Chapitre VIII : Blue

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Mars 1665, Empire d’Ohfsha, ville de Tahbak, nord de l’Empire.

L’épée du jeune homme vola derrière lui et tomba sur le sol dans un tintement aigu. La lame de la jeune épéiste vacilla et se loge sous le menton du jeune homme.

- Encore perdu ! s’exclama-t-elle.

- Ce secteur ne m’intéresse pas. répliqua Karü.

- Dis plutôt que toi, Saîovôuntï d’Ohfsha, tu es incapable de manier l’épée ! répliqua Blue.

La foule de gardes qui les regardaient ricana.

- Je dirais plutôt que moi, Saîovôuntï d’Ohfsha, je suis capable d’apprendre à gouverner, et non à décimer.

- Pas faux ! s’exclama Blue en haussant les épaules.

Elle l’aida à se lever et l’embrassa -les gardes se retournèrent et l’un deux lança d’un air innocent « tiens, ils ont changé les fenêtres ? »-.

Blue était une jeune fille de quatorze ans aux cheveux noirs teintés des mêmes lueurs bleues qui arpentaient son regard étincelant. Elle lâcha Karü puis chuchota d’une voix mielleuse au creux de son oreille :

- A demain, preux chevalier.

Karü la regarda partir, agitant bêtement sa main en signe de salut. Derrière-lui, un garde pouffa. Le maître d’arme lui donna un coup sur la tête puis, s’adressant à Karü, il dit :

- Il va falloir que tu t’entraînes d’arrache-pied, si tu veux pouvoir un jour être digne de ton père.

- Mon père est mort ! s’exclama Karü d’un ton féroce.

- Tu sais très bien de qui je veux parler.

- Lui…il n’es pas mon père, je ne veux pas devenir comme lui !

- L’Empereur d’Ohfsha et celui du Sioux se sont mis d’accord : nos trois plus valeureux guerriers seront envoyés au Sioux pour y faire un tournois de combat à mort. Blue y participera. Il reste une place, le choix te reviens.

- Blue y participe ? Mais c’est de la folie ! Et si elle meurt ?

- Ma fille est une de nos soldats les plus entraînés. Elle ne risque rien. répliqua fermement le maître d’armes.

Karü, bien que dubitatif, ne répondit pas. Il salua l’homme puis sorti de la pièce et prit la direction du dortoir. Le Saîovôuntï d’Ohfsha entra dans sa chambre et se laissa tomber sur son lit en soupirant. Il s’y endormit en un instant.

Le lendemain, le maître d’armes revint le voir :

- Tu as deux jours pour égaler Théo.

- Mais j’y arriverais jamais ! Vous l’avez regardé ?! Il fait deux mètres de haut et un de large ! Ses bras sont épais comme des canons et il soulèverait un bateau à mains nues !

- Tu as la langue bien pendue, jeune homme. Les muscles ne font pas tout. Dans un duel, l’intellect est parfois plus puissant que la force brute. Tu dois, comme tu aurais dû le faire il y a deux ans, entraîner ton cerveau à anticiper les attaques adverses.

- Apprendre en deux jours ce qu’on apprend en deux ans… résuma Karü, dépité.

- Trois ans. rectifia Blue en arrivant par derrière.

Karü la regarda passer puis s’empara d’une épée et lui lança :

- Revanche ?

- Non, désolée, je dois m’entraîner pour le tournoi.

- Ah bon…

- Elle a raison, Karü. Blue a beau être en tête, si elle échoue, c’est la mort assurée.

- Quelle est la moyenne d’âge des soldats du tournois ?

- Entre huit et quinze ans.

- Mais Théo en a vingt-quatre !

- Il ne participe pas. répliqua son mentor. Il y sera mon représentant.

- Alors pourquoi dois-je l’égaler ?

- Pour stabiliser ton niveau.

- Et Blue ?

- Blue est quatorzième au classement de la caserne ; toi, tu es soixante-dix-septième. Vous n’êtes pas comparables. Mais tu peux encore monter dans le classement.

- Je commence par quoi ?

- Je te l’ai dit, bats-toi contre Théo.

Karü soupira ; Théo entra dans la pièce.

- Salut, Théophile.

- C’est Théo, abruti !

- Sois gentil avec moi, s’il-te-plait.

- Magne-toi, j’ai pas que ça à faire ! J’te termine et j’vais manger.

C’est perdu d’avance… pensa Karü en se levant. Il se mit face à son adversaire et le toisa. Théophile était un homme de vingt-quatre ans, grande carrure, petits yeux et gros nez le tout entouré d’une montagne de muscles. Il s’empara d’une épée et salua le jeune homme. Le Saîovôuntï d’Ohfsha l’imita.

- Théo, tu ne dois pas l’endommager. Apprends lui l’art du combat, ne le blesse pas ; quant à toi, Karü, observe, anticipe, comprends, agis. Compris ?

- Oui capitaine ! s’exclama Théophile.

- Ouais…

- Saluez…allez-y !

Théophile fonça sur la droite de Karü puis bifurqua à gauche au dernier moment, faisant tomber son adversaire.

- Debout !

Karü fusilla son mentor du regard et esquiva une nouvelle attaque de son adversaire.

- Attaque-le !

- Je fais ce que je peux !

- Et ce n’est pas assez ! Utilise ton cerveau !

- Va te faire voir… marmonna Karü.

Il sauta sur le dos de Théophile et y enfonça ses ongles, ce qui fit hurler son adversaire. Ce dernier tomba, avant de revenir à la charge. Karü para, encore et encore, puis son adversaire feinta, et Karü se retrouva au sol, une épée pointée vers sa tête.

- T’as perdu ! ricana Théo.

- Nan, tu crois ?

- Il suffit ! Karü, comme je m’y attendais, tu as été trop lent. Tu dois plus utiliser ta force physique que mentale ; ton esprit n’est pas assez ouvert pour cet art…

- Ah bah merci…

Son mentor l’amena dans une salle au sol creusé de façon conique en profondeur. Il ordonna à Karü de s’y laisser tomber.

- Maintenant, utilise ton cerveau pour t’appuyer sur ta force physique et remonter.

Son supérieur le salua et tourna les talons.

- Et si je n’y parviens pas ?

- Lors tu resteras ici ! répliqua la voix de Théo qui s’assit au bord du gouffre.

- Dégage ! pesta Karü.

- Doucement, gamin ! J’ai juste répondu à ta question !

- Casse-toi !

- C’est pour Blue ou pour ta fierté que tu hurles comme ça ?

- Tais-toi !

- Les deux, donc. Tu veux que je t’aide ? Je ne dirais rien à personne, tu as ma parole !

- Va-t’en !

- Non. Je suis ici chez moi, au cas où tu l’aurais oublié, je suis soldat.

Karü lui tourna le dos et s’assit en tailleur sur le sol.

- Tu es sûr que tu veux griller les deux neurones qu’il te reste ? je peux t’aider.

- Ferme la cicatrice béante au milieu de ta tête qui te sert de bouche. Autrement dit dans le langage courant : ta gueule !

- Ah, la jeunesse…réponds-moi, simplement !

- Non ! Merde !

- Ok, ok !

Théophile croqua dans une poire qu’il avait amenée et regarda Karü. Le jeune Saîovôuntï s’était levé et fonçait sur les parois de la cavité, tombant à plusieurs reprises. Il essaya, encore et encore, puis tomba face contre terre.

- Gzmbrl… marmonna-t-il en se relevant.

- Donc ? Besoin d’aide ?

- Seulement un indice. Juste un indice ; pas de solution, juste un indice.

- Je n’ai pas compris ta demande ! ricana l’autre.

- S’il-te-plait ! marmonna Karü comme si chaque mot lui écorchait la bouche.

- L’endroit où tu te trouves est circulaire ! Le maître d’armes t’a dit d’utiliser ta tête, puis ton physique de mollusque.

- Merci, crétin.

- Avancé ?

- Casse-toi.

- Je dois parler à Blue de toutes façons.

Karü ne l’entendit pas partir. Il se tenait debout au milieu du cercle et répétait :

- Circulaire, réflexion, force, circulaire, réflexion, force…

Il s’arrêta de parler, regarda la paroi, réfléchit puis se mit à courir, formant un cercle dans sa course, montant de plus en plus haut. Il finit par atteindre le sol plat et normal.

- J’ai réussi ! s’exclama-t-il, essoufflé.

Mais lorsqu’il regagna la salle d’entraînement intensif, où il voulait retrouver Blue, Karü vit sa silhouette fine enlacée à celle de Théophile. Ils s’embrassaient. Le Saîovôuntï, fou de rage, les sépara d’un coup d’épaule. Il gifla Théophile avec force puis regarda Blue, d’un air dégouté.

- Je peux tout t’expliquer !

- Depuis combien de temps ?!

- Je…

- Ça dure depuis combien de temps ?! Depuis combien de temps tu me trompes avec cet imbécile ?!

- S…six mois…

- Ça fait six mois qu’on est ensemble ! Tu n’es qu’une putain de menteuse ! pourquoi t’as fait ça, hein ? pourquoi ?

- C’est ta faute !

- Oh, tu rejettes ta propre faute sur moi ! Mais va te faire voir, en fait ! On dit « qui se ressemble s’assemble », alors deux ordures ensembles ça devrait aller !

- Attends !

- Pourquoi tu me retiens ?! Il y a quoi d’autre encore ? Attends, laisse moi deviner…vous avez couché ensemble ?

- …

- Tu me dégoûte ! Je ne veux plus jamais entendre parler de toi, ou de Théophile !

Karü accéléra et claqua derrière lui la porte de la caserne. Il regagna d’un pas furieux l’auberge dans laquelle sa sœur logeait. Le jeune homme entra dans la chambre vide d’Hângä e se laissa tomber sur le lit, en pleurs. Il finit par se lever et par se diriger vers la fenêtre ; essuyant ses larmes, il ouvrit les carreaux et regarda en bas. Il savait qu’il était au dixième étage de l’auberge. Au loin, un chien jappa, un chat miaula, le vent souffla. Au moment où Karü allait enjamber le bord de l’ouverture et se laisser tomber dans le vide, au moment où Karü allait faire l’impardonnable, sa sœur entra et le jeta sur le sol de la chambre, ferma la fenêtre et cria :

- Qu’est-ce que tu fou ?!

- J’veux crever !

- Mais t’es débile, toi !

- Blue me trompe depuis le début avec cet imbécile de Théophile !

- Y’en aura d’autres, des imbéciles, des filles, y’en aura d’autres !

- J’veux crever.

- C’que tu peux être bête, toi alors !

Elle le lâcha mais son frère n’eut pas la force de se lever. Il la regarda, les yeux humides, l’air triste, puis marmonna :

- Blue me trompe…

- Tu l’as déjà dit.

- Elle m’a toujours menti. Ils ont couché ensemble…

- Oh la…

- Je l’aimais, moi, je l’aimais…vraiment…

Une longue semaine passa ; une semaine durant laquelle Karü mangea peu, ne voulut voir personne d’autre qu’Hângä. Six mois plus tard, Karü s’adressa à sa sœur :

- Je crois que j’aime les hommes.

- Mais bien sûr. Allez, bonne nuit.

Karü soupira. Sa sœur quitta la pièce, sans doute pour aller boire, comme toujours.

Le jeune Saîovôuntï s’empara d’un journal paru une semaine au paravent et en observa la une. Une photo y représentait le Saîovôuntï d’un Empire voisin : Shino, de Caski. Karü passa ses doigts sur la bouche de l’adolescent pris en cliché et la jeta au loin.

- Il va forcément aller à l’Académie. Nous nous y retrouverons, il ne m’aimera pas, c’est impossible, mais…

Le lendemain, une amie d’Hângä vint déclarer sa flamme à Karü, qui déclina ses vœux. Ce soir-là, à nouveau, Hângä retourna au bar, et Karü admira une heure durant le cliché de Shino, Saîovôuntï de Caski.

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