Chapitre I : Nuo
Lorsqu’il se réveilla, Karü était allongé sur le ventre, face contre neige. Le haut de son crâne le faisait souffrir et sa bouche saignait. Il passa sa manche sur son menton et remonta jusqu’à son nez. Karü se leva et perdit l’équilibre. Il réfléchit un instant puis cria :
- Shino ! Shino ! Shino, Tïashu ! Où êtes-vous ?
En vain. Il se traina jusqu’à la maisonnette de Tïashu. Il s’assit sur le lit qu’il partageait avec Shino et s’y endormit net. Lorsqu’il se réveilla, une tempête de neige s’était levée, dehors. Les vitres étaient constellées de flocons, le vent sifflait à vive allure, et un froid glacial pénétrait dans la bâtisse.
- Shino ?
Karü, les yeux toujours clos, tenta de se blottir contre son compagnon absent. Il ouvrit les yeux et, paniqué, se leva d’un bond. Il se souvenait, à présent : Shino et Tïashu avaient été enlevés suite à une partie de chasse.
- Tout est ma faute…
La tête dans les mains, Karü faisait les cents pas dans le salon. Lorsque la tempête se fut calmée, il sortit et s’en alla dans la direction qu’avaient prise les Vengeurs suite aux enlèvements de Shino et Tïashu. Le froid lui gelait les pieds et les mains, emmitouflé sous un manteau et deux grandes écharpes, il avançait difficilement dans l’épaisse couche de neige tombée lors de la tempête.
Après un long moment d’errance, Karü s’effondra, transit de froid, sa tête semblait tourner à vive allure, son souffle était sifflant et douloureux, tandis que ses mouvements frêles montraient les signes de son épuisement.
Le noir complet se fit dans l’esprit de Karü, puis vinrent les cris de Shino et Tïashu. Le visage de Shino, implorant son aide dans un endroit sombre aux murs tâchés de sang. Tïashu, criant qu’on la libère, puis morte. Shino, forcé de ramasser le cadavre de sa protégée et de la jeter à l’eau. Encore Shino, mort, un rire glacial, celui d’Haîpé. Le rire d’un petit garçon. Noir complet. Karü, enfant, courant vers les bras ouverts de son père. Son père, mort, rires de son beau-père. Karü adolescent, tenant le corps sans vie de sa sœur. Celui de Shino, puis de Tïashu. Voix qui appel Karü. Mort. Sa tête le faisait souffrir, son corps ne lui obéissait plus, son esprit était de mèche avec ce cauchemar. Les images revinrent, les unes après les autres. Puis seuls les cadavres de Shino et Tïashu furent visibles. Un temps seulement. Le corps sans vie de Shino gisait, seul, au milieu de la maisonnette où vivait autrefois Tïashu. Les murs et le sol étaient tapissés de sang. Karü avait un couteau à la main. C’était lui. C’était de sa faute. Il l’avait tué. Karü s’effondrait. Il regarda ses mains, vacilla puis se réveilla.
Sans se poser la moindre question du pourquoi du comment il avait atterri dans un lit qu’il ne connaissait pas, il passa sa main sur ses yeux : ils n’avaient pas saigné, ce n’était donc pas une vision. Après cela, il regarda autour de lui. Il était dans une pièce qui servait à la fois de salon, de cuisine et de chambre. Sur le lit, il était allongé sur le dos ; à ses côtés, il y avait un garçon de presque dix-huit ans :
- Salut ! Tu faisais quoi dehors par un si mauvais temps ?
Karü remonta instinctivement la couverture sur lui, bien que ne fus aucunement nécessaire.
- Qui es-tu ? Qu’est-ce que je fais ici ?! Tu m’as enlevé, c’est ça ?!
- Hein ? Mais pas du tout ! s’écria l’inconnu en s’approchant de lui, souriant jusqu’aux oreilles.
- Me touche pas ! Qu’est-ce que tu veux ? De l’argent ?
- Absolument pas. Tu étais tombé dans les pommes, je t’ai juste ramené ici !
- Tu ne m’as…
- Je ne t’ai rien fais ! s’exclama l’autre en s’écartant.
- J’espère bien. J’ai un copain, je te signal.
- …Je préfère les femmes, de toute façon.
- T’es qui du coup ? pesta Karü.
- Nuo. Et toi ?
- Drôle de nom. Moi, c’est Karü. Fils de l’ancien Empereur d’Ohfsha.
- Bah qu’est-ce que tu fais là ?
- J’ai fugué.
- Pourquoi ?
- Tu poses trop de questions.
- Réponds-moi, s'il-te-plaît. Je suis ton aîné, je te signal !
- Je te connais pas.
- Tête de mule ! répliqua Nuo en lui tournant le dos avant de hausser les épaules.
- J’ai fugué parce que j’aime. Et parce qu’il m’aime. Ça te va ?
- Oui. Mais lui, il est resté là-bas ?
- T’as pas écouté ? Il m’aime ! Et le seul fait que l’on s’aime est un crime là-bas. Et les criminels sont pendus, ou brûlés. Je peux mourir, j’accepterais cela, mais je refuse qu’il meure par ma faute ! Je refuse qu’il meure parce qu’il m’aime ! Alors on a fui ensemble. Et nous sommes tous deux Saîovôuntï, par-dessus le marché…tu vois ce que c’est, un Saîovôuntï non ?
- Oui, oui, je sais, je ne suis pas inculte ! Ah…c’est beau l’amour ! Et il est où ton Valentin ?
- …c’est compliqué.
Nuo le regarda, vexé. Il lui tendit un verre d’eau.
- T’as mis quoi dedans, du poison ?! pesta Karü en refusant de le boire.
- C’est…compliqué.
- Bon, ça va, j’ai compris ! Il s’est fait enlever. Une gamine, Tïashu, s’est faite enlevée avec lui. Je cherche à les retrouver.
- Bah c’est pas trop tôt ! C’est de l’eau de robinet, au cas où.
- Je n’en ferais rien. Je te laisse, je dois retrouver Shino.
- Shino ?
- Mon « Valentin » comme tu dis. Bon. Ma sœur va bientôt arriver, et Shino est en danger… souffla Karü pour lui-même.
Nuo se crispa lorsque Karü fit allusion à sa sœur. Il le regarda puis marmonna :
- Comment te retrouvera-t-elle ?
- Un traceur.
- Evidement.
- Aller, au revoir, merci.
- Laisse-tomber, je viens avec toi !
- Certainement pas ! On ne se connait pas !
- Et je m’en contre fiche. Imagine que tu tombes une nouvelle fois…ce serait la dernière si personne n’est là pour te relever.
- Oh, fais comme tu veux ! répliqua fermement Karü.
Satisfait, Nuo suivit Karü, lui indiquant l’endroit où il l’avait trouvé pour que l’ex Saîovôuntï puisse suivre la trace des agresseurs de Shino et Tïashu.
Ils marchèrent en silence, puis Nuo s’arrêta, épuisé, sur le bord du chemin. Karü, lui, ne s’arrêta pas.
- Attends, petit !
- M’appelle pas comme ça ! Et puis, c’est toi qu’y a voulu venir, alors si t’es à la traîne, c’est pas mon problème !
- Espèce d’abrutit ! Tu ne te rends donc pas compte de ce que tu fais ? Tu prends un risque énorme pour Shino, tu pourrais te faire tuer, tu pourrais mourir sous les bombes et toi, tout ce que tu trouves à faire, c’est de m’envoyer bouler alors que je veux t’aider ?
- Ne parles pas de lui, tu ne le connais pas ! Et si tu me suis, c’est uniquement parce que j’ai parlé de ma sœur ! pesta Karü sans se retourner.
- N…n’importe quoi, je te suis pour te protéger !
- Tu ne me connais pas !
- Laisse-moi en apprendre plus sur toi, alors.
- Sans façon.
- C’est bon, j’ai compris. Je sais que tu veux absolument retrouver ton Valentin mais…j’ai besoin de quelques explications supplémentaires pour t’aider. Par exemple, qui sont les gens qui…
- Les Vengeurs. C’est le clan des Vengeurs qui a enlevé Shino et Tïashu. C’est le clan des Vengeurs qui les a kidnappés. Et c’est le clan des Vengeurs qui doit payer. murmura Karü en accélérant.
- Ah oui, quand même…
Nuo indiqua à Karü une base la plus proche du clan des Vengeurs pour y avoir été en tant que soldat de Pauyô en mission de reconnaissance. Une des deux seules bases situées à Pauyô. Ils y passèrent, mais, contre toutes attentes, elle avait été désertée.
- L’autre est à un mois de marche.
- Allons-y ! répliqua Karü, déterminé.
Il se mit à neiger. La neige caressait doucement les visages de Nuo et Karü. Le vent frappait leurs vestes trempées et le bout de leurs nez avaient pris une teinte rose.
Lorsqu’ils arrivèrent face à un immense court d’eau, ils firent un arrêt. Karü s’endormit.
Il entendit les voix de Shino et Tïashu, au loin. Il vit leurs silhouettes mouvantes dans la pénombre. Ils lavaient ce qui ressemblait à de la vaisselle. Shino rassurait Tïashu. La petite fille lui sourit puis murmura « Et monsieur Karü, que va-t-il faire ? Il ne doit pas venir ! Nous allons finir ce jeu ensemble ! ». Shino se mit alors à rire, puis répliqua d’une voix douce : « J’ai envie de le revoir, mais je ne veux pas qu’il lui arrive la même chose que nous. Il faut que l’on s’en sorte seuls. » Changement de décor. Tïashu pleure. Shino est mort. Sa tête est séparée de son corps. Son cœur ne bat plus. Ses yeux sont fixés sur la petite fille. A côté de ses membres inférieurs, il avait eu le temps d’écrire avec son sang le nom de son amant. Tïashu. Morte. Pendue. Hângä. Morte. Guillotinée. La Gouvernante. Morte. Les mains tâchées de sang. Karü, regardant la scène avec une satisfaction amère. Shino, vivant, devant lui. Shino, mort par sa main. Une action volontaire.
- Shino ! hurla-t-il en se réveillant, une main sur la poitrine.
Il regarda autour de lui et vit Nuo, allongé sur le sol à ses côtés, endormit. Une fois de plus, il vérifia si ses yeux n’avaient pas saigné : à part quelques larmes, il n’y avait rien.
Incapable de se rendormir, Karü se leva. Il parcourut quelques mètres et s’arrêta. Quelque chose avait bougé devant lui. Le vent fit frissonner les feuilles des arbres de la forêt, une branche craqua.
- Karü ? demanda une silhouette qui sortait des buissons.
- Hângä ? C’est toi ? chuchota le jeune homme en s’avançant.
- Oui. Tu n’es pas avec Shino et la petite dont tu parlais ?
- Ils ont…ils ont été enlevés par…par les Vengeurs… murmura Karü, la gorge sèche.
- Si c’est vrai, alors ils courent un grave danger ! s’exclama Hângä, soudain paniquée.
- Quoi ? Que va-t-il leur arriver ? Dis-moi !
- La prison des Vengeurs se situent sur Pauyô. Elle abrite des ennemis politiques de l’Alliance. A côté, le dictateur et ses cachots sont un parc d’attraction…ici, on te fait croire que tu peux gagner ta liberté si tu accomplis assez de tâches…on te dit que, si tu atteins mille points, on te libère mais…en fait, si tu effectues ces tâches, tu gagnes entre dix et vingt points ; il te faut donc environ deux mois pour obtenir les milles points…mais une fois les mille points rassemblés…
- Quoi ? Dis-moi, je t’en supplie ! Dis-moi ce que Shino et Tïashu…
- Une fois les mille points atteints…
- Salut ! Qui es-tu ? Karü ? Tu la connais ? demanda Nuo en s’incrustant l’air de rien.
Karü, dépité, stressé par le sort qu’allaient subir Shino et Tïashu, le fusilla du regard puis répondit d’un ton sec :
- Tu ne vois pas qu’on discute ?
- Si tu me réponds, je vous laisse tranquille ! promis son interlocuteur.
- Imbécile ! Hângä, Nuo ; Nuo, ma sœur. Maintenant, fiches-nous la paix !
- C’est bon, c’est bon, je vous laisse !
Nuo arborait un large sourire. Il retourna près du court d’eau et s’y assit, observant les silhouettes d’Hângä et Karü.
- Qui est-ce, en vrai ? Ne me dis pas que…que tu trompes Shino ?! s’exclama Hângä d’un air accusateur.
- Quoi ?! Mais pas du tout ! Il a insisté pour venir, je ne sais rien sur lui et je ne veux rien en savoir !
- Il est plutôt beau garçon… murmura Hângä pour elle-même.
- Pardon ?!
- Non, rien !
- Ce n’est pas le sujet ! La prison. Shino. Tïashu. Dis-moi ! Qu’arrive-t-il quand on a les mille points ?
- …ils…ils mourront, Karü…ils mourront, je suis désolée…
- Non, non ! C’est impossible ! Il ne peut pas…ils ne peuvent pas mourir ! Je refuse que…
- Nous pouvons encore tout arrêter. Nous avons deux mois.
- Allons-y, ne perdons pas de temps !
- Attends ! Et Nuo ?
- Il se débrouillera.
- Je viens ! s’exclama joyeusement Nuo.
- Dégage. marmonna Karü sans que personne ne l’entende.
Ils commencèrent à marcher. Hângä et Nuo discutaient.
- Allez, dépêchez-vous ! Je vous signale que Shino et Tïashu sont en danger de mort !
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