Chapitre 5 : une autre soirée
La stagiaire, Julie, passe sa tête dans mon bureau.
- Tu veux que je te ramène ?
Il est déjà cinq heures.
- Ne t’embêtes pas si ce n’est pas sur ton chemin.
- Mais si, et on peut en profiter pour aller au Rocher Lopeir. C’est la plus belle vue de la ville.
J’accepte et attaches rapidement ma ceinture. Sa voiture ronronne, patine en côte. Elle ne s’en préoccupe pas, accélère, augmente le son de la radio jusqu’à masquer entièrement les cliquetis du moteur. On arrive sur un parking, un homme lui tend un bout de papier, son ticket.
A peine garée, elle s’empresse de sortir, commence à courir, gravit les deux cents marches de l’escalier de pierre deux a deux. Au terme de l’ascension, on arrive sur une plateforme circulaire. Les arbres à proximité ont été coupés, pour ne pas polluer la vue de la forêt. Des troncs, nus, entourent le rocher sur plus de cent mètres. Ces corps sans bras, me rappellent les récits de mes aïeux, sur la guerre, sur ces millions d’invalides, des amputées de la Berezina aux boiteux de la Marne. Une fois la bataille achevée, seul reste sur le champ cette armée de membres abandonnées, les semences de combats futurs.
- Le ciel est souvent plus dégagé. On aurait dû venir un autre jour, soupire Julie.
Je devine, à travers l’épais nuage de brume, les lignes d’un pont suspendu au-dessus de la mer. Il sépare la baie, d’Agupa, une île dotée d’une biodiversité impressionnante et lieu de villégiature pour la bourgeoisie. Dans les collines environnantes, les maisons, déjà dissimulées dans la végétation, deviennent invisibles.
Le soleil commence à faiblir, son corps, en descendant, s’étale sur l’Océan, s’allonge sur la baie et disparaît entre deux montagnes. Une fine tranche de lumière orange sépare désormais le ciel de la mer.
- Faut qu’on y aille, c’est dangereux de rester ici après le coucher du soleil, on peut facilement se faire agresser.
Julie me coupe dans mes pensées lyriques. Je la suis sans envie, envieux de l’oiseau perché dans son arbre, de ses ailes, de ce sentiment de liberté qu’elles lui confèrent, au contraire de nos jambes, ancrées au sol, prisonniers de la gravité.
Elle tourne le contact, démarre. L’agent de stationnement nous bloque à la sortie et tend un billet à Julie. Elle se met à rigoler.
- Il veut nous faire payer le triple du prix.
Elle lui propose sèchement un nouveau prix. Il n’a pas l’air d’apprécier, s’impatiente visiblement.
- Faut savoir négocier. Ils essaient toujours de te rouler. Lance-t-elle fièrement.
L’homme se retourne avec une batte en fer à la main. Ses yeux, injectés de sang, révèlent une rage incontrôlable. Il commence à frapper frénétiquement le pare-brise, des bouts de verre volent dans la voiture, se plantent dans nos bras à l’air. Il s’en prend ensuite au rétroviseur. Julie accélère, le percute légèrement, il tombe au sol, on continue de rouler. Elle a un épais bout de verre enfoncé dans l’avant-bras gauche. Un mince filet de sang sort de la plaie, coule le long de son bras et goutte sur le siège.
- On va à l’hôpital ? Faut recoudre ta blessure avant qu’elle ne s’infecte.
- C’est pas grand-chose, j’ai tout ce qu’il faut chez moi. Tiens, ça te va si je te laisse là ? Ton immeuble est au coin de la rue.
- Parfait, merci encore pour aujourd’hui.
- T’en fais pas, c’est normal…d’ailleurs donne-moi ton numéro. On sort avec d’autres stagiaires ce soir si ça te tente.
- Carrément, par contre j’ai qu’un fixe…tiens, dis-je en lui tendant un mouchoir avec le numéro griffonné dessus.
La journée m’a épuisé, a défait ma routine, les évènements se sont succédé à une folle allure. J’aime avoir des habitudes, prendre le même trajet, manger aux mêmes horaires. Ma plus grande joie, c’est de rentrer plus tôt que la veille dans ma chambre.
En ce moment, j’écris pour me détacher de ma situation et mieux la comprendre. Beaucoup de poésie, rapide, spontanée, permet le déversement d’un trop plein de sentiments, de non-dits. Rarement des nouvelles. Elles demandent un temps de préparation, ne permettent pas de libération immédiate.
Jamais un roman, je n’ai ni la plume ni l’esprit nécessaire.
Mon cerveau chauffe. Je m’arrête et me prépare pour la soirée. Une douche, un rasage, un coup de parfum et une chemise en lin. Il est déjà dix heures. Je commence à avoir sommeil et m’allonge dans le lit.
Le téléphone sonne, j’ai rendez-vous dans une demi-heure rue Mimor. La fatigue s’efface devant l’appel de la nuit. J’enfile mes chaussures et dévale les escaliers.
- Bonsoir.
- Bonsoir.
- Rue Mimor s’il-vous plait.
Je sais maintenant commander un taxi. Je demande au chauffeur de mettre son compteur en marche.
A peine sorti de la voiture, une femme me saisit par le bras. Je me retourne, elle a une tenue révélatrice, un maquillage prononcé. Une ceinture à la taille soutient son short en jean moulant. Des collants en résille noire couvrent à moitié ses jambes nues. D’un anglais hésitant, elle me fait comprendre qu’elle est une prostituée. J’enlève son bras. Derrière elle, un homme est adossé au mur, une casquette couvre son visage. Il a une sacoche, dans laquelle je pense reconnaître une sorte de matraque. Il ne lève pas les yeux. Elle passe à sa prochaine cible. Une main se pose sur mon épaule, je la repousse par réflexe. C’est Julie, en habit de soirée, accompagnée d’un homme et d’une femme. Son mascara dissimule ses cernes et met en valeur ses yeux verts. Le sourire sur ses lèvres rouges embellit, mûrit, ce visage enfantin.
- Tu as eu peur comme ça ?
- Ah…c’est toi. Je viens de me faire accoster par une prostituée, j’ai cru que s’en était une autre.
- Sympa…Je te présente mes amis, Raoul et Delphine…On va prendre un verre ?
Des rails de tramway posés sur une arche blanche marquent l’entrée dans le quartier. Il est constitué d’une rue principale remplie de vendeurs d’alcool fort et de cigarettes, de bars et de boîtes de nuit, où se côtoient toutes les couches sociales de la ville. Le groupe s’enfonce dans la rue. De nombreuses ruelles, sombres et désertes, convergent vers cet axe central, dont il ne faut pas s’éloigner. Au sol se mélange sans-abris et toxicomanes, les uns dorment sous un bout de linge rapiécé, les autres contre un poteau, les yeux à demi-ouverts. Tous ont ce regard vitreux, le teint blême, ils ne sont déjà plus de ce monde.
On commande quatre bières. Je sirote la mienne. Je n’ai pas envie de trop boire ce soir. Je n’aime pas le goût, la finit à grandes gorgées. La première bouteille produit un effet singulier, un vide en moi, j’entends mes voisins sans les comprendre, sans retenir aucune de leurs paroles. Mon cerveau ne réfléchit même plus, se contente d’exister. Le serveur arrive, enlève la bouteille vide et en mets une nouvelle à la place. J’essaie de lui faire comprendre que je n’en veux pas. Il est déjà parti. Avec chaque verre consommé, la soif augmente. Les pensées enfouis refont surface, je deviens bavard, provocateur et tactile, de bonne humeur. L’irritation, habituellement ressentie au contact des autres, se dissipe. Pour rester dans ce paradis artificiel, illusion des sens altérés par la boisson, je continue de boire.
- Il commence à se faire tard, non ?
- On bouge ?
- Allez.
Le groupe quitte le bar d’un commun accord, longe les boîtes de nuits et les clubs de strip-tease à la recherche de sa prochaine escale. Il s’arrête devant une fenêtre ouverte, d’où resonne une musique rapide et entraînante à base de percussions vibrantes, un appel à la danse. Les hommes, pour la plupart torse nu, dansent sans faire d’efforts, lèvent à peine les bras. Les femmes, pleines d’énergie, mobilisent chaque partie de leur corps. Leurs hanches se délient au rythme des battements, donnent à leurs formes des proportions nouvelles. Elles deviennent la tentatrice suprême d’un être saoul.
- On va prendre une dernière boisson à la station-essence ? propose un des amis de Julie.
L’instant d’après, j’ai le verre dans la main. Je bois un mélange de rhum, de glaçons et d’une rondelle de citron. Désormais, je ne pense plus à demain, l’alcool me force à oublier les échéances, les rendez-vous imaginaires. A la nuit tombé, inutile d’anticiper mes actions, j’agis par plaisir, me laisse guider par ce double malicieux qui refait surface.
L’entrée de la boîte est gratuite et la foule étouffante. On pousse pour arriver au centre de la piste. Dos aux autres, nos bras forment un cercle, une barrière de sécurité. J’aperçois un groupe de trois filles rentrer. Elles commencent à danser. Soudain, un homme en attrape une par la taille, elle le repousse, il lui prend le cou, l’embrasse. La jeune femme, visiblement habituée, lui fais signe qu’elle ne veut pas et se dirige vers les toilettes. La séduction n’a rien de subtil ici, elle repose sur une approche directe et sensuelle, déroutante pour un nouveau venu.
Le dernier verre fait effet, je danse plus librement.
Je capte un regard dans la foule. Elle danse à côté, visiblement seule, se rapproche de moi. Je tente une approche, elle parle un anglais approximatif… Je l’embrasse désormais. Je ne sais pas bien depuis quand. Les lumières dynamiques, couplées à la musique enivrante, contribuent à faire de cette soirée un rêve flou, entrecoupé de moments de clarté. Nos corps finissent entrelacés, je me mords la lèvre gauche, soulève ses cheveux pour découvrir ses oreilles et l’embrasse dans le cou. Elle veut prendre un verre de plus, je ne peux rien lui refuser. Arrivé au comptoir, elle me regarde, attend que je paie. Je sors de ma poche un billet de dix, juste assez pour un verre, elle comprend, me prends le bras pour me ramener vers la piste.
L’alcool, doublé de ce jeu intense de séduction, brouillent la temporalité, la soirée dure à peine plus d’une demi-heure.
Une main me tape l’épaule.
- Nous on va rentrer, tu restes toi ? me lance Julie.
- Non…attends, j’arrive dans deux minutes.
J’ai envie de passer la nuit avec cette fille, lui annonce que je dois partir, lui propose de venir chez moi. Elle accepte.
À l’arrivée, mon niveau d’alcool est parfait, juste assez pour être entreprenant, pas assez pour être irrespectueux ou impotent.
On s’allonge sur le canapé. Son corps brûlant me donne envie d’ôter mes vêtements.
Son dos s’offre à moi, ses cheveux, sa nuque que mes doigts effleurent doucement. Je profite de chaque partie de ce corps, de ses cachettes et ses richesses. Je pose un doigt sur ses lèvres, elle l’embrasse, m’embrasse et m’amène sur le lit. Tout en l’embrassant, mes bras se placent autour de sa taille pour la descendre doucement sur le matelas. Je la rejoins aussitôt et commence une série de caresses dont le plaisir va croissant.
Une fois l’acte terminée, elle m’embrasse et s’endort rapidement. Assis dans le lit à côté d’elle, je suis pris d’un sentiment, pur réflexe, de dégout et de rejet. L’envie implacable de la voir partir de chez moi. Je me sens sale, l’impression d’avoir donné mon corps au premier venu. Je me lève pour prendre une douche, frotte vigoureusement chaque partie de mon corps, repense aux endroits qu’elle a touchés.
Ça n’est pas assez, je sens encore ses lèvres sur mes joues, ses cuisses sur mes jambes, comme si nos corps avaient été en fusion, unis dans le désir ardent de jouir. Aussitôt après, elle s’était métamorphosée, devenant hideuse, intrusive surtout. D’amie intime, elle était redevenue une inconnue, de celles que l’on croise dans la rue sans lever la tête, pas moche, mais pas bien belle. Elle avait essayé de me prendre dans ses bras, j’avais refusé ce signe de tendresse, feignant de m’endormir. J’augmente la température de la douche, l’eau brûle ma peau, désinfecte mon torse et mon cou. Mon corps, supporté par mes avant-bras, prend appui sur le mur. Ma tête baissée reçoit de plein fouet le jet d’eau.
Désormais calmé, je retourne dans le lit. La fenêtre de la chambre est ouverte. Les étoiles scintillent par milliers dans le ciel, mon regard ne s’attache à aucune, fixe un point noir. Un léger courant d’air effleure mes côtes, me chatouille et me refroidit.
Au bout de dix minutes, je m’endors à mon tour.
À mon réveil, elle n’est plus là.
Je m’assoie, nu, au-dessus de la couette et commence à relire le rapport du consulat. J’en sors une carte du pays, les endroits à visiter sont marqués d’une croix rouge. J’essaie de trouver le chemin le plus court en reliant les différents lieux, le plus proche est à plus de huit cents kilomètres. Je prépare mes affaires, quelques habits, le rapport, un dictionnaire et des stylos, le tout rangé dans un sac en toile porté en bandoulière. Par la fenêtre, dépassant largement les premières rangées d’immeubles, je distingue une tour de l’horloge, symbole de la gare de la ville, la plus grande du continent.
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