Domestiquer la force jusqu'à l'anéantir
Son torse lui fait encore mal, et chaque brasse relance la douleur.
Pourtant, Alibi ne peut décélérer.
Derrière lui, ses poursuivants cherchent un chemin pour le rejoindre en restant au sec. Il saute sur chaque morceau de coquille flottant en espérant qu’il tienne. L’un d’entre eux saute si près du bord d’un îlot trop petit qu’il déséquilibre la structure et bat l’air de ses bras pour se maintenir debout.
Le chef du groupe, sa patte de Volant à la main, est le moins pressé, et analyse tous les faux pas de ses subordonnés pour avancer à son rythme. Il sait que le garçon s’épuisera s’il continue de nager, et s’il remonte à la surface, l’archipel de coquilles mènera forcément à une impasse.
Ils ont le temps, lui ne l’a pas.
Et ce qui devait arriver, arriva. Les épaules brûlantes et tendues, Alibi redresse le nez des eaux et s’accroche à une île avant de se hisser péniblement dessus. Il n’a pas le temps de se remettre, à quelques dizaines de mètres seulement, il voit ses poursuivants accélérer le pas.
Sentant sous ses jambes la fragilité de la coquille, il observe les craquelures derrière la pellicule protéique et suit leur tracé.
Jusqu’à ce qu’il repère un endroit particulièrement fragile.
Il frappe d’un coup sec avec son piolet, crevant la coquille et se précipite pour sauter sur une autre île. Sans perdre de temps et en scrutant le sol sous ses pieds, il poursuit sa course.
Mais il n’y a qu’une petite dizaine de morceaux de coquilles pour lui permettre de fuir, ensuite, Mer reprend ses droits.
Il jette un œil derrière lui au moment où il entend un craquement.
Alibi arrive à voir l’un de ses poursuivants crier alors que l’île se rompt sous son poids, aidé par le coup de piolet. Le jeune homme étire ses lèvres sur un sourire carnassier en frappant à nouveau au sol, ouvrant une brèche qui court d’un côté à l’autre de l’îlot.
Bondissant de coquille en coquille, Alibi arrive par la même manœuvre à faire chuter un traqueur, qui, handicapé par le poids de son équipement, bat plus des bras dans l’eau qu’il n’arrive à nager.
Ils sont contraints d’abandonner leurs armes pour rejoindre les îles alentour, sous le regard dépité du chef qui poursuit sa marche prudente, tandis que son dernier subordonné encore debout et en armes est à deux coquilles de leur proie.
Privé d’option de fuite, Alibi fait volte-face et serre la poignée de son arme de fortune. Il regarde son poursuivant venir à lui.
Le jeune homme étudie la largeur des épaules de l’adulte, le poids que doit faire son armure composée de morceaux de coraux liés les uns aux autres.
Il doit être lourd. À deux, ils doivent représenter une masse importante.
Surtout s’ils se trouvent du même côté.
À la surprise du poursuivant, et alors qu’il se trouve encore à une île de distance, Alibi court dans sa direction et se place tout pile au bord de son propre îlot, brandissant la lame de son piolet d’un air menaçant.
La coquille penche légèrement de son côté.
Dans un cri de guerre imprudent, le poursuivant bondit sur l’île du jeune homme, prêt à l’assommer et le capturer.
Et la coquille déséquilibrée se penche brutalement.
Profitant de son poids et de l’élan que lui donne le mouvement de l’île chancelante, Alibi bondit sur l’autre île avant que la précédente ne se retourne complètement, entraînant dans les flots le dernier subordonné qui avait réussi à rester sec.
Alibi n’est pas le seul à être impressionné par sa performance. Un pas lourd et méthodique fait vibrer le sol de l’île. Le jeune homme, qui voit derrière le chef du groupe huit autres Rame-Libres qui se précipitent dans leur direction, à quelques centaines de mètres plus loin, sait que sa course s’achève.
Le chef s’appuie sur son trophée, en plongeant son regard dans celui du jeune Facir, qui se tient prêt à donner le premier coup.
« Tu te débrouilles comme un homme libre, garçon, un large sourire rend son visage étrangement sympathique malgré les marques qui le lézardent, mais tu fais partie d’un peuple qui va domestiquer ta force jusqu’à l’anéantir. »
Alibi est trop jeune pour tout à fait comprendre ce que veut dire cet homme. Mais il comprend que son peuple est jugé, et ça lui suffit pour rétorquer d’une voix cinglante :
« Mon peuple est bon, il protège les faibles.
— Non. Ton peuple fait de l’élevage d’hommes, comme il fait de l’élevage des Volants, prétendant chercher le plus fort des Grands-Volants pour atteindre un paradis perdu, il ne fait que détruire la beauté de Mer.
— Vous tuez les Volants !
— Nous respectons leur liberté, et ils respectent la nôtre en nous affrontant. Ils nous mangent quand ils gagnent, et nous faisons de même en retour. Homme, Volant, égaux, pas de corruption, pas de domestication. »
Il raffermit sa prise sur son arme, et pointe les quatre serres vers Alibi, annonçant son assaut à venir. Le jeune garçon, voyant bien qu’il ne fera pas le poids, aimerait avoir d’autres choix que de faire face.
Mais il n’en a pas.
Alors il relève la tête, essaye de ravaler les larmes qui montent malgré lui et tend son piolet d’un air défiant.
À deux îles de distance, les huit Rame-Libres approchent.
Alibi préfère que ça se termine ici, que de coûter une rançon à son père.
Ce qui fait rouler les larmes sur ses joues, c’est le doute que ce dernier la paye pour lui.
Mais au loin, derrière le bras d’ambre qui s’illumine, une forme massive jaillit des eaux.

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