La tour-couveuse
Les deux comparses s’approchent de l’entrée de la couveuse. Par les interstices de l’encadrement de la porte, une lumière orangée s’échappe. Les deux jeunes traqueurs échangent un regard complice, mais inquiet. Alibi pousse la porte d’un geste précautionneux et entre dans la tour, sous une lumière irradiante qui les éblouit. Lorsque les yeux de l’homme s’acclimatent à cette lueur éblouissante, il découvre des tas de morceaux d’ambre taillés partout autour de lui. Ils ont chacun une forme relativement similaire malgré leur taille grossière : celle d’un berceau, dans lequel reposent, pour un quart d’entre eux, des œufs de la taille d’un buste d’homme.
Prudemment, Alibi s’avance vers l’escalier qui mène au second étage, ne prêtant que peu d’attention aux traces de pas sur le sol, dans la poussière d’ambre. Narra, qui le suit avec plus de vigilance encore, détaille le tracé des pas et remarque la fraîcheur de la traînée. Quelqu’un s’est précipitamment enfui de la tour.
Elle devait encore être occupée et entretenue lorsque le Grand-Volant a choisi de s’y établir.
Alibi, une main sur le mur, l’autre serrée à son instrument, monte les marches de l’escalier. Il avance en crabe, le nez tourné vers le plafond, prêt à repérer le premier signe de la présence du Volant. Derrière lui, la lance de Narra se tient prête à frapper.
Ils grimpent méticuleusement et silencieusement chaque étage. Plus ils sont proches, plus le souffle fait vibrer les pierres de la tour et les poils des traqueurs.
Enfin, la respiration du Volant est si forte que, même derrière le mur où Alibi se plaque, il se sent entièrement pris dans les effluves de la créature. Il expire silencieusement, d’un long souffle, vidant complètement ses poumons, avant d’amener le bec de l’ocarina à ses lèvres.
Il inspire entre deux expirations du Volant, et souffle doucement dans l’interstice.
Narra écoute attentivement la mélodie.
Lorsque les premières notes s’élèvent et rebondissent dans les couloirs de l’escalier en colimaçon, la traqueuse craint que le Volant ne se réveille d’un bond. Mais elle perçoit encore sa respiration rauque, bien que le son s’éclaircisse. La mélodie d’Alibi est claire et bien interprétée, mais les fins de souffle cahoteuses trahissent l’angoisse du joueur.
Lorsque le sommeil du Grand-Volant devient plus léger encore, et que sa respiration n’est plus qu’un léger sifflement, Alibi d’un pas lent et méthodique se révèle tout en continuant de jouer.
Il découvre alors le Volant lové sur lui-même, ses membres plaqués contre son corps qui couvre l’entièreté d’une pièce de cinq mètres de circonférence. Ses plumes sont basses, mais toutes tendues, comme si elles s’apprêtaient à bondir.
Et ses yeux sont grands ouverts.
Le corps d’Alibi se fige, mais il continue de jouer, affrontant du mieux possible le regard rubis du Volant.
Narra ne voit que le jeune homme, debout devant l’encadrement de la porte et de ce dernier s’échappent les effluves du Volant. Le joueur d’ocarina, le corps transi, ne pense peut-être qu’à fuir, mais soit il ne lui répond pas, soit il n’arrive pas à renoncer à son objectif.
Il n’a pas bougé d’un pouce lorsque le crâne du Volant le percute.
Son dos se plaque contre le mur. Alibi est assommé sur le coup. La tour penche sous le choc de l’attaque du Grand-Volant, qui se redresse en arrachant dans le même temps des pans entiers de l’étage. Derrière la roche qui s’écroule dans un nuage de poussière, les iris dilatées de Narra découvrent le plumage du Volant, qui s’élève et décolle en quelques puissants battements, dispersant la poussière dans les escaliers.
Se couvrant la bouche d’une main, Narra parvient enfin à réagir, et accourt au chevet d’Alibi. Il ne réagit pas et reste assis contre le mur. La jeune femme le secoue d’une main, prête à le gifler pour le faire réagir, mais alors qu’elle lève la main, il se réveille en toussant, prenant une inspiration affreusement lourde et douloureuse.
Ils n’ont pas le temps de s’assurer de son état de santé. Autour d’eux, la roche craque, les marches de l’escalier se fissurent sous leurs corps. Narra passe sa main sous les aisselles d’Alibi et l’aide à dévaler les marches.
Péniblement, le jeune homme se force à aller de plus en plus vite, tant et si bien que Narra sait que s’ils trébuchent, ils tomberont et rouleront dans l’escalier. Autour d’eux, ils entendent les étages s’effondrer les uns sur les autres, envoyant des blocs entiers de roche dévaler les escaliers.
Lorsqu’ils parviennent à sortir de la tour, ils émergent en même temps que la poussière s’échappe de la construction. Narra s’autorise à lâcher son compagnon et crache les résidus qui encrassent sa bouche et sa gorge. D’un revers de la main, elle essuie l’écume qui s’échappe de ses lèvres, et s’éloigne un peu plus de la tour. Alibi, tenant son buste enfoncé, lève les yeux vers la flèche et voit cette dernière se fendre, une moitié d’entre elle penchant du côté droit.
Il pousse Narra à courir plus vite, alors que la tour s’effondre derrière eux, fendant de son poids la coquille la plus proche. L’île se brise et ses morceaux se dispersent dans les airs.
Tandis que le sol sous eux se fissure, Alibi, à genoux, peine à respirer, des larmes roulant sur ses joues. Une douleur lancinante lui envahit la poitrine, lui arrachant de terribles râles.
Son torse comprimé le ramène à un jour de son enfance où, après avoir perdu un entraînement de combat à la lance, il s’était écroulé. Son père était venu à son chevet. Il savait déjà que, même s’il tendait la main, son père ne l’aiderait pas à se relever ; plus étonnant encore, ce dernier avait posé le pied sur son torse, le comprimant davantage contre le sol.
Cet échec fut pour lui d’autant plus bouleversant.
Alibi refoule ses larmes, alors qu’il serre encore plus fort sa poitrine sous ses doigts. Narra, encore sous le choc, se redresse lentement et se traîne pour aider Alibi à se relever.
Elle voit, à seulement quelques centaines de mètres de là, le Grand-Volant se poser sur une branche de l’arbre d’ambre. Il déploie ses ailes en bombant le torse, battant l’air de ses puissants muscles en signe de provocation.
Mais il ne chante toujours pas.
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