aide de ses doigts. Pas d’ascenseur, j’arrive en haut des escaliers avec des auréoles sous les bras. Deux portes se disputent l’étage, la première arbore un drapeau italien tandis que la seconde un drapeau français. Je sonne, aucune réponse, je réessaie, une jeune femme finit par ouvrir la porte.
- Bonjour, vous-êtes là pour une demande de visa ?
- Non pas vraiment…Je fais mes études en France, je suis arrivé il y a quelques jours…j’aimerai savoir si vous avez des opportunités de stage ou des postes vacants.
- Ah ça…je n’en sais rien, je suis stagiaire…Attends, je vais voir avec l’adjoint du consul.
Je m’installe dans la salle d’attente. Au bout de vingt minutes, elle revient, le sourire aux lèvres.
- Bonne nouvelle ! On a une mission pour toi. Bon, techniquement tu ne feras pas partie du consulat, tu auras le statut de chargé de mission.
- Ça veut dire quoi ?
- On te paie tes repas et ton logement, pendant que t’écris ton rapport.
La stagiaire, par sa bonne humeur, pousse à la familiarité.
- Ça me va, mais…un rapport, sur quoi ?
- Oui, tiens, y’a tout dans ces documents, ça sera sûrement plus clair que si je te l’explique. D’ailleurs, tu peux prendre le bureau à gauche pour aujourd’hui, celui qui l’occupe est en vacances.
Il est difficile d’avoir un recensement précis du nombre de français dans ce pays. Le dernier rapport, d’il y a quinze ans, fait état de cinq mille. La plupart vivent loin des villes et ont obtenu la nationalité il y a deux cents ans, à la fin de l’esclavage. Ils ne votent pas, ne sont jamais allés en France. Leur passeport fait d’eux la responsabilité de l’état et désormais la mienne. Ma mission s’énonce ainsi ∶ « Etablir un recensement précis de la population française au X et étudier leur répartition sur l’ensemble du territoire. »
Je commence par éplucher l’ancien rapport, écrit par un ethnologue de renom. Il a traversé le pays pour rencontrer ces populations et en a tiré un ouvrage resté célèbre ∶ « Voyages au pays de X, ou comment plusieurs cultures peuvent s’entremêler. » Il y raconte le mode de vie des tribus peuplant Issigor, la chaîne de montagne principale. Je vais devoir me rendre dans ces coins reculés. Communiquer avec la population risque d’être compliquée. Mon prédécesseur, lui, parle parfaitement huit langues…moi, seulement deux. Je me rends à la bibliothèque du consulat, en tire un vieil ouvrage de linguistique et passe le reste de l’après-midi à le feuilleter.
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