Chapitre 7 : la tribu Otombe
Un jeune homme vient nous accueillir, grand, fort, la peau bronzée. Il est vêtu d’un pagne en écorce d’arbre, ses cheveux, tirés en arrière, mettent en valeur sa figure.
En me rapprochant, je distingue les traits tirés de son visage, des rides apparaissent le long de ses joues creusées. Son corps se métamorphose, ses muscles collent aux os, dessinent une mince silhouette. La couleur de ses yeux m’intrigue, d’abord verts, ils deviennent tour à tour bleu et rose, changent avec l’angle par lequel on les regarde.
Il me prend dans les bras, me tape chaleureusement le dos…et je sens la puissance de ses mains, le travail acharné de ses doigts, la vigueur de ce corps centenaire.
- Il te souhaite la bienvenue.
- Ils sont où les autres de sa tribu ?
- Il est tout seul…les autres sont partis chasser il y a dix ans et ne sont jamais revenus. La légende raconte qu’ils ramèneront un festin digne des dieux…il l’attend et s’occupe de la forêt en leur absence.
- Il a la nationalité française ?
- Oui, oui, mais il ne parle pas un mot.
- Tu peux lui demander son passeport ?
- …..
- Il me dit qu’il n’en a pas, tiens, il m’a donné ça.
Mickael me tend un parchemin en peau animale. La date, 1889, le lieu, cette plaine, le tampon de la Troisième République. Un membre de sa famille avait la nationalité. Je retranscris les principales informations dans mon carnet.
Le vieil homme nous invite à table. Une dizaine de plats en terre cuite attendent, la plupart, de teinte sombre, sont un mélange de bouts de viande et de sauce. Le goût, si particulier, de chaque bouchée, m’étonne.
- Tu peux lui demander comment il cuit sa viande ?
- …..
- Il me dit que tout réside dans l’arrangement des épices.
- Il les trouve dans la forêt ?
Soudain, le chef se tourne vers moi.
- Il y en a dans les arbres, dans l’herbe, le sol, partout. La Nature est inépuisable pour qui sait en déceler les richesses.
Inquiet, je regarde Mickael, avant de m’adresser au vieil homme.
- Vous parlez français ?
- Non, c’est toi qui parles Otombe.
J’éclates de rire, Mickael, allongé, les yeux grands ouverts, fixe le plafond de la hutte, joue avec ses bras.
Je ferme les yeux…un fond noir…un triangle…des météorites me foncent dessus…je m’agrippe au sol, l’embrasse…il s’éloigne infiniment…le vide…je lévite…un son…un coup de feu…j’ouvre les yeux…je suis sauf !
Je suis les bruits, sors dans la plaine. Le chef est au centre, assis sur son trône, son corps couvert d’innombrables traits de peintures, sa couronne, ornée de plumes, réaffirme la puissance de ce visage inquiétant, de ces pupilles dilatés et de ces yeux profonds.
Il tape le sol avec son bâton, mes jambes tombent à terre, se figent dans une position assise.
Un bruit de moteur…trois 4x4 arrivent, une quinzaine d’hommes, entièrement masqués, en sortent, se placent en cercle autour du corps allongé de Mickael. Des bruits de percussions, un tambour, les hommes se mettent en mouvement, dessinent des cercles autour de leur victime. La cérémonie prend l’aspect d’un rituel sacrificiel. J’ai du mal à rester concentré, mon cerveau divague, hallucine, incapable d’émettre une pensée claire, ma tête devient lourde. Le dernier coup de tambour, les hommes s’arrêtent, ils portent…des fusils, je reconnais un canon, une gâchette. Le chef lève le bras, les hommes pointent leurs armes sur le guide. Il se roule dans l’herbe, à la manière d’une bête blessée que l’on abat. Dos au ciel, il ne voit pas ses agresseurs. Il ignore tout de son sort prochain, rit par éclats, ressent le plaisir de l’inconscience, de vivre au fil de ses pensées plutôt que d’une en particulier, qui tourmente et dévore.
Une salve sèche laisse ce corps criblé de balles.
Une dernière image. Le chef, debout, le corps enduit de sang.
Je me réveille en sursaut, le front en sueur et la gorge sèche. Des gouttes frappent le toit.
Je tourne la tête pour examiner la chambre. Mickael est dans le lit d’à-côté. Il n’a pas d’impact, ne respire pas non plus. Je lui prends le pouls, il n’est déjà plus de ce monde.
La porte de la chambre est ouverte. Dans la salle commune, le vieil homme prépare le petit-dejeuner. Il n’est plus l’homme de la cérémonie, au-delà des habits, son visage est désormais apaisé, a perdu de son exaltation. Il m’effraie encore davantage. Son sourire calme est le reflet d’un sang-froid inhumain, d’une dépossession des sentiments les plus basiques. Devant ce tableau d’horreur, mes membres restent figés, je l’observe un peu plus, il commence à pétrir une pâte, coupe des poivrons… Pourquoi me m’a-t-il pas tué ? Et maintenant, il me prépare un repas ?
Je commence à douter d’avoir jamais vu ce corps en transe, et si, en pleine hallucination, je l’avais imaginé ça aussi ? Mickael a pu mourir naturellement, ou même d’une intoxication alimentaire…non, il nous a empoisonné, nous a drogué…non, dans tous les cas il faut que je parte.
Je range discrètement mes affaires et dépossède le cadavre de ses provisions alimentaires. J’attends que le vieil homme me tourne le dos, bientôt, il se penche pour mettre la pâte au four. D’un bond j’arrive dans la cuisine. Je sors dans la plaine, tourne la tête vers la porte. Il ne me suit pas. Le terrain, boueux, se gorge d’eau. L’abondance et la durée de la pluie commence à l’inonder. Je m’immisce dans la forêt. Mes jambes refusent de s’arrêter, en sont contraints, quand, sans souffle, je tombe au pied d’un arbre.
L’endroit est d’un calme inquiétant, même les oiseaux se taisent pour laisser resonner les râles de mes poumons. Le son d’une bête chassée, bientôt rattrapée, terrifiée par l’invisibilité de son prédateur.
Un fruit rebondit sur ma chemise. Je me lève d’un bond. Il n’y a personne dans la direction du lancer. Mon cœur s’emballe, m’ordonne de fuir. J’aperçois un enfant à travers les lianes. Il me fait signe de le suivre. Fuir, sans provisions ni itinéraire, ce serait me livrer à une mort certaine. Il se rapproche de moi. Ce corps supporte une tête d’adulte, un visage malicieux, des lèvres immenses qui arborent un sourire malveillant. Nu, enduit d’huile, il porte des bracelets aux chevilles et une couronne de plumes et de branches sur la tête. Il ouvre grand les yeux, capte mon regard, et commence à marcher dans la direction opposée.
Au bout d’une heure à patauger dans la boue, je reconnais l’endroit. On est passé par là à l’aller, avec Mickael. A force d’avancer, je suis de moins en moins confiant, chaque croisement se ressemble, les lianes coupées ne font qu’en dévoiler d’autres et la nuit va bientôt tomber. Le guide ne s’est pas retourné, n’a pas fait de pause, depuis le début de ce voyage interminable. Profitant des derniers instants du jour, j’observe sa démarche. Ses bras se balancent joyeusement le long de ses hanches, ses pieds…ne semblent pas bouger, ni vers l’avant, ni vers l’arrière. Non…il semble même plutôt reculer. Je le sens au fond de mes tripes. Il est en train de me piéger. C’est sûr. Il me mène vers une mort certaine et douloureuse.
Paniqué, je change de direction. Ce regain d’adrénaline m’empêche de sentir les blessures infligées par les branches. Je cours tout droit, ne prenant même plus la peine d’écarter les lianes qui lacèrent mon corps, me flagellent, comme pour me châtier de ma naïveté. Je me repentis en silence, sûr de ma stupidité au cours de ce voyage. La douleur devient indéfinissable, se mélange à la peur, la soif et le courage, pour donner une sensation d’intemporalité, d’acte sans lendemain. Les fouettements des lianes sont autant de minuscules coupures qui, mises ensemble, couvrent mes bras de motifs dynamiques. J’imagine, en voyant ma peau, tour à tour Saint-Michel terrassant le dragon et Napoléon au-devant de ses troupes sur le Pont d’Arcole.
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