Chapitre IV : Grand frère
Son œil droit le brûlait, sa tête ne cessait de tourner, le sang battait avec violence dans ses tempes. Il ouvrit son œil gauche et vit de façon flou la silhouette de Tïashu, allongée sur un lit, endormie. Une ombre pâle passa devant lui et sembla l’observer :
- T’es réveillé ? demanda sèchement une voix masculine.
- Où suis-je ? murmura Shino.
- A l’infirmerie.
Shino tenta de regarder les alentours mais il voyait encore flou. Son œil droit était caché d’un bandeau noir. Lorsqu’il s’en aperçu, il voulut l’enlever, mais la silhouette blanche l’en empêcha :
- Ne fais pas ça ! Ce n’est pas beau à voir ; ton œil est percé, il est vitreux et aussi hideux qu’un soldat dont on a amputé les deux jambes sans anesthésie !
- Qu’est-il arrivé durant le combat ? Tïashu ? Elle est blessée ?!
- Non, la gamine va bien. On a dû l’assommer pour qu’elle ne voie pas l’horreur qu’est ton œil. T’es le seul à t’être battu. T’as un œil crevé mais tu es encore en vie, c’est l’essentiel.
Le flou se dissipait petit à petit, il commençait à distinguer presque à la perfection le lieu où il se trouvait : une petite salle où une demi-douzaine de lit étaient installés, tous occupés, certains par des patients aux portes de la mort. L’un d’entre eux portait d’étranges bagues vertes fluos à chaque doigt, eux-mêmes gonflés. Tïashu gisait, endormie, sur un lit à ses côtés. L’homme à qui Shino avait parlé se tourna vers lui et demanda :
- Vois-tu bien de ton œil valide ? Ce n’est plus flou ? Tu distingues absolument tout ?
- C’est encore un peu trouble.
- Dans quelques heures, si tout se passe bien, ce sera comme avant. Si d’ici demain ça n’a pas changé, alors je serais obligé de t’opérer. Et ça risque de faire mal. Parce que tu sais…ici, on n’a pas d’anesthésiant ! ricana l’homme, affichant un sourire satisfait sur son immonde visage à moitié brûlé par de l’acide.
Comme l’avait dit cet individu, Shino fini par retrouver l’entière fonction de son œil gauche ; Tïashu et lui regagnèrent donc leur cellule. La jeune fille se tourna vers lui, pencha sa tête sur le côté et l’interrogea :
- Tu te déguise ?
- Euh…ouais, c’est ça, c’est un déguisement. Ouais.
- C’était cool le pestacle !
- Le ?
- Bah le pestacle, tu sais dans l’arène ! T’as bien joué ! Et le monsieur méchant là ! Et avec le fouet ! C’était drôle ! Même si j’ai pas tout compris et que je sais pas pourquoi j’étais là…
- Ouais, ouais…le spectacle. Ouais.
Tïashu s’assit en tailleur et regarda le plafond, pensive, un sourire se dessina sur ses lèvres. Tout est de sa faute…elle…tout est de sa faute…non ! Non, il ne faut pas que je pense comme ça…c’est qu’une gamine…elle ne sait pas…elle ne peut pas comprendre…elle n’est pas consciente… Shino secoua la tête et s’allongea sur le sol. Et si Karü me rejetait ? Est-ce vraiment hideux ? L’infirmier disait-il la vérité ? Où devrais-je aller si Karü me rejette ? Mon œil sera-t-il un poids ? Il regarda tristement Tïashu de son œil valide et s’endormit.
Le lendemain, même routine, sortie des cellules, mais, cette fois, Shino refusa d’aller dans la carrière. Tïashu et lui entrèrent dans les cuisines et furent assignés à la préparation de la viande. Shino s’assit sur un tabouret, dos à un tapis roulant en panne. Tïashu se plaça sur le sol, somnolente. On donna à Shino une immense bassine remplie de viande sanglante et une louche pour remplir une centaine de bols.
Mais lorsque le Saîovôuntï de Caski eut rempli son cinquième bol, il remarqua quelque chose de vert dans la bassine. Il posa sa louche et tenta d’attraper ce qui avait attiré son attention mais il n’y parvint pas. Il reprit son outil et continua de remplir les bols.
Tïashu se réveilla et prit la relève. Elle s’exclama, faisant peur à Shino :
- Eh ! Regarde ! J’ai trouvé une bague !
Shino observa l’objet : une bague verte fluo. Il déglutit, pensant à une farce, à un accident. Mais lorsque Tïashu en sortit neuf autres, il n’y avait plus de doute. C’étaient là les dix mêmes bagues que portait l’homme mourant dans l’infirmerie, la veille. Shino secoua la tête, tentant de chasser cette idée de sa tête. Il prit la louche et finit de remplir les bols. Tïashu s’amusait avec ses trouvailles, mais Shino observait la bassine, dégoûté. Au fond de cette dernière, il y avait un morceau d’ongle teinté de vert fluo. C’est…c’est de la viande humaine…non…non, c’est impossible…non…non…non…non ! Je…je n’ai pas…je n’ai pas mangé… Il regarda à nouveau l’ongle au fond de la bassine, voulant croire à un rêve, puis jeta un coup d’œil à Tïashu. Son souffle s’accélérait, sa pupille se dilatait. Il déglutit. Alors c’est ainsi, ici…nous mangeons les morts…et…qu’est-il arrivé à la femme qui avait gagné sa liberté après l’arène ? Pourquoi l’ai-je entendu crier, hier ? Est-elle aussi… Son œil se dirigea vers le contenu des bols.
Il eut un mouvement de recule brusque et pris Tïashu par la main, lui prenant les dix anneaux.
- Eh ! C’est à moiiiiii !
- Laisse ça tranquille.
- Mais… !
- On a dit que tu devais m’écouter, non ?
- Mais ! C’est pas juste ! Monsieur Karü, lui, il me les aurait laissés !
- Karü n’est pas là, d’accord ?! Arrête de faire comme si on allait vraiment le revoir ! On ne sait même pas si on sortira d’ici ! On ne sait même pas si Karü nous cherche ! On ne sait même pas s’il s’inquiète pour nous ! On ne sait pas non plus s’il est en vie !
- T’es méchant !
Tïashu le regarda, puis se retourna et partit en pleurant à l’autre bout de la cuisine. Shino mit un des anneaux à son auriculaire gauche et lança huit des autres dans une machine qui broyait des légumes. Il rejoignit Tïashu et lui donna un des anneaux.
- Si on te demande où tu l’as eu, il vient de ton frère, d’accord ?
- J’ai pas de frère.
- A partir de maintenant je suis ton grand frère, compris ?
- Pourquoi ?
- …parce que. Ne pose pas de questions.
- D’accord, grand frère !
Shino sourit, mal à l’aise, et soupira en regardant les bols remplis de viandes humaines.
- Et…ne manges plus de viande.
- J’aime pas cette viande.
- Bien.
Tïashu le prit par la main et, en lui souriant, elle lui dit :
- On fait quoi, maintenant, grand frère ?
- Je ne sais pas.
Tïashu semblait se prendre au jeu. Elle ne daigna lâcher la main de Shino que lorsqu’ils furent rentrés dans leur cellule.
- Grand frère Shino ?
- Oui ?
- Aujourd’hui, on est le dix-sept février et j’ai comme ça ! s’exclama Tïashu en montrant sept de ses doigts, toute fière.
- Ah…ah bon ? Eh bien bon anniversaire, Tïashu…je suis désolé…
- De quoi ?
- Qu’on soit ici, que tu ne sois pas avec ta famille…
- Maintenant c’est toi et Karü ma famille ! répliqua la jeune fille.
- Avoir des parents, c’est aussi important.
- Eh bah…vous êtes mes papas !
- N’importe quoi, toi…on a seulement sept ans de différence.
- Mais moi je veux que tu sois mon papa ! Et Karü aussi ! Mes deux papas !
- Je ne suis pas sûr qu’il soit de ton avis ! ricana Shino.
- Eh bah je m’en fiche !
- Je suis sensé être ton grand frère, ici. lui rappela le Saîovôuntï de Caski.
- T’es mon grand frère et mon papa numéro un ! répliqua Tïashu en haussant les épaules.
- Allez. Il faut dormir, maintenant. soupira Shino, amusé.
Ils fermèrent les yeux et s’endormirent. Tïashu pleura au milieu de la nuit, gémissant dans son sommeil, réveillant Shino en se blottissant contre lui. Shino sourit, et passa sa main dans le dos d la jeune fille qui se calma aussitôt. Elle me rappel Karü…mais elle n’est pas lui…il me manque…son odeur me manque…son réconfort…lui. Il a encore rompu sa promesse…nous sommes encore séparés…
Shino n’arriva pas à se rendormir, son œil droit brûlait, et les souvenirs lointains de Karü le brisaient. Des images construites de toutes pièces par son imagination lui parvenait : Karü, ayant vu son œil, tellement dégoûté qu’il le quitte, le rejette, tente de le tuer et, dans un geste de légitime défense, Shino le tue. Lorsqu’il se réveilla, le lendemain matin, aux alentours de dix heures, la voix robotique n’ayant pas annoncé l’évacuation des cellules, Shino pleurait. Tïashu dormait encore profondément dans ses bras.
La voix robotique s’éleva enfin dans la prison :
- Annonce dans le hall, veillez vous rendre dans le hall. Annonce dans le hall, veillez vous rendre dans le hall.
Shino réveilla Tïashu et ils se rendirent dans le hall. Là, l’écran n’affichait plus ni l’heure, ni la progression des prisonniers, mais un visage masqué. Une fois tout le monde rassemblé dans le hall, l’individu parla :
- A partir d’aujourd’hui, les cuisines seront fermées aux prisonniers, ainsi que toutes les autres activités. Mise à part la carrière qui vaudra à présent trente points par jour. Cent si vous trouvez de l’or. Les points seront répartis par binôme. Si un des deux membres du duo est mort ou incapable de travailler, l’autre devra le suivre dans son état. Si l’un d’eux meurt, l’autre est exécuté. Si l’un d’eux obtient de l’or, les deux ont cinquante points. Je vais laisser mon suppléant vous donner les noms des binômes qui repartent à zéro.
Une silhouette prit place et murmura d’une voix enjouée :
- Taj et Solaris. Joaquim et Wilson. Shino et Tïashu.
Puis son image disparue et les écrans réaffichèrent les scores. Shino et Tïashu étaient bien redescendu à zéro.
- Pourquoi ? demanda Tïashu à Shino.
- Je ne sais pas mais ne pose pas de question.
- Mais on était à cent !
- Tais-toi, Tïashu.
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