Chapitre III : Alcool
Ses yeux noisette brillaient, affolés, dans la pénombre calme de la nuit ; Nuo et Hângä s’étaient endormit l’un à côté de l’autre. Karü ne parvenait pas à fermer les yeux. Il se posait sans cesse des questions sur ce que devenait Shino. Sur ce que lui et Tïashu devenaient. Karü se leva et soupira. Il se rassit, incapable de faire quoi que ce soit. Son cœur battait à tout rompre. Il avait beau tenter de se persuader que Shino allait bien, il n’y parvenait pas. Il haïssait la distance qui le séparait à nouveau de son amant.
Une bombe explosa à quelques mètres et réveilla Nuo et Hângä. Ils se levèrent et, Karü en tête, reprirent leur route. Hângä s’approcha de son frère et murmura :
- Il survivra, Tïashu aussi. Ils sont forts. Quant à Shino, je sais qu’il ne mourra pas avant de t’avoir revu. Lui aussi, il tient à toi.
- Tais-toi.
- Je comprends ce que tu peux ressentir… ajouta Hângä.
- Non ! Non tu ne comprends pas ! Tu ne peux pas comprendre ! Tu ne seras jamais capable de comprendre ça !
- Moi aussi j’ai vécu un…
- Tu n’en seras jamais capable parce qu’Haîpé avait raison : si tu l’avais vraiment aimé, tu serais allé voir s’il était en vie ! Moi, j’aime vraiment Shino et je ne veux pas qu’il meurt ! Toi, tu t’amuses avec cet imbécile de Nuo, alors que moi je souffre de l’absence d’un être cher ! Mais je ne suis que ton frère, après tout, je ne suis que le second choix. De toute façon, tu ne peux pas le comprendre, puisque tu n’as jamais vraiment aimé quelqu’un !
Hângä le gifla. Karü lui lança un regard noir et accéléra. Il ne lui adressa plus la parole durant toute la journée.
Ils arrivèrent dans un village fraichement déserté. A par quelques objets, le lieu semblait figé, presque fantomatique. Ils entrèrent dans un restaurant afin d’y trouver des vivres, tout y était en ordre. C’était comme si les habitants de ce village avaient pris le temps de tout ranger avant de partir. Karü s’allongea sur un lit qu’il trouva à l’étage tandis qu’il écoutait la discussion que sa sœur avait avec Nuo.
- Pose cette bouteille, s’il-te-plaît. Tu vas finir saoul, et je voudrais te parler sérieusement.
- Laisse-moi boire ! s’exclama Hângä.
- Bon, si tu veux…tu sais, j’ai entendu votre conversation de ce matin ; entre Karü et toi. Je ne voudrais pas m’en mêler, mais…
Alors ferme-là. Pensa Karü.
- …je pense que tu devrais aller lui parler. Tu sais, c’est compliqué pour lui. Son Valentin est en danger de mort, et la petite –je ne sais pas ce qu’elle représente pour lui- aussi. Alors évidemment, il est stressé et sur les nerfs.
- Il m’a insulté ! répliqua Hângä en posant avec violence sa bouteille sur le bar.
- Il est à bout, c’est normal de perdre le contrôle. Il a besoin d’être seul, de pouvoir penser à Shino. Il est inquiet. Peux-tu comprendre cela ?
- Oui, mais je m’excuserais quand il s’acquittera. C’est tout de même lui qui a commencé !
- Tu l’as giflé. marmonna Nuo sur un ton de reproche.
- Oui, bah euh…c’est quand même à lui de s’excuser !
- Ça va être long…reste-là, je vais lui parler.
Hângä ne répondit pas et recommença à boire. Karü entendit le parquet grincer dans l’escalier puis la porte de la chambre s’ouvrit. Le jeune homme s’assit sur le lit, Nuo se mit à sa hauteur, accroupit sur le sol, et lui dit :
- Tu sais, ta sœur s’en veut pour ce matin.
- Ce n’est pas ce que j’ai cru comprendre.
- Ecoute…tu ne vas pas rester en froid avec elle indéfiniment, si ?
- Ça dépend d’elle.
- Et que veux-tu ?
- Qu’elle s’excuse.
- Je sais que tu es frustré, que tu veux revoir ton Valentin au plus vite, mais ne serait-il pas plus judicieux de rester en bon terme avec tes alliés ? D’après ce qu’elle m’a dit, Hângä et toi êtes proches. Pourquoi briser des années d’échange ?
- Elle fait comme si elle me comprenait, mais c’est faux. Elle ment en disant qu’elle a vraiment aimé, elle a levé la main sur Shino, il y a quelques semaines, et maintenant elle lève la main sur moi. Il te faut quoi pour comprendre qu’elle est en tort ? Un dessin ?!
- Je peux comprendre que tu sois en colère, que tu aies envie qu’elle fasse le premier pas pour s’excuser mais tu ne peux pas rester là à rien faire.
- Tu es comme elle, en fait ! Tu fais comme si tu me comprenais mais tu ne sais pas ce que c’est ! Tu ne sais pas ce que ça fait d’aimer à en mourir, tu n’as pas été dans ma condition, tu n’es pas un hors-la-loi, la personne à laquelle tu tiens le plus n’est pas en danger de mort, les personnes que tu admires n’apparaissent pas morts dans tes rêves, tu n’as pas dû fuir une société qui te rejette pour tes choix ! Tu n’es pas Saîovôuntï, tu ne peux pas comprendre ce que je ressens ! Tu ne peux pas savoir ce que ça fait d’être une anomalie !
- Une anomalie ?
- Vas-t-en.
- Non. Continue. Je t’écoute.
- Tu vois, c’est ça ton problème. C’est ça votre problème. Vous pensez qu’en écoutant, vous comprendrez. Mais c’est faux. Si tu avais vécu ce que je vis, si tu avais vu par quoi je suis passé, avec Shino, si tu avais été rejeté, si l’on t’avait répété toute ton enfance que tu étais une anomalie, alors peut-être que tu comprendrais. Mais tu fais partit de ces gens qui ont eu la chance d’avoir une enfance saine ; tu fais partit de ces gens qui, comme toi aujourd’hui, passent leurs vies à faire comme s’ils s’intéressaient aux autres. Mais en vérité, tu t’en fous.
Nuo soupira. Il ajouta en sortant de la pièce :
- Va au moins lui parler.
Karü leva les yeux au ciel et enfouit sa tête sous ses draps. Shino était loin de lui et, par-dessus le marché, Hângä flirtait avec un inconnu.
Le jeune Saîovôuntï d’Ohfsha entendit quelques éclats de voix puis sa sœur entra et s’assit à côté de lui, prenant soin de ne pas le regarder.
- Je suis désolée pour ce matin.
- Qu’est-ce que tu me veux, en vrai ?!
- Je ne vais pas te dire que je te comprends…je ne vais pas te faire la morale. Mais il faut que tu cesses de penser à lui, ça te détruit.
- Je refuse de l’oublier ! pesta Karü.
- Je ne te demanderais jamais une telle chose ! Simplement, je souhaite que tu ne te détruises pas pour Shino.
- Et Tïashu ?
- Tu t’inquiètes plus pour Shino que pour elle…
- Et alors ? Ais-je tort de préférer ma moitié à une gamine ?! Je ne dis pas que je veux sa mort mais, effectivement, elle passe au second plan ; Shino est plus important ! Ça te pose un problème ?!
- Non, mais laisse-moi te poser une question. Si jamais il arrivait un moment où Shino et Tïashu étaient tous deux en danger, qui sauverais-tu ?
- Shino.
- Et s’il te demandait de la sauver elle ? Et s’il ne voulait pas qu’elle meurt ? Si lui, aux portes de la mort, te demandait de la sauver et de le laisser là…que ferais-tu ? Qui sauverais-tu ?
- Shino.
- Il t’en voudrait.
- C’est Shino que j’aime, tu comprends ?! S’il est en danger, cette gamine ne compte pas. Il pourrait me supplier, se mettre à genoux pour que je ne le sauve pas, je le ferais quand même.
Hângä le regarda puis se leva. Elle sortit de la pièce mais ne regagna pas le restaurant. Elle s’assit sur le sol et attendit. Karü, lui, se recroquevilla dans le lit, en pleure.
Nuo rejoignit Hângä sur le pas de la porte. Il posa nerveusement sa main sur l’épaule de la jeune fille. Il la regarda dans les yeux et lui sourit. Nuo prit Hângä par la main et ils descendirent. Il s’assit sur une chaise, face au comptoir du restaurant. Hângä l’imita. Elle prit soin de ne pas le regarder, et se saisit d’une nouvelle bouteille d’alcool. Elle but.
- Tu devrais arrêter de boire. C’est mauvais pour la santé.
- Me fais pas la morale, toi !
- C’est toi qui vois ! répliqua Nuo en haussant les épaules.
- T’en veux ? demanda Hângä en lui tendant la bouteille.
- Non, merci, sans façon.
- Allez, une goutte. insista la jeune femme.
- Non, non, ça ira, merci.
- Pour me faire plaisir… marmonna Hângä, clignant rapidement des yeux.
Sur le bar, les cinq bouteilles qu’elle avait terminées trônaient au milieu des verres et des assiettes. Nuo abdiqua. Il prit le litre et but la moitié d’une traite.
- Ça faisait longtemps que je n’avais pas bu… marmonna-t-il, louchant légèrement.
- Petit joueur ! ricana Hângä en lui reprenant le litre pour le finir.
Nuo finit par s’endormir, affalé sur la table, tandis qu’Hângä s’enfilait une nouvelle bouteille. Lorsque, en fin d’après-midi, Karü descendit les retrouver, Hângä et Nuo étaient tous deux allongés sur le sol, les joues rosies, une bouteille à la main. Karü jeta un coup d’œil au bar et y vit les cinq litres vides d’alcool que sa sœur avait bu. L’odeur de la boisson s’était répandue dans la pièce. Karü sortit dans le village afin d’y récolter des vivres.
Le lendemain, Karü venait de sortir lorsqu’Hângä, encore sous l’emprise de l’alcool, tenta de se lever. Nuo dormait encore, les joues rouges. Hângä voyait trouble, elle percuta une table et tomba sur Nuo. Ce dernier se blottit contre elle, l’empêchant de de bouger, ses bras autour des hanches d’Hângä. La jeune femme repris peu à peu conscience. Elle tenta de se dégager, sans succès. Elle soupira, exaspérée, puis, se tordant le cou pour observer Nuo, elle sourit ; il dormait d’un sommeil profond, son front contre le dos d’Hângä, il resserra un peu son étreinte.
Hângä tenta une nouvelle fois de se retirer, mais, cette fois, Nuo se réveilla en sursaut. Lorsqu’il s’aperçut qu’il l’étreignait, il s’écarta vivement de la jeune femme.
- D…désolé ! Je ne sais pas ce qui m’a pris je…
- Ça va, c’est bon, c’est pas grave… marmonna Hângä en fuyant son regard, tout aussi gênée que lui.
Nuo la regarda, se leva, jeta un coup d’œil au bar et y vit avec stupeur les cinq bouteilles d’alcool alignées dessus.
- On a bu tout ça ? demanda Nuo, hébété.
- Non. T’as bu la moitié d’une bouteille, j’ai bu le reste.
Le jeune homme la regarda, choqué, puis secoua sa tête. Il se dirigea vers les cuisines du restaurant et se rinça violement le visage. Il se regarda dans le miroir se trouvant au-dessus du lavabo. Il avait le visage entièrement rouge, ruisselant. Sa tête tournait encore, il ne se souvenait pas des évènements qui avaient suivi sa première gorgée d’alcool. Hângä entra dans la cuisine, faisant tressaillir Nuo.
- On bouge. Karü a vu des soldats de l’Alliance.
Elle avait parlé sans le regarder, sans émotions, sans ton dans sa voix. Lorsqu’elle sortit, elle plaqua sa main contre sa bouche, gênée, rougissant jusqu’aux oreilles. Elle rejoignit son frère devant le restaurant.
- Tout va bien ? demanda Karü, inquiet, en voyant sa tête.
- Oui, oui… marmonna Hângä en se cachant le visage.
- Si c’est Nuo qui… commença son frère en serrant le poing.
- Laisse, je t’assure que tout va bien.
Karü baissa la tête et soupira, puis ils furent rejoints par Nuo et partirent vers la prison du clan des Vengeurs. Nuo et Hângä ne parlèrent pas, cette fois-là, ils ne s’approchèrent pas non plus.
Le soir venu, lorsqu’ils s’arrêtèrent, Nuo s’était désigné pour chercher des vivres, laissant Hângä et son frère seuls. Karü s’approcha de sa sœur et demanda avec agressivité :
- Il t’a fait quoi ?
- Qui ?
- Nuo. Qu’est-ce qu’il t’a fait quand vous étiez bourrés ?
- Hein ? Mais rien !
- Alors pourquoi vous agissez comme ça l’un envers l’autre ? Il s’est passé quoi ?!
- Rien, je t’assure, il ne s’est rien passé, absolument rien ! s’exclama Hângä, tentant de se persuadée elle-même.
- Vous sembliez proches, tous les deux avant de boire, pourtant… insista Karü.
- Ce ne sont pas tes affaires ! répliqua sa sœur en se levant d’un bond.
Karü soupira. Il s’allongea sur la paille étalée dans la grange qui allait leur servir d’abris et ferma les yeux. Les images du cadavre de Shino lui revinrent en mémoire et il se leva, la larme à l’œil. Son cœur s’était mis à battre à vive allure, comme si quelque chose n’allait pas. Dans sa tête défilaient les images des corps sans vie de Shino et Tïashu, puis seulement celui de Shino. Shino assassiné par Tïashu. Shino assassiné par Karü. Shino assassiné. Shino. Mort. Le sang battait dans les tempes de Karü, qui s’effondra, épuisé. Hângä accourut et tenta de le réveiller, sans succès. Son cœur battait faiblement dans sa poitrine, son souffle était lent et ses paupières lourdes. Est-ce donc ça, la mort ?
Nuo revint quelques minutes plus tard, les bras chargés d’eau et de pain. Voyant l’état de Karü, il lui aspergea violement la figure, ce qui le réveilla.
- Shino ! s’exclama-t-il.
- Tout va bien, on va le retrouver ! assura Nuo.
- Que s’est-il passé ? Shino ? Tïashu ? Que… ?
- Ce n’était qu’un cauchemar. Tu es tombé dans les pommes. expliqua Hângä.
Une fois Karü remis sur pieds, Nuo leur distribua les vivres qu’il avait trouvés. Hângä insista pour aller chercher de quoi boire (autre que de l’eau évidement). Lorsqu’il fut sûr que la jeune femme était partie, Nuo se pencha vers Karü :
- Je crois que j’aime bien ta sœur…
- Hé ! T’es pas bien, toi ! Touches pas à Hângä !
- Je disais juste ça comme ça…
- Je n’ai aucunement confiance en toi, et je ne veux pas que tu lui fasses du mal alors ne t’avises pas de te frotter à elle, comprit ?! pesta Karü en se levant.
- Mais je ne veux pas lui faire du mal ! Je disais juste que…qu’elle… marmonna Nuo, les yeux brillants.
- Tais-toi !
Karü lui jeta de l’eau dans la figure et s’exclama :
- Tu ne touches pas à ma sœur, c’est tout !
Il sortit ensuite de la grange et regagna une des deux petites maisonnettes qui bordait le bâtiment. Toutes deux étaient en ruine mais c’est là que Nuo avait trouvé les vivres. Il vit Hângä entrer dans la grange, mais n’y prêta pas attention et s’engouffra dans le couloir délabré de la bâtisse.
Hângä, six bouteilles dans les mains, s’assit aux côtés de Nuo en prenant soin de ne pas croiser son regard. Elle posa les bouteilles devant elle et en ouvrit une qu’elle but entièrement avant de dire sans vraiment s’adresser à Nuo :
- Tu sais, par rapport à ce matin…je ne t’en veux pas. C’était gênant, ouais, c’est vrai, mais bon…on avait bu quoi…t’as soif ?
Elle lui tendit une bouteille qu’il refusa poliment. Hângä haussa les épaules et but trois des six litres d’alcool. Sa tête commença à tourner et elle se laissa choir sur Nuo. Ce dernier rougit et tenta de la repousser, mais il était voué à l’échec. Il la regarda, tendu, et ne put s’empêcher de lui effleurer la tête quelques secondes avant qu’elle ne se redresse pour boire une quatrième bouteille.
- Tu devrais arrêter de boire, Hângä.
- De quoi j’me mêle ?
Nuo sourit. Il commença à manger le pain qu’il avait trouvé mais Hângä, sous l’emprise de l’alcool, le pris par le menton, pencha la tête sur le côté, sourit puis l’embrassa. Nuo l’écarta vivement, une main sur sa bouche l’autre sur celle de la jeune femme. Il prit l’unique bouteille qu’Hângä n’avait pas bue et l’avala d’une traite, comme si cela pouvait changer quelque chose au comportement de l’adolescente.
- Je crois que je suis amoureuse de toi ! ricana bêtement Hângä, louchant à moitié, affalée sur Nuo.
Le jeune homme, toujours peu habitué à l’alcool, commençait à voir trouble mais il avait entendu distinctement la phrase prononcée par Hângä. Dans un dernier effort de sa conscience, il pensa avec espoir : On dit que les gens bourrés disent la vérité… Puis ils s’endormirent, blottis l’un contre l’autre.
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