Le sommeil du Grand-Volant
C’est à un arbre d’ambre que Mer doit sa lumière.
En cette soirée, son éclat est pâle, de la couleur d’un bleu pastel.
Ses branches nouées se reflètent à la surface de l’eau qui recouvre le monde.
L’une d’entre elles, ressemble à une voie tracée à même le glacis de l’océan, courbe infini, faisant le tour du monde.
Des coups de pagaies la troublent. Ils font vibrer les branches réfractées en surface. Deux jeunes gens à la peau sombre et aux coiffes de plumes avancent silencieusement sur leur barque au crépuscule. Autour d’eux, de grandes coquilles brisées, larges de plusieurs dizaines de mètres de circonférence, flottent au-dessus de Mer. Ils décrivent des arcs entre elles, veillant à ne pas les heurter de leurs pagaies.
La jeune femme en tête adresse des signes à son compagnon, désignant une coquille plus grande au centre de l’archipel flottant. C’est la seule à se balancer sur sa partie externe, parmi les dizaines qui les entourent. L’eau chante doucement son déséquilibre, par un ressac lent et profond. L’esquif approche de l’île calcifiée. À proximité, la jeune femme tend la main pour saisir le bord flottant, assurant une prise stable afin de permettre à son compagnon de débarquer. La barque se soulève d’un côté quand l’homme parvient à poser pied sur la coquille. Narra se retient pour ne pas chavirer avec l’embarcation, puis se hisse rapidement à son tour.
Tous deux sur le sol blanc cassé - couvert d’une fine membrane de protéine qui colle sous leurs doigts et pieds - les jeunes gens se tiennent immobiles. Muets comme des tombes en contemplant ce qui se trouve au creux de l’île.
Lové sur lui-même, un long corps de plumes blanches, brillant encore dans la lumière bleue céramique du crépuscule d’ambre, se soulève au rythme d’une respiration lente.
Quatre doigts élancés, chacun terminé par de puissants ongles recourbés en lame de serpe, griffent doucement la membrane de la coquille dans le sommeil profond de la bête.
Les rectrices qui ornent l’arrière-train de la créature frétillent en réagissant aux songes de l’oiseau. Les poils de ses plumes sont doucement bercés par le puissant souffle du volatile.
Sa collerette noire grimpe jusqu’à la base de son bec long d’un mètre, courbé en pointe comme un crochet prêt à déchirer ses proies.
Long de probablement dix mètres, le Grand-Volant que les jeunes gens traquent est à portée de main.
Posant son doigt sur ses lèvres, la jeune femme sort de son pagne de plumes tressées un curieux instrument. Fait de coraux taillés et assemblés, il ressemble à un ensemble de roseaux terminés par une conque, faisant résonner les sons dans chaque tube.
Le jeune homme, quant à lui, saisit la lance dans son dos et se décale, contournant la créature, prêt à intervenir si nécessaire.
Les cheveux noirs et bouclés de la jeune femme tombent autour de ses épaules, et frémissent lorsque le souffle chaud du Grand-Volant prend sa tête. Elle pince son nez en serrant ses narines, et se fait violence pour supporter l’haleine putride.
Elle porte l’ocarina à sa bouche et pose délicatement ses lèvres sur les tubes les plus fins.
Sa mère lui avait toujours dit que l’intention comptait plus que les notes ; que l’esprit, plus que la maîtrise, séduirait le Volant.
Le souffle qui s’échappe de ses lèvres n’est qu’un mince sifflement, qui s’engouffre dans les voies tubulaires et fait résonner sur les surfaces convexes des notes s’élevant vers le ciel sans nuage, glissant entre les bras froids d’ambre jusqu’à l’autre côté de la Mer courbe.
Le jeune homme, agrippé à sa lance, sent les poils de ses bras se hérisser. Un frisson traverse son échine, sans qu’aucune brise n’en soit responsable.
Ces mers ne connaissent de vent que le souffle des hommes…
… Et les battements d’ailes des Volants.
La créature sort de son sommeil d’un bond, se redressant immédiatement sur ses longues pattes.
Elle écarte ses ailes et hérisse ses plumes comme un prédateur en furie. Mais aucun son ne franchit son bec, pourtant grand ouvert.
La jeune femme continue de souffler dans l’ocarina, bien que ses doigts glissent sur l’instrument, la peau moite de sueur froide. Elle ne cessera de jouer tant que le Volant ne l’y contraindra.
Mais la créature claque des ailes dans l’air.
La bourrasque est si puissante que la jeune femme défaille, manque de tomber, et laisse échapper l’ocarina qui rebondit sur la coquille.
Le jeune homme se rétablit comme il le peut, tire sa lance de son dos et la tend en direction du Volant.
Mais l’oiseau claque à nouveau des ailes, se cambre, puis s’élève dans les airs.
Son envol fait chanceler l’île, désarçonnant les deux jeunes gens qui s’effondrent dans le tumulte.
Les battements du Grand-Volant, s’élevant dans la nuit, continuent de perturber les flots pendant plusieurs longues secondes.
Recroquevillés sur eux-mêmes, les deux traqueurs attendent que la tempête passe.
Quand ils n’entendent plus du Volant que l’écho lointain de son vol, la jeune femme ose enfin relever la tête et regarder les cieux.
Le calme revenu, seulement troublé par le chant discret des coraux sous-marins, lui rappelle qu’il faudra reprendre la traque.
Des jours encore à pagayer, marcher, et poursuivre le domptage du Grand-Volant le plus caractériel de l’Archipel des Longues Coquilles…
… en espérant que les Rame-Libres ne le séduisent pas avant eux.
Le jeune homme est déjà debout, et marche prudemment sur le sol calcifié incertain, en grognant entre ses dents :
« Je joue la prochaine fois, dit-il d’un ton agacé, il semble que la grande Narra ait du mal à séduire sa proie.
- Et tu penses que ton égo t’aidera à faire mieux, Alibi ? »
Le garçon au regard sombre s’esclaffe, puis commence à gravir la pente pour regarder au-delà de la coquille. Il observe le Grand-Volant disparaître entre deux tours-couveuses en ruine.
Il penche la tête de côté et pousse un renâclement en constatant que la route devient de moins en moins praticable pour la barque : trop d’îles, trop d’obstacles.
« Faudrait déjà qu’on le retrouve. Il baisse ses yeux vers la surface de l’eau, et voit une longue plume flotter dessus, Au moins il nous laisse à nouveau une piste.
- Regagnons la barque. Déclare Narra, déjà lasse du chemin à venir. »
Ils reprennent la mer.
La jeune femme repousse la barque du bout de sa pagaie de corail, et ils entament la longue route qui serpente entre les îles.
L’obscurité rend les eaux encore plus troubles. Sous la surface, ils distinguent les veines d’ambre courant dans les fonds marins, révélant l’éclat luminescent des coraux. Pour lutter contre le sommeil, Narra reste concentrée sur l’effort qui tire sur ses épaules et ses triceps.
La brûlure dans tout le haut de son corps la tient éveillée, la nourrissant d’élan et l’empêchant de somnoler. Derrière elle, plus robuste et endurant, Alibi est aussi moins discipliné.
Il pique du nez par intermittence, sombrant dans le sommeil malgré lui. Exténué, le duo maintient son cap jusqu’à ce que les îles se rapprochent au point de rendre les gorges impraticables.
Narra scrute les alentours et, dans le peu de lumière que renvoie l’ambre céleste jusqu’à son Cœur, aperçoit une longue plume claire posée sur une île. Ils s’arriment à une coquille plus stable et s’approchent de buissons de Poudreuses qui poussent là.
Ces agrégats de fibres végétales s’amalgament en formations nuageuses que les habitants de Mer récoltent pour en faire du tissu.
C’est aussi une couche naturelle appréciée, malgré l’odeur rance à laquelle il faut s’accoutumer.
Ce n’est pas le plus reposant des lits, mais cela reste plus confortable que la barque de corail ou le sol nu de la coquille. Constatant la mine fatiguée de son compagnon, Narra tend la main pour qu’il lui donne sa lance.
Le jeune homme comprend immédiatement.
Lorsqu’il finit de se blottir dans le buisson le plus bleu du bosquet, son merci n’est guère plus qu’un souffle que la sentinelle n’a pas besoin d’entendre.
Elle s’assoit au bord de l’eau et scrute les environs, attentive à toute menace éventuelle.
Les flots demeurent calmes.
Seule la barque continue de tanguer, encore prise dans le souvenir du voyage.
Pendant plusieurs minutes, Narra faillit à son devoir de guet et se laisse bercer par le mouvement hypnotique du balancier.
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