C'est mon tour
Narra le regarde faire et malgré la peur qui lui saisit les entrailles, elle se met à espérer.
Une fois qu’Alibi est debout, son souffle est court et douloureux, mais prêt à bouger. La jeune femme prend la parole d’une voix basse :
« C’est mon tour. »
Son compagnon, expirant comme il le peut, jette un regard en biais à Narra. Elle soutient son œillade d’un air courageux, essayant d’instiller en lui la volonté de continuer.
Sans un mot, mais grimaçant, Alibi attrape la lance qui lui est tendue et se met en route en suivant la femme de tête.
Ils arrivent devant un bras d’ambre qui dépasse de la surface de Mer et grimpe jusqu’au ciel. À son sommet, le Volant les attend de pied ferme. Une grande étendue d’eau les sépare de la colonne minérale. Lorsque Narra atteint les berges, elle scrute les alentours sans apercevoir de barque, ni même un moyen de rejoindre la veine d’ambre.
Elle distingue, à la surface de l’eau entourant la veine, une plateforme de coquilles flottantes. À cette distance, il lui est impossible de voir ce qui s’y trouve. Elle imagine qu’il doit s’y trouver quelques pioches pour extraire l’ambre – probablement une exploitation destinée à équiper les couveuses.
Mais, vu l’état de l’une des tours, cette exploitation semble désormais inutile.
Narra estime qu’il y a au moins trois cents mètres à traverser à la nage. Mais même s’ils y parvenaient, le Volant se trouve en hauteur. Comment l’atteindre ?
En contemplant l’oiseau perché, elle remarque qu’il est installé sur un amas de coraux et de fragments de coquilles – un nid de Grand-Volant, probablement.
En observant Alibi, la main sur le torse, peinant à respirer, Narra comprend qu’elle ne peut pas lui demander de venir. Alors qu’elle s’apprête à aborder ce sujet difficile, il lève la main pour l’en empêcher et dit d’une voix basse et cassée :
« Attendons quelques minutes, l’ambre n’est pas encore assez chaud. »
Narra fronce les sourcils et remarque que le jeune homme fixe la surface de l’eau. Sous les flots, elle découvre de nombreuses veines d’ambre qui convergent vers la principale, celle qui grimpe dans les cieux.
Chacune d’elles brille d’un éclat de plus en plus intense. Et l’eau autour des canaux sous-marins commence à se troubler. Peu à peu, des bulles remontent à la surface — mais n’éclatent pas.
Une écume se forme progressivement, dessinant peu à peu des chemins de mousse.
Narra arque un sourcil, observant ce phénomène de densification à la surface. Même à leurs pieds, bordant les berges, l’écume s’épaissit.
Il ne faut que quelques minutes avant que des nuages d’un blanc cassé flottent à la surface. Narra ignore à quoi cela pourrait leur servir, mais elle se laisse fasciner par le phénomène de sublimation.
Alibi lève une jambe et pose un pied dans la mousse. La traqueuse se demande à quoi il joue, mais en le voyant s’enfoncer légèrement dans l’écume, puis se stabiliser à quelques centimètres de profondeur, elle comprend.
Il fait un deuxième pas, puis un troisième, avançant prudemment sur ce chemin naturel formé à la surface de l’eau. Il se tourne vers Narra et lui fait un signe de tête :
« Allez, viens. »
Les deux traqueurs avancent alors, marchant prudemment sur l’écume dense. Autour d’eux, d’autres nuages se forment, tandis que sous les flots, les bras d’ambre continuent de chauffer.
Ils atteignent en quelques minutes la plateforme de coquilles qui entoure la veine d’ambre. La chaleur y est déjà écrasante et ne fera qu’empirer dans les heures à venir. Narra cherche un moyen de grimper, mais ne trouve que de fines encoches à la surface — trop minces pour être praticables et l’ambre est déjà brûlant.
Alibi, lui, fouille les tables et les outils qui jonchent le sol. Il sort des chausses épaisses, recouvertes d’une membrane de protéines et les enfile, tendant une autre paire à sa compagne, qui l’observe sans comprendre ses intentions.
Lorsqu’ils sont tous deux équipés de chaussures de protection, il se tourne vers des piolets posés sur une table, en lance une paire à Narra et en garde une pour lui. Il s’éloigne de quelques pas, considère la hauteur de la veine et, au-dessus, le nid du Grand-Volant.
Il pousse un soupir en se tenant la poitrine, puis déclare :
« Il nous teste. Il acquiesce d’un air las, on peut grimper avec les piolets.
— Tu veux… Narra regarde l’ascension à venir, se rendant compte que les prises sur l’ambre sont très rares… tu veux vraiment qu’on grimpe ?
— Ce n’est pas sans risque. Répond-il en enfilant des gants de la même matière que les chausses, invitant Narra à en faire de même. Mais on a pas le choix. »
Alors qu’elle enfile les gants à son tour, Narra aperçoit au loin des barques approcher. En plissant les yeux, elle reconnaît les coiffes des rameurs et ses yeux s’écarquillent.
Alibi les aperçoit à son tour et grince des dents :
« Les Rame-libres sont de sortie, ils ont flairé le Volant, dit-il en levant les yeux vers le sommet de la veine, avant de regarder la tour effondrée, et les œufs à voler.
— Tu penses qu’ils vont nous attaquer ?
— Ils auraient tort de s’en priver. Deux jeunes Facirs en probation, dont l’un est le fils du Guide ? Encore faudrait-il que mon père me donne assez de valeur pour payer la rançon. Ironise-t-il en fronçant les sourcils. Mais si on grimpe vite, ils nous attraperont pas.
— Et tu peux grimper vite, dans ton état ? S’enquit-elle, essayant de croiser le regard fuyant du jeune homme, qui répond dans un soupir :
— J’ai le choix ? »
Sans un mot de plus, il s’approche de la veine d’ambre et, d’un geste ferme, plante un piolet dans une entaille. Se relevant, il frappe plus haut avec l’autre et commence à grimper, la lance attachée dans son dos.
Narra peste en l’imitant, mais son premier coup dérape et ne fait qu’érafler la surface. Voyant ses difficultés, Alibi, accroché à quatre mètres de hauteur, lui dit :
« Reste près de moi et vise les encoches et prises que les extracteurs ont laissé. »
Narra grogne — il ne lui apprend rien — mais réussit à planter son piolet dans une entaille.
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